
Arrivée au jardin suspendu, la famille en file indienne s’est mise spontanément en cercle autour des parterres de pierres blanches.
Mon frère m’avait demandé, quelques semaines auparavant, si j’avais écrit quelque chose pour l’occasion. Non, je n’avais rien écrit, mais j’ai pris ici mes responsabilités. Je me suis fiché devant la famille en demi-cercle pour prononcer quelques mots.
Je n’avais rien à dire en particulier, alors j’ai improvisé. Après avoir bredouillé deux ou trois banalités, l’idée du discours m’est apparue : mon père a cherché quelque chose, à la fin de sa vie, et il n’a jamais trouvé ce qu’il cherchait.

Mon frère a troqué sa cornemuse contre l’urne funéraire et a commencé à disperser les cendres sur les différents espaces circonscrits par les pierres blanches et marbrées que j’avais été chercher dans la montagne.
Ma mère m’a donné une bouteille en plastique contenant du sable du Sahara, pour donner à mon père un peu du réconfort que l’Afrique lui a toujours apporté.

Mon allocution était courte et n’avait d’autre but que de remplir un peu le silence, de faire un peu cérémonie.
Personne n’avait de discours à prononcer, de poèmes à lire ou de couplets à chanter. J’ai donc tenu le rôle qui est peut-être le mien dans la vie, celui de scribe et de témoin, celui de raconteur et d’archiviste.

Nous avons communié quelques minutes dans le souvenir d’un père, d’un frère, d’un mari ou d’un grand-père, qui n’a jamais su trouver la sagesse ou la foi qu’il avait cherchées à l’approche de la mort. Et ce sont ses excès qui me le rendent attachant ; ses faiblesses, ses lâchetés, ses fuites. Ce sont ses péchés en tout genre qui me le rendent proche et miséricordieux.

Et c’est pendant qu’il explorait en vain les chemins décevants de la foi et des spiritualités à la mode, qu’il nous a donné une belle leçon de vie. Il réussissait merveilleusement sa mort. Il la voyait venir, il l’accueillait année après année. Il refusait les lourds traitements contre le cancer et les tumeurs, il refusait de lutter contre la nécessité et il travaillait à sa mort, comme d’autres peaufinent une œuvre d’art.
Comme les artistes de music hall, il a fait une tournée d’adieu parmi ses fils, sa fille et ses petits enfants. Il a même tenu à dormir ici, sur le terrain de son fils aîné, où il avait passé tant de nuits à la belle étoile. Plutôt que de se faire accompagner, c’est lui qui nous a accompagnés jusqu’à la fin de sa vie. Il nous a fait le cadeau de mourir calmement, sans souffrance, sans se débattre. Contrairement à ce que l’on dit, il existe de bons moments pour mourir.
Mon père a eu ce talent de mourir au bon moment. Mise à part une nuit d’angoisses et de panique, il a su attendre que nous soyons tous près de lui, mes frères et ma sœur, pour s’autoriser à s’éteindre. Parallèlement à cela, il a su aller jusqu’au bout de ses forces, jusqu’à l’os des choses. Il a su consommer sa dernière calorie, et laisser le système respiratoire terminer le cycle d’une vie entière, mécaniquement. Quand il est mort, il avait vraiment fait le vide.
Il avait fait place nette, comme à la fin d’un chantier de ramonage, où l’on s’assure que la chaufferie est impeccable, que toutes les chaudières sont prêtes à repartir pour une saison.

Lui, le ramoneur qui avait tant nettoyé de suie, était maintenant réduit à l’état de cendres. Et c’est là, dans la nature cévenole, loin des usines lyonnaises, que nous avons dispersé ses cendres. Loin de Tarare, loin de l’amiante, loin de la suie et des produits toxiques que nous utilisions dans les chantiers.

Comme convenu, nous avons fait cela dans une ambiance légère.
Mon père n’a pas réussi à retrouver la foi de sa jeunesse. Les bouddhistes ne lui ont pas apporté une autre foi, les musulmans non plus. Et les magnétiseurs, les gourous, les sages, les mages, les cartomanciennes et les voyantes ne lui ont pas plus ouvert la voie vers la vérité supérieure.
Il est resté jusqu’au bout un pauvre mortel comme nous. Jusqu’au bout il a manqué de tempérance : il a trop bu d’alcool, ses dernières gorgées bues dans un verre étaient des gorgées de bière. Ses vagues explorations n’ont pas fait de lui un sage. Mais ce n’est pas nécessaire d’être sage. Une voix s’élève dans l’assistance : « On peut être un sage précaire ! »
Pour conclure le tout, mon frère a repris la cornemuse et lancé dans les airs une mélodie traditionnelle qui n’avait rien de funéraire. Ma nièce m’a donné une petite poterie qu’elle avait faite en classe. Une poterie grande comme une main d’enfant, avec le nom de son grand-père gravé dans la terre cuite. Je l’ai mise dans un pot de fleur. Et c’est ainsi que le jardin suspendu est devenu un jardin du souvenir.

Photos (c) Emmanuel Margueritte.
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