La Liffey en bateau gonflable

Sur cette vidéo, on pourrait croire que j’ai cherché à faire de la publicité pour la marque Adidas. Point du tout, je n’avais pas conscience de filmer cette marque, car je n’avais pas conscience de porter des souliers de cette marque (ils ont été achetés au marché de contrebande de Shanghai, et puent tellement fort que je ne les porte que pour aller dans l’eau). De plus, quand on est sur un bateau gonflable, porté par un courant – fût-il doux -, on ne maîtrise pas grand chose de ce que l’on filme et photographie.

Je regrette d’avoir si peu filmé et si peu photographié, d’ailleurs. Il plut à plusieurs reprises et je dus, la plupart du temps, ranger mon appareil photo dans mon sac, ainsi que mon téléphone portable. Ces quelques images mises bout à bout ne sont donc qu’une sorte d’archive brute, assez peu intéressante pour elle-même, mais qui pourra avoir son importance lorsqu’il faudra se souvenir de la section Kilcullen-Newbridge sur la Liffey.

Je suis allé en voiture à Newbridge, ai trouvé une Guesthouse/piscine/centre-de-loisir près de la rivière, où je pris une chambre pour la nuit : The Gables (50 euros la nuit). Le lendemain, je laissais la voiture sur le parking de la guesthouse, pris mon sac à dos, dans lequel j’avais rangé mon bateau plié, et fis du stop jusqu’à Kilcullen, qui se trouvait à une quinzaine de kilomètres de là. Un militaire me prit et me parla du Congo, de l’Allemagne et du café français qu’il trouvait trop petit et trop fort. Il était irlandais mais il servait dans l’armée anglaise, je crois que cela vaut la peine d’être rapporté. A Kilcullen, je gonflais mon bateau près de l’eau, à l’écart du village, changeais de vêtements et me lançai dans le grand bain inconnu de ce fleuve mystérieux.

J’ai le projet de descendre la Liffey avec mon ami photographe Nicolas. Nous projetons de tirer de ce voyage un petit livre « texte et image ». Mais le pauvre Nicolas vient de mettre au monde, avec l’aide de Derval, un petit garçon, et n’a pas vraiment de temps pour cela en ce moment. Mes petites expériences et ces images peuvent, dès lors, servir de matériaux préparatoires en vue d’un récit de voyage à venir, comme une sorte de repérage.

Souvent, je rageais de ne pas avoir mon appareil photo sous la main car des vues s’offraient à moi, magnifiques et éphémères. Sur un courant d’eau, tout est éphémère car on ne peut guère stopper son propre mouvement.

Les oiseaux par exemple. Je frissonne encore d’émotion devant le spectacle des hérons que j’ai vus sur la Liffey. Debout sur leurs longues pattes, ils attendent que vous soyiez à une trentaine de mètres pour prendre leur envol, et ils le font noblement, lentement, en suivant systématiquement le sens du courant, si bien que le navigateur a le temps de les contempler à son aise, mais jamais celui d’aller chercher son appareil photo, caché dans les replis des sacs.

Et je ne parle pas des cygnes, dont je sais la hargne et le pouvoir de nuisance. J’ai eu peur d’eux quand j’ai dû passer près d’eux : s’ils avaient voulu m’interdire le passage, ou m’attaquer, je sais qu’ils auraient pu me faire au moins autant de mal que j’aurais pu leur en faire. Muni de mes seules pagaies en plastique comme armes défensives, et incapable d’accoster à cause des arbres et de la végétation, dans un endroit où l’eau était assez profonde, ils auraient pu crever mon bateau et me fatiguer au point de m’achever bel et bien. Je me suis donc fait tout petit et suis passé le plus rapidement possible en regardant ailleurs.

Arrivé à Newbridge, j’étais trempé et passablement frigorifié. Les bras quelque peu tétanisés, dû à l’effort dont on ne voit rien sur la vidéo, et pour cause. Mais j’étais tellement heureux que le froid même, les courbatures et les petits bobos m’étaient eux aussi motifs de joie. Je me suis récompensé dans un pub du centre ville, en sirotant une Guinness crèmeuse et en me délectant d’une viande en sauce.

Nankin en douce, les livres

Dans la suite des projets de livres qui traversent mon imagination, j’en ai vu arriver un qui m’a paru grandiose. Un récit croisé de la vie à Nankin (Chine) aujourd’hui et des débuts de la république chinoise, à Nankin eux aussi. Pour le dire autrement, et pour pasticher l’auteur dont je parle dans le billet précédent, je présenterais les choses ainsi :

Le projet vaste et confus d’écrire l’histoire de la république chinoise du point de vue du lac des Nuages Pourpres, ou pour le dire autrement, ce qui reviendrait au même sous l’angle de la confusion et de l’amplitude, de parler du lac des Nuages Pourpres du point de vue présumé du père de la république Dr. Sun Yat Sen.

Cela fait plusieurs fois que des idées de livres, basés sur mes écrits bloguesques et sur ce que je n’avais pas encore écrit, m’apparaissent comme des épiphanies. Une fois, j’avais inventé un plan digne de James Joyce extrêmement ambitieux et, avec le recul, assez faisable pour quelqu’un qui n’aurait pas trop de problème de concentration. Chaque chapitre était construit autour d’une femme, un quartier de la ville, une couleur, un art, etc., ainsi que Joyce l’a fait  pour les chapitres de Ulysses. J’en fis aussitôt la critique.

Un peu plus tard, je songeai à une structure hiératique qui n’aurait consisté qu’en des noms de femmes. Chaque chapitre eût été sous la domination tonale et affective d’une femme, ce qui était fidèle à l’impression laissée en moi par la ville de Nankin. Féminine, sensuelle, intellectuelle, inspirante, nourrissante, douce au contact, Nankin garde dans ma mémoire cette image de femme peu fardée mais qui sait marcher avec élégance.

Or je ne sais pas quelle lecture m’a donné l’envie de faire un autre livre. Soit La Clôture dont je viens de pasticher le début, soit un livre de Lacarrière, soit le dernier Blas de Roblès, soit encore Julien Gracq dont je feuillette inlassablement le tome 2 de ses oeuvres en Pléiade. Je le ressens ainsi, l’une de ces quatre lectures, ou la méditation de l’une de ces lectures, dans le jardin de Tullyquilly, m’a présentée comme une évidence ce nouveau projet.

Nankin étant devenue la capitale de la Chine républicaine, elle regorge de lieux très significatifs pour l’histoire de la Chine. Surtout pour cette période trouble qui s’étend de la chute de l’Empire (1911) à la proclamation de la république populaire (1949). N’oublions pas que c’est parce que Nankin était la capitale du pays (pour la sixième fois de son histoire) que les Japonais se sont livrés à leur fameux massacre, en 1937. D’ailleurs, pour revenir à la notion de féminité, ne dit-on pas en anglais The rape of Nanjing pour désigner ce massacre ?

Quelques lieux fondamentaux de cette période auraient articulé le récit :

Le Palais du Président, où les souvenirs de Sun Yat-Sen sont poignants. Petit bureau charmant, modeste, avec vue sur un mur blanc : métaphore presque trop belle pour être vraie de la véritable puissance qu’avait alors le président. Son action se heurtait à un mur, ainsi que sa perception du pays. Tout lui échappait, et la Chine était en folie pure. Albert Londres le dira, dix ans plus tard, ce pays est si incompréhensible que c’en est hilarant : « aller en Chine, dit-il en substance, c’est comme manger du haschich », car il est impossible de rien comprendre. Tous les régimes cohabitent, la république et son président, mais aussi un empereur, ainsi que des seigneur locaux. Bref c’est l’anarchie, et c’est dans cet affaiblissement de l’unité nationale que les Ouïghours et les Tibétains prennent leur distance avec le pouvoir central. Les Ouïghours déclarent l’indépendance du Turkestan oriental, et les Tibétains ne déclarent rien du tout car ils sont plus ou moins autonomes de toute façon.

C’était un de mes endroits préférés de Nankin. J’y allais souvent. C’est ici, dans les beaux jardins du Palais du Président, que j’ai emmené Mimique et Xu Ning Shu, pour faire des vidéos sur les hommes et les femmes. Et aussi sur l’eau et les pierres.

Le Mémorial Zhongshan Ling, que je n’ai jamais beaucoup aimé, mais qui est un must touristique pour les visiteurs chinois. C’est là que repose Sun Yat-Sen et c’est là qu’on vient se souvenir de lui, tout en haut d’un des sommets des montagnes Pourpres et Or, à l’ouest de la ville.

J’y suis allé avec des écrivains dont le hasard fait que c’était des écrivains que j’apprécie tout particulièrement : Pierrette Fleutiaux, Philippe Forest et Bi Feyu. Cela nous ramènerait à la rencontre ratée des écrivains franco-chinois : un événement d’envergure où un nombre impressionnant d’écrivains français et chinois ont pu se voir et échanger à l’alliance française, grâce à l’entregent et le dynamisme de Myriam, la directrice de l’époque. L’événement culturel était réussi mis la rencontre, en tant que rencontre, était ratée. 

La littérature étant à l’honneur, ce chapitre parlera du poète Zhu Zhu et l’aubergine, ainsi que du passage chez ce même poète avec Petite Biche, lorsque nous pédalions en amoureux en direction du temple bouddhique de Qi Xia Shan.

Le Lac des Nuages Pourpres, qui est vraiment un des centres les plus intenses de ma vie à Nankin. Un centre à l’extérieur de la ville, mais un centre quand même. Si je pouvais je n’écrirais que sur cela. Le lac de mes amours, de mes découvertes, de mes émerveillements. Mon paradis caché, ma passion territorial. Le cri des gens qu’on y entend. Le lieu sur lequel j’ai essayé mainte fois d’écrire, cherchant les mots pour dire l’émotion que j’y trouvais.

Avant d’être un lac où l’on se baigne, c’était un réservoir creusé dans les années 1930 pour approvisionner d’eau la ville. C’est donc un lieu républicain par excellence, c’est-à-dire fait par des techniciens et pour le bien commun. Il faudrait mettre cela en rapport aux autres projets d’ingéniérie qui avaient lieu à l’époque, comme les canaux, les irrigations, les ponts, tout ce que Pierre-Etienne Will étudie au collège de France ces temps-ci.

Le musée du massacre de Nankin. Je n’ai presque rien écrit sur ce musée, tellement je n’avais rien à en dire de plus que ce que tout le monde en sait. J’avais tort, car personne ne sait rien de ce musée, hormis les gens qui viennent à Nankin.

1937, les Japonais décident de mettre la Chine à genoux. Massacre sans précédent dans la « capitale du sud », abandonnée par les autorités au pouvoir, qui sont allés se réfugier à Chongqing dans le sud du pays.

Le livre pourrait se terminer par cet événement, car pour être honnête, je ne connais pas bien le quartier où le musée est situé. C’est un quartier où il n’y a pas grand chose, ni à voir ni à faire. Des quatre lieux symboliques de cette période de l’histoire, c’est le seul qu’il me serait nécessaire de revoir, et d’investir personnellement, par des promenades, des rencontres et des aventures.

En y pensant un peu, je suis certain qu’on trouverait de nombreux autres témoins de la période républicaine, dans la musique, les bâtiments comme ceux des concessions étrangères, des éléments d’urbanisme comme le fameux croisement de Xinjiekou, créé vers 1919 je crois, et toujours considéré aujourd’hui comme un centre vital de la vie économique de la ville.

Bref, il y aurait mille choses à dire et à tisser dans ce beau récit un peu moite, un peu mélancolique, et qui pourrait soutenir une réflexion sur la difficile démocratisation d’un pays comme la Chine.

Une promenade avec Jean Rolin

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Le rendez-vous était donné place Stalingrad, entre le bassin de la Villette et la rotonde de Ledoux. Sur le répondeur de Huang Bei, Jean Rolin avait répété bien distinctement : « Le-doux, la rotonde de Ledoux », comme si le nom de l’architecte était une meilleure garantie pour trouver l’endroit que, disons, une station de métro ou le nom d’un bistrot. Huang Bei était en retard, alors nous l’avons rejointe plus loin sur le chemin, à la station Corentin-Cariou, en longeant le canal de l’Ourcq.

Je profitais de la situation, avouons-le tout de suite. Huang Bei avait fait visiter Shanghai à l’écrivain, alors il lui avait promis qu’en échange, il lui ferait découvrir des coins de Paris qu’elle ne connaissait pas. Il choisit de l’emmener vers le boulevard Ney, le périph’ extérieur, les outskirts de Pantin, les friches industrielles du 19ème arrondissement, que sais-je ? tout le théâtre des opérations qui ont donné naissance à son fabuleux livre de 2002, La Clôture. Je n’ai jamais fait mystère qu’à mes yeux, La Clôture était le grand chef d’oeuvre de Jean Rolin.

Dans sa grande gentillesse, Huang Bei a demandé à Rolin s’il était possible d’attendre ma venue à Paris pour effectuer cette promenade. Il n’y a pas vu d’inconvénient, et c’est ainsi que j’ai eu le plaisir de flâner avec l’écrivain que je considère comme le meilleur de langue française. Comme, en outre, son écriture s’inscrit dans des territoires, des itinéraires, des interactions entre les lieux et les hommes, se promener avec Jean Rolin est beaucoup plus significatif que de dîner avec lui, l’écouter donner une conférence ou le croiser lors d’un vernissage. Marcher avec lui, après l’avoir lu, c’est appréhender son oeuvre par les pieds, par un rythme corporel spécifique.

Les paysages urbains ont beaucoup changé depuis 2002, date de publication de La Clôture. La Tour Daewoo n’est plus qu’une tour toute nue, des terrains vagues sont devenus des lieux habitables, et certaines friches sont devenus des chantiers de construction. Surtout, la rue de la Clôture est méconnaissable : il y a bien encore quelques camionettes de prostituées, mais plus personne n’habite dans les piles du pont. Disparus les hurluberlus plus ou moins mythos, plus ou moins clodos, qui s’organisaient une vie mi-légendaire, mi-précaire. Même et surtout Gérard Cerbère n’est plus là, lui qui règnait sur sa pile comme « Mao dans sa grotte de Yenan, en moins grandiose, certes – on n’imagine pas André Malraux s’entretenir avec Gérard Cerbère -, mais en plus rigolo. » (La Clôture, p.66).

Nous avons suivi plusieurs types de chaussées : rues, boulevards (donc trottoirs), mais aussi quais, chemin de halage, voie ferrée désaffectée, et chemins de terre dans les lieux les moins autorisés. Nous sommes passés sous et sur des ponts et avons terminé, comme par enchantement, au parc de la Villette. « Comme par enchantement » car avant de voir apparaître le parc, nous tentions de nous désembourber d’un terrain vague en pente raide ; puis nous tombâmes, presque par hasard, sur un quai où des gens – des Allemands, peut-être – marchaient avec un guide touristique à la main. Nous avions chuté en pleine civilisation touristique, alors que nous évoluions dans un no man’s land désaffilié.

Dans mon souvenir, le grand intérêt de cette balade fut de nous avoir fait entrer dans des mondes très dissemblables, très éloignés les uns des autres, en très peu de temps. Des abords bobos du bassin de la Villette, à l’ambiance populaire de Pantin, à la vie marinière des péniches et des docks, à l’environnement « sans papiers » des confins de Paris, jusqu’à l’atmosphère familiale du parc de la Villette en passant par les squatts tagués et les petits coins cachés où les SDF se reposent et cuvent. Paris se rénovent, c’est entendu, mais il y a encore bien des zones inquiétantes, où vivent des individus dont on se demande comment ils perçoivent la vie et la marche des nations.

Huang Bei posait, comme elle en a l’habitude, des questions nombreuses, pertinentes et auxquelles il était difficile de répondre. Elle prit aussi des photos, et fit preuve de son éternel enthousiasme pour Paris. Nous retrouvâmes Ludovic près de la cité de la musique et déjeunâmes d’un poisson.

Voyager allongé

 

Le bateau gonflable est le meilleur, et peut-être le seul, moyen de voyager allongé.

 

Je me cale au fond du bateau, entre mon sac que j’entoure de mes jambes, et le bord arrière. Les pieds en l’air, je suis dans la position idéale pour voir le monde en contreplongée, surtout les arbres et les oiseaux. Sur les rapides, je pousse sur mes jambes et me dresse pour ne pas trouer le fond du bateau sur les pierres. 

 

C’est une position qui me plaît et qui me convient, mais dont je voudrais ne pas abuser. Etre allongé dans le lit d’Anna Livia et et se souvenir de ce vers de Clément Marot : 

 

Il n’est que d’être bien couché

 

Je compte aussi écrire sur la toile du bateau, au feutre indélébile, des poèmes et des textes, pour avoir toujours à portée de regard des choses à méditer. J’y mettrai des écrits des grands Anglais, surtout les Romantiques qui n’aimaient rien tant que dormir à la belle étoile. Je pourrai y mettre aussi, si j’ai la place, le chapitre de Finnegan’s Wake consacré à la Liffey, personnalisée en Anna Livia Plurabelle. 

 

J’ai dès lors peut-être trouvé le moyen de satisfaire mon désir d’aventure en ménageant mon irrépressible paresse. J’ai, en effet, une terrible inclination à agir au lit, que ce soit pour lire, écrire ou faire la conversation. (Les Anglais ont un même mot pour désigner la conversation et l’acte sexuel : intercourse. En toute rigueur, il faudrait dire sexual intercourse pour le distinguer d’un échange tout simple de paroles, mais le terme est tellement connoté que si l’on dit qu’on a eu un intercourse avec la dame des impôts, on est sûr de provoquer le rire. C’est idiot, d’ailleurs, car les dames des impôts ont autant le droit que les autres d’avoir des sexual intercourses.)

 

Voyager allongé, c’est le comble de l’aventure précaire. C’est l’aventure pour les explorateurs fatigués, sans grande ambition, et qui peuvent affronter la pluie à condition qu’ils puissent dormir, bercés par le son du vent dans les branches, et par les remous du courant.

 

Enfin, c’est le voyage au ras du sol, au ras de l’eau, au plus près du miroitement du monde. Si cela n’est pas suffisant pour établir la supériorité du voyage allongé sur les autres façons de voyager, alors je ne sais pas ce qui le sera jamais.

Aventures en bateau gonflable

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J’ai la passion des rivières, des fleuves et des ruisseaux. J’aime aussi les lacs, mais moins, et les canaux encore un peu moins. Et la mer franchement moins. Entre un paysage de mer et un paysage de rivière, mon coeur ne balance pas une seconde.

Quand mes parents habitaient à Saint-Quentin Fallavier, et quand je rentrais chez eux le week-end, je promenais le chien Bachus, le long de la Bourbe, sur des kilomètres. Je rêvais de construire un radeau et de me laisser dériver. Je lisais Anatole France en engueulant le chien qui se secouait près de mon livre, après avoir nagé dans l’eau verte de la rivière isèroise.

Quand j’écrivais sur le fleuve Liffey, je rêvais de pouvoir naviguer sur son cours, extrêmement frustré d’en voir l’accès interdit par les propriétés privées innombrables. C’est ainsi que, récemment, mon ami Israël me donna l’idée d’acheter un bateau gonflable.

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Les avantages du bateau gonflable sont nombreux, et presque plus importants que ses inconvénients. Parmi ses avantages, citons le fait qu’il ne requiert que peu de technique, peu de courage, peu de force physique. Il n’est pas très cher et il rappelle au sage précaire ses vacances en famille, dans un camping de Collioure.

J’ai fait quelques tentatives de mouillage sur la rivière Bann, en Irlande du nord. La Bann part, si je ne m’abuse, des montagnes Mourne et se jette dans le grand lac qui se trouve à l’ouest de Belfast. Alinne et Israël m’accompagnèrent dans une de ces aventures, permettant à deux d’entre nous de naviguer pendant que le ou la troisième conduisait la voiture du point de départ au point d’arrivée, nommément l’aire de Katesbridge et le pont dit Poland bridge, 5 kilomètres en aval.

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Quand ma mère m’a rendu visite, avec une amie, dans ma chaumière de Tullyquilly, je l’ai aussi mise à contribution pour qu’elle me permette d’explorer une autre section de la rivière Bann. Entre 5 et 10 kilomètres, là aussi, mais en amont de Katesbridge.

Mon excitation était à son comble lors de ma première descente. Je comparais le plaisir de la navigation à celui de faire l’amour enfin, après l’avoir longtemps fantasmé. Non que j’eus un orgasme, ni la moindre réaction érectile, Dieu m’en préserve, sur mon bateau en caoutchouc, mais la nature de mon plaisir était de l’ordre d’une satisfaction insuffisante si elle avait dû en rester là. De même que le jeune homme traverse son premier acte sexuel dans un état d’incrédulité, et a besoin de recommencer pour y croire, de même, j’étais à la fois heureux de ma descente de rivière, mais anxieux de recommencer aussi tôt que possible, et avec d’autres rivières, et que cela dure plus longtemps, et que ce soit plus fièvreux. Les dangers potentiels ne m’effrayaient pas, j’étais possédé par le démon du bateau gonflable.

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Je suis conscient d’être un peu ridicule, mais mon émerveillement devant le scintillement de l’eau, les nuages, le mouvement gracieux des choses, les envols d’oiseaux devant moi, mon émerveillement était sans fin.

C’est dit, je vais devenir l’aventurier des bateaux gonflables, et je vais concevoir des voyages aberrants. La liffey, bien sûr, car je la désire depuis trop longtemps, mais je ne m’arrêterai pas là. Je commence à imaginer des traversées d’Irlande, des inventions à la Jules Verne et des récits de voyage éblouis.