CV France (1)

Ci-dessous la suite des aventures de mon père racontées par lui-même. On se souvient de ses aventures de jeune homme en Afrique, le voilà de retour en France, père de famille, en recherche d’emploi.

Pour lire l’ensemble de ses textes, mis en ligne sur ce blog, cliquer sur la catégorie qui porte son nom : Yves Thouroude.

 

Il y a quelque temps déjà, j’avais entrepris d’écrire mon Curriculum Vitae.

Je l’ai commencé et me suis arrêté en route, la partie Africaine de ma vie tellement riche en sensations et émotions ayant mis sous l’éteignoir, les trente années suivantes.

Et pourtant il s’en est passé des choses !

Avant que la Grande Faucheuses n’ait retrouvé définitivement ma trace et que mes neurones n’aient la danse Saint Guy, je m’attelle à vous conter la suite…

Retour en France en l’année de grâce 1970, qui vit la naissance de J.B et la mort du général.

A cette époque les offres d’emploi ne manquaient pas dans la région parisienne.

Premier employeur :

« EUROPE RESIDENCE »

Activité : Vente de maisons particulières

Je restai très peu de temps dans cette société. J’en ai un souvenir très flou. La seule certitude que j’aie c’est que je n’ai jamais vendu de maison.

Deuxième employeur :

« GALERIE FIDELIS »

Activité : Reproduction de tableaux et toiles de maîtres.

Ces reproductions étaient soi-disant réalisées par des étudiants des beaux-arts, à partir de lithographies sélectionnées, les encadreurs étant des professionnels reconnus et bla bla et bla bla bla….

Je n’ai jamais pu visiter ces ateliers. Existaient-ils vraiment ?

FIDELIS avait créé sa propre école de vente. J’y ai appris les techniques modernes de vente qui m’ont permis de réaliser des affaires non négligeables.

Grâce à cette méthode il suffisait de suivre scrupuleusement les arguments enseignés pour devenir un bon vendeur. Preuve en est : le dénommé Cordier ex-apprenti boucher et meilleur élément de la Société!

Et me voilà promu : CONSEILLER EN DECORATION ! (pas peu fier!)

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Après quelques mois d’activité en Seine et Marne, la Société ayant décidé de s’agrandir , me proposa » d’exercer mes talents « dans la région Lyonnaise. Cette proposition-promotion me convint immédiatement car elle me permettait de découvrir d’autres lieux et de travailler à ma guise, juste un contact hebdomadaire avec le chef de secteur, monsieur Parisien, le comble pour un Lyonnais !
Et c’est ainsi que madame et monsieur Thouroude et leurs trois garçons  quittérent une nouvelle fois leurs pénates par un petit matin blême et pluvieux de novembre .
Quitter la capitale de la France pour la capitale des Gaules le jour même où le Général presqu’éponyme décédait , me semblait un signe favorable du destin et augurait d’un avenir radieux !
Quelques jours plus tard , Hara Kiri affichait à la une :  » Bal tragique à Colombey , 1 mort  » . cet article blasphématoire  ? (déjà) fit scandale et cela ne faisait pas rire les premiéres personnes que je rencontrai à Lyon . Il faut se souvenir que peu de temps auparavant , un drame atroce s’était produit dans l’incendie d’un dancing ,  faisant de nombreuses victimes . Cela s’était passé non loin d »ici .
Alors , effectivement , a-t-on le droit de rire de tout , quelque soient les circonstances ? On pourrait en débattre à l’infini .
Bon , me direz vous , vous me la baillez belle , mais quel rapport avec le curriculum vitae ?
Aucun , vous répondrais je . Encore que …On me l’avait certainement enseigné , mais cet épisode m’a confirmé que si l’on veut réussir dans la vente , il faut éviter de parler de ses propres opinions , politiques , morales , religieuses ou autres ..
L’activité me plaisait bien , les clients accueuillants et souvent cultivés , ce qui m’obligeait à approfondir mes connaisances dans le domaine artistique et ce n’était pas du luxe ! De plus mon secteur était sans doute le plus agréable du grand Lyon , qu’il s’agisse de Ste Foy les Lyon , Tassin la demi lune ou Ecully avec leurs immeubles modernes et luxueux voisinant harmonieusement avec les anciens bâtiments religieux et les grands espaces verts . Depuis cet endroit situé en altitude , la vue sur la ville était imprenable , avec la colline sacrée de Fourviére vers le nord , les rives du Rhône jusqu’au confluent avec la Sâone vers le sud  et le tout nouveau centre de la Part-Dieu vers l’est et beaucoup plus loin la plaine de l’Ain . A cette époque , début   décembre , c’était la fête des lumiéres . En rentrant à la maison , le soir , je ne me lassais pas du spectacle merveilleux que m’offrait l’illumination de la ville  , surtout si j’avais vendu un Vermeer , ou « la ronde de nuit  » de Rembrandt , le tableau le plus cher de la collection !!
Tout était pour le mieux , la nostalgie de l Afrique commençait à s ‘estomper .
                                                                                                 
Je ne me souviens pas pourquoi et quand j’ai quitté Fidelis , à moins que ce soit Fidelis qui ne m’ait quitté !!
En tout cas quelques mois aprés être devenu Lyonnais , je suis intrigué par une annonce parue dans le « Progrés « . Il s’agit en substance d’une société suisse  oeuvrant dans le domaine informatique et promettant  , pour son agence Rhône Alpes , des revenus élevés à des vendeurs compétents
Ma candidature retenue , nous sommes une dizaine à attendre dans un grand salon du Sofitel , quai Gailleton un des meilleurs hôtels de Lyon, l’arrivée du pdg qui nous a convoqués en cet endroit luxueux ! Je vois arriver sur le parking une magnifique Jaguar bleu ciel dont le ronronnement caractéristique enchante mon ouïe !
S’ en extrait un homme plutôt grand ,  la cinquantaine élégante , tempes grisonnante et fine moustache , ressemblant quelque peu à James  Bond , le vrai , le premier , je veux parler bien sûr de  Sean Connery !
Son costume assorti à la Jaguar et son allure générale me font penser à un milord bien qu’il soit helvéte et fier de l’être !! Je trouvai quand même que son accent trainant faisait tâche dans le décor. Mais , bon , on ne peut pas être parfait .
Il nous présente sa société , l’historique , l’implantation , les objectifs , les ambitions etc ect  , à grand renfort de statistiques , de chiffres d’ affaire , de marges ,de revenus exponentiels des représentants , de
revues de presse et autres supports .
Aprés nous avoir offert un déjeuner spartiate , accompagné de son directeur des ventes pour la France , il nous invite à visiter les bureaux qu’il vient d ‘acquérir à 2 pas de l’hôtel , au 4 place Gailleton .
Me voici donc embauché par mon troisiéme employeur :
                               INFORMATIQUE ET GESTION
                              Activité : Formation programmeurs et analystes
P.s  : Malgré de nombreux efforts de mémoire , impossible de me souvenir de son nom !  Pourtant , la suite  du récit , peu banale , vous convaincra , je pense , que je n’aurais pas dû l’oublier !
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Oui, vraiment, les bureaux d’Informatique et Gestion avaient fiére allure. Ils occupaient le premier étage d’un immeuble ancien situé sur une petite place tranquille au bord du Rhône. Les glou glou de la fontaine entourant la statue débonnaire du docteur Gailleton, donnaient à ce lieu citadin un petit air bucolique.
En dehors du bureu directorial équipé comme il se doit d’un bureau ovale,  d’un immense fauteil noir à roulettes et de l’équipement de bureau dernier cri , la quasi  totalité des volumes était occupée par une grande piéce . C’était le saint des saints . 3 tables en forme de U supportaient une dizaine d’ordinateurs rutilants neufs avec leur armada de fils et de trucs qui clignotent .. A l’avant , une estrade équipée d’un écran, un appareil de projection de diapositives , un paper board . Lorsqu’ on entrait dans cette piéce , on avait tendance à envier les gens qui allaient avoir la chance , prochainement, de recevoir la formation haut de gamme que promettait la pub !
C’était vraiment le top.
A l’issue de cette visite-cérémonie, et après entretien individuel avec le directeur des ventes , je signai mon contrat d’embauche . et devins « délégué régional « , ce qui ne veut rien dire , mais qui en jette !  On me confia le secteur Ain , Jura , Haute Savoie. Petit fixe , mais commisions importantes, frais de déplacement. Mon rôle consistait à recruter des éléves pour le premier stage de formation qui débutait en octobre. Toute la région Rhône Alpes était inondée de publicité sous forme de coupons réponses dans les quotidiens et les gratuits ( même système qu’utilisait mon employeur précédent ) , je ne contactais donc que des gens intéressés a priori. Je leur apportais une brochure explicative sur la formation et les débouchés professionnels qu’elle apportait. Lorsque le prospect semblait bien avoir mordu à l’ hameçon, je le ferrais en lui proposant de visiter nos bureaux… En général , la visite se terminait par la signature du bon de commande!
Je garde  de cette période initiale de mon nouveau « job » un excellent souvenir : les affaires marchaient bien et moi qui connaissais mieux l’Afrique occidentale que la France, je découvrais chaque jour un lieu nouveau avec ses particularités au niveau géographique , humain , culinaire  sans oublier la flore  la faune et les accents des indigénes selon les régions ! Pour rigoler, j’enfilais un peu le costume de l’ethnologue Africain envoyé en mission en France…
C’était en 1972 ou peut-être en 1973 , en tout cas ce fut un bel été. Entre 2 clients, j’arpentais des sentiers forestiers dans le Jura ou marchais autour des étangs dans les dombes de la plaine de l’Ain . Je me laissais aller à l’observation et la contemplation de la nature. J’ai le souvenir précis de m’être arrêté au col de la Faucille une nuit de pleine lune. Pas de voitures à l’horizon, aucun bruit parasite , juste quelques aboiements lointains dans la vallée  et les hululements des oiseaux de nuit. Un véritable enchantement…
Par un étonnant transfert, je me retrouve dans la brousse Africaine et n’ai plus du tout envie de rejoindre l’hôtel vers lequel je me dirigeais. Légérement en contrebas , une petite clairiére me tend les bras. Je me prépare un lit douillet avec des brassées de fougéres et m’installe tant bien que mal pour la nuit. Soirée féérique mais petit matin un peu frisquet ! Depuis ce jour , j’aurai toujours dans la voiture mon vieux duvet, un jerrycan d’eau et quelques conserves, car ce besoin de coucher dans la nature me reprendra souvent, et bien que ça ne fasse pas trés sérieux, je répondrai toujours favorablement à cet appel.
L’été laissa sa place à l’automne. Etait venu le temps des choses sérieuses, je veux parler du stage de formation  qui débutait le lundi . L’avant veille , je passe au bureau pour faire mon rapport hebdomadaire .
Et là : surprise et stupéfaction !!!
Personne : ni secrétaire  ni patron , mais surtout aucun meuble ni ordinateur . Rien ! Le vide absolu , on aurait pu penser qu’Attila était passé par là ! Totalement abasourdi , je n’en crois pas mes yeux…
Je pense bien sûr , avec un peu d’angoisse ,à mon avenir devenu incertain , mais aussi à mes clients… Afin de leur éviter un déplacement devenu inutile , je leur téléphone pour leur exposer les faits , opération délicate comme vous pouvez vous en douter ! Cette démarche difficile me mettait en accord avec ma conscience , et me permit de bénéficier de circonstances atténuantes auprés de la police judiciaire où j’étais convoqué  » pour affaire me concernant  » !
L’officier et son adjoint le grand et le petit , le méchant et le gentil , me bombardèrent de questions insidieuses auxquelles je ne comprenais rien . Assez rapidement cependant , ma bonne foi fut reconnue et mon accusation pour complicité d’escroquerie levée .
J’appris que le Suisse à la Jag , dont je n’ai toujours pas retrouvé le nom , était un escroc international recherché par Interpol. Sentant que le marché informatique qui en était à ses balbutiements , allait exploser, il avait monté plusieurs affaires du même style dans toute l’Europe. Le directeur des ventes et un collègue furent emprisonnés et moi , je l’avais échappé belle !
Dans cette histoire , on me fit remarquer , et on avait raison , que j’ avais fait preuve   d’une grande crédulité !
Et je me jurai comme dans la fable qu’on ne m’y reprendrait plus !
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Echaudé par cette aventure digne d’un roman policier série B , et qui aurait pu me mener tout droit dans les geôles de la Répulique , je résolus de prendre quelques précautions vis à vis de mon prochain employeur . Je recherchai donc une société connue et réputée , ayant pignon sur rue et sécurisante , ( je pensais surtout à ma famille qui venait en plus de s’agrandir d’un 4éme garçon appelé guillaume ) . > C’est que ça a de l’appétit ces lascars et même si le dernier est allaité , il faut quand même bien nourrir la maman ! > > Comme je l’ai déja mentionné , l’époque était encore propice à l’emploi . > Cependant le premier choc pétrolier s’annonçait et l’avenir commençait à s’assombrir . Un malheur n’arrivant jamais seul , Giscard d’Estaing allait devenir président de la République et Fernand Reynaud , le célébre comique , allait trouver la mort en percutant à vive allure le mur d’un cimetiére !
RONEO et Cie , société spécialisée en matériel de bureau , mondialement connue , avait son siége dans les beaux quartiers de Paris , avenue Friedland , je crois . Son cheval de bataille était la  » roneo  » , l’un des premiers appareils à reproduire des textes , si ce n’est le premier et il avait une telle réputation que le verbe « ronéotyper  » est passé dans le langage courant et même entré dans le dictionnaire !!
Ainsi cela permet aux gens qui s’ennuient pendant les rudes soirées d’hiver , de le décliner en famille . Moi , celui
que je préfére , c’est l’imparfait du subjonctif . Cela doit donner quelque chose comme : que nous ronéotypissions ! Elégant non ?
Oui , de toute évidence , j’avais tiré le bon numero !
Contrairement à mes emplois précédents , j’avais une rémunération fixe , des horaires à respecter et un tout petit secteur délimité au nord par l’hôtel de ville , au sud par la place Bellecour , avec la Saône et le Rhône à babord et à tribord . Les bureaux se trouvaient rue Confort , au milieu de ce quadrilatére .
Mon travail consistait à visiter une dizaine de clients , ( banques , siéges d’entreprises , agences de voyage etc. ) , pour les inciter à renouveler leur mobilier de bureau et leur présenter les nouveautés . Rien de trés enthousiasmant je vous l’accorde .
Ayant peu de distance à parcourir , et n’ayant plus de voiture suite aux problémes liés à l’épisode précédent , je me déplaçais à pied .
Plusieurs kilométres chaque jour , ça use peut-être les souliers , mais en tout cas ça maintient la forme . Sans ce moyen de locomotion , je n’aurais sans doute pas découvert en profondeur le centre de Lyon comme j’ai pu le faire .
En dehors du plaisir que m’apportait cette découverte , je commençais à m’ennuyer ferme . J’avais la sensation d’être devenu un petit fonctionnaire . Les gens étaient tristes autour de moi Dans mes rêves , j’étais obnubilé par des bureaux et armoires métaliques laids , froids et coupants…
Afin de mettre du beurre dans les épinards , je travaillais le dimanche en tant que vendeur dans un magasin de meubles anglais . C’était plus sympa et plus chaud , mais j’aurais préféré profiter de la famille !
Je traversais là une période difficile . Il fallait en sotir : c’était ça ou le Vinatier ( hôpital psychiatrique )
Ma collaboration avec mon 4éme employeur s’acheva un soir d’hiver sombre et glacial comme du mobilier de bureau !

Comment devenir minoritaire

Ma dernière trouvaille est de me faire passer pour un Arabe. Les universités américaines sont ouvertement soumises aux règles de la discrimination positive (affirmative action), ont des quotas de minorités ethniques à embaucher, et encouragent explicitement les candidatures d’Africains, de Latinos ou de Roms.

On me demande systématiquement si je suis « latino », et on fait tout pour me forcer à dire oui. les Américains sont si désireux d’embaucher des gens de cette minorité si imposante dans le pays, que les formulaires ne vous lâchent pas tant que vous n’avez pas avoué posséder un petit quelque chose de cubain, un peu de sang hispanique, un rien d’hérédité sud-américaine.

Moi, je ne peux vraiment rien pour eux, je me crois totalement non-espagnol. En revanche, Arabe ou Kabyle, Berbère des Cévennes, c’est envisageable.

C’est quand même malheureux d’être à ce point précaire sans rien de minoritaire. Ne nous voilons pas la face, je ne suis qu’une espèce de vieux beauf sans aucune aspérité politique. Blanc, mâle, diplômé de l’éducation supérieure, d’origine chrétienne, je n’ai aucune chance de profiter de cette discrimination positive. Ma précarité, ma glorieuse sagesse précaire, n’est pas (encore) considérée comme une tare sociale. Même mon orientation sexuelle est décevante : si au moins j’étais gay ou transsexuel, je pourrais peut-être monnayer cela contre un poste d’universitaire cool et queer. Je pourrais toujours prétendre être tout cela, me direz-vous, mais il faudrait pouvoir prouver que j’ai souffert d’une manière ou d’une autre de cet état de fait, or si j’ai souffert dans vie amoureuse, ce ne fut que par de cruelles beautés féminines. Et l’attraction de l’université trouve sa limite dans la perspective d’une opération chirurgicale : changer de sexe ne me déplairait pas fondamentalement (cela me permettrait peut-être d’approcher certaines femmes jusqu’alors inaccessibles), mais ce qui me rebuterait vraiment, ce serait de devoir supporter les conneries répétitives et bornées des Gender studies dans lesquelles ma situation de « trans » me destinerait inévitablement.

Ce qui me reste, c’est une autre forme de mensonge : m’inventer une ascendance kabyle. Mon nom de famille, Thouroude, a des assonances orientales : qu’on songe notamment à l’instrument à corde, le oud, ou aux prénoms bien connus Mouloud, Miloud. Physiquement, je fais aussi bien nord-africain qu’Européen du nord, cela ne fait pas de doute. J’ai pris des cours d’arabe, je peux donc faire illusion devant des Anglo-saxons postcolonialistes (surtout ceux qui étudient la littérature maghrébine car, si j’en juge par celles et ceux que j’ai croisés sur les îles britanniques, ils ne parlent pas un mot d’arabe).

Lors de l’entretien d’embauche, j’en mets des louches sur le racisme présumé de mes compatriotes les Français. Si les Américains sont aussi hostiles que les Britanniques à l’égard de la France, j’ai des chances d’être cru. Ils le croiront d’autant plus qu’ils nous voient déjà comme le peuple le plus raciste du monde ! (On me l’a dit officiellement lors d’examens oraux à Belfast).

Et si je ne sens pas que le poste est dans la poche, je sors l’arme fatal : « non seulement je suis arabe, mais je suis en fait une femme musulmane opérée pour devenir un homme. Mais je ne veux pas revenir sur cet épisode (cévenol) de ma vie douloureuse. Donnez-moi ce job et qu’on ne me parle jamais de cette opération de malheur, qui m’a privée du bonheur de vivre avec mon promis, Mouloud au grand cœur. »

Voilà, chers amis, à quoi est réduit vos jeunes diplômés, vos docteurs folamour, vos sages précaires en mal d’emploi.

Postuler en Amérique, depuis les Cévennes

C’est aujourd’hui la date limite pour les dossiers de candidature dans les universités américaines. J’ai postulé pour deux postes d’ Assistant Professor de français, dans les départements de Roman studies des universités de Californie et de Milwaukee.

C’est un soulagement d’en avoir terminé avec ces candidatures, un véritable soulagement. Pour moi, écrire en anglais des lettres de motivation, des projets et des CV, c’est une torture. Mon anglais est celui de la rue, mâtinée de connaissance universitaire. Si je lis sans problème, je m’exprime comme un étranger indécrottable. Je suis dans la position de l’immigré qui doit faire sa place dans une société aux codes raffinés qui lui échappent en partie.

J’imagine que ma position est celle d’un Russe, habitant en France depuis quelques années, ayant fait un doctorat de russe dans un pays francophone, donc légitime en tout point pour enseigner le russe et la culture slave, mais dont la maîtrise du français laisse à désirer. Ses possibilités d’obtenir un poste d’enseignant doivent dépendre entièrement des autres : si le département de russe est rempli de Français russophones, on peut avoir besoin de lui. Si l’équipe en place comprend déjà un ou deux Russes au fort accent, et si les couloirs de la fac connaissent déjà des relents de vodka et de mélancolie brumeuse, on se passera de ses services.

Mes trois « références » ont envoyé leur lettre de soutien (du moins j’espère qu’il s’agit bien de soutien !), et je suis heureux d’annoncer que maintenant, je peux hiberner un peu. Je postulerai encore, car on ne peut pas espérer être pris à Berkeley quand on est un sage précaire de quarante ans, mais au moins il ne sera pas dit que je n’ai pas essayé, et que j’ai laissé passer des caravanes sans lever le petit doigt.

Le mazet a retrouvé son toit

La pose des tuiles s’est faite de manière miraculeuse, si j’en crois mon frère. Il fallait calculer précisément des espaces et des distances entre les tasseaux et entre les rangées de tuiles, et mon frère craignait un peu ces savants calculs. Il manquait d’une compétence de couvreur, après s’être débrouillé sans la compétence de maçon, de charpentier et d’ébéniste. Il a donc posé les tuiles en silence, le visage fermé et concentré, tandis que je posais sur la volige les tuiles confectionnées à Marseille, en écoutant de la samba dans mon I-pod et en m’essayant, tuiles en main, à des pas de danse brésilienne absolument non concluants.

Heureusement, c’est moi l’archiviste dans cette affaire, le documentariste de ce chantier. Il n’y aura pas d’images ni de témoignages de ces sambas ridicules, elles seront ignorées pour l’éternité, tandis que le monde connaîtra le travail rigoureux de mon frère.

Les tuiles se sont laissé faire, pour ainsi dire, malgré l’absence de compétence de couvreur professionnel. Nous avons constaté, incrédules, qu’elles recouvraient rigoureusement la surface du toit, sans débordement, et sans lacune. Miracle.

Ce qui nous émerveille, depuis le début, c’est combien le système de poutres en châtaigniers est si droit et si harmonieux. Ces troncs forment une surface qui nous étonne par sa perfection : on ne dirait pas qu’elle est issue du bricolage, on la croirait sortie des plans d’un ingénieur.

Mon frère et moi nous perdons en conjecture, comme une équipe de football amateur qui aurait gagné la coupe de France. Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est presque trop beau pour nous.

Episode cévenol

« Episode », c’est le mot qu’on emploie, en géographie, pour désigner les gros orages qui s’abattent sur le sud de la France, en provenance des Cévennes. La définition exacte, je ne la donnerai pas car je ne la connais pas.

Tantôt on m’explique que ce sont de grosses pluies qui durent des jours, une sorte de mousson.

Tantôt on me dit qu’il s’agit de précipitations « tournantes », tourmentant et harcelant les Cévennes en tourbillons mélancoliques.

On parle aussi d’ « entrées maritimes », de vapeurs salées qui montent comme un immense fantôme, et se cognent à l’Aigoual en grognant, et finit par éclater en sanglots de fin du monde.

Car l’épisode cévenol a toujours un petit côté fin du monde. Les rivières débordent avec un fracas sans égal. Les pierres sortent des lits de rivière et frappent les maisons, détruisent les ponts. Cela explique pourquoi le vieux pont du Vigan est si haut. Si le premier enjambement est gigantesque, c’est que l’Arre a plusieurs fois réduit à néant les différents ponts qui se sont succédé depuis l’an mil.

L’année dernière, Valleraugue a connu des débordements de l’Hérault tels que personne, pas même les plus anciens, ne se souvient d’avoir vu une telle furie.

Un beau roman d’André Chamson comporte un épisode cévenol. Les hommes de la route ménage au centre du récit un fleuve en crue qui bouleverse la vie des paysans et des ouvriers.

A bien y réfléchir, tout roman qui se respecte devrait avoir son épisode cévenol, coincé entre l’épisode amoureux et l’épisode des réconciliations.

Moi qui passe automne et hiver sur un terrain en montagne, entre l’Aigoual et la mer, je confesse espérer en secret être le spectateur d’un « épisode ». Quand la petite maison en pierre sera terminée, c’est mon rêve de pouvoir contempler la fin du monde depuis ma fenêtre artisanale.

L’automne fait de la résistance

J’avais envie d’écrire que l’hiver était arrivé, d’un coup, il y a deux ou trois jours, mais le superbe soleil de ce premier novembre me l’interdit.

L’autre soir, c’est une véritable tempête qui a soufflé dans mes bronches et les vallées de ma cabane. Recroquevillé dans mon lit, j’avais peur que le vent ne m’emporte comme une feuille sèche. Une tente, pleine de lits, de sommiers, de matelas, de couvertures et chaises, partit dans les airs et retomba une terrasse plus bas.

Le lendemain matin, tout était gelé. Je pensais : voilà, nous y sommes dans le fameux hiver cévenol.

Or, aujourd’hui, temps radieux, je bois un café en terrasse. Je me refuse donc d’annoncer l’hiver. Ces variations saisonnières sont ce que j’appelle l’automne