![Sausalito 2 081](https://gthouroude.com/wp-content/uploads/2013/11/5082a-sausalito-2-081.jpg?w=300&h=225)
Après quelques jours autour de Los Angeles, j’ai pris la route pour le nord de la Californie. Il est une grande baie, où l’océan Pacifique glisse un orteil. Autour de cette baie, les colons américains ont bati des villes portuaires où ils pouvaient construire des bateaux, accueillir des bateaux, faire partir des bateaux.
La plus connue de ces villes : San Francisco. La plus ouvrière : Oakland. La plus universitaire : Berkeley. La plus googlisée : Mountain View. La plus cybernétique : Palo Alto.
Des amies qui habitent près de Berkeley m’accueillaient chez elles. Une nuit de bus était suffisante pour aller de Los Angeles à la Bay Area.
J’étais invité à une fête d’anniversaire le jour même de mon arrivée à San Francisco. La fatigue due au décalage horaire était augmentée d’un épuisement dû le voyage en car : une nuit passée sur un siège peu confortable, à côté d’un immigrant mexicain qui ronflait.
J’aurais pu ne pas y aller, et me coucher tôt, comme l’aurait fait n’importe qui pour sa première nuit dans la capitale de la coolitude Californienne. Mes amies ne m’obligeaient nullement à y participer. Mais la fête se déroulait chez un poète, et je ne voulais pas manquer l’opportunité de passer une soirée chez un poète.
Ce n’est pas en France qu’on trouverait des gens qui se désignent ainsi. Quand ils le font, c’est justement parce qu’ils sont connus pour autre chose. Mon ami Jean Lambert-Wild, par exemple, dramaturge et metteur en scène, directeur de la Comédie de Caen, se définit comme poète. En Amérique, les poètes écrivent et publient de la poésie. Ils se connaissent et forment une communauté.
Toute la compagnie est serrée dans la cuisine. Ne connaissant personne, je vais me réfugier dans le salon. Une femme est assise sur un fauteuil, et comme personne ne l’accompagne sur le fauteuil jumeau, je m’y assois et initie la conversation.
Pendant toute cette conversation, je ne saurai pas si j’ennuie cette femme ou si c’est elle qui parle naturellement d’une manière traînante. Elle ne comprend pas pourquoi je trouve piquant qu’on se présente comme poète. « Moi-même je suis poète », dit-elle. Elle me pointe du doigt plusieurs individus, qui passent du salon à la cuisine, qui se trouvent être poètes également. « Tout le monde est poète, ici », dit-elle en riant.
Il est possible qu’elle se foute de ma gueule. J’ai trop de sommeil en retard pour en juger.
Juliana a publié des recueils de poèmes expérimentaux qui comptent sur la scène californienne. Car il y a une scène de la poésie, en Californie. Chaque année, elle est invitée en Europe, en Amérique du nord et du sud, pour faire des lectures et donner des conférences. Elle ne croit pas un seul instant qu’en France la poésie soit devenue marginale. Aux Etats-Unis, il y a encore des écrivains qui sont plus connus pour leurs poèmes que pour leurs romans, ce qui n’existe plus en France depuis Louis Aragon.
La grande poètesse finit par me planter là, en prétendant revenir dans une minute. Mes amies viendront de temps en temps parler avec moi sur un des fauteuils du salon que je colonise. Je n’ai pas la force de me lever et de me faire de nouveaux amis. Je ne dois pas être d’une très bonne compagnie, avec ma barbe de sept jours et mon air de Mexicain qui ronfle dans les autocars.
Après un temps assez long où tous les invités, je dis bien tous les invités, étaient dans la cuisine, les gens ont immigré hors de la cuisine, et alors la cuisine s’est retrouvée parfaitement abandonnée. Mon fauteuil du salon est en fait un très bon poste d’observation des mouvements humains. Des migrations massives s’effectuent entre le salon et la terrasse, et entre la cuisine et le salon.
Les filles, qui toutes écrivent de la poésie, se mettent à danser sur du hip hop californien. C’est très émouvant de voir ces jolis corps bouger sur cette musique-là. Elles écrivent ici, participent à un mouvement, une communauté de poètes, et la musique qu’elles écoutent parlent de la Californie du nord.
Je ne saurai dire pourquoi, je suis profondément touché par leurs mouvements de danse. L’une d’entre elles reprend les déhanchements des années 80 (ça, je saurais faire, pensé-je, les paupières lourdes). Une grande blonde joue à l’homme qui encule et fesse une petite blonde, sur des airs de rap mélodieux. Parfois, des garçons se joignent à elles, et ils retournent fumer des joints dehors.
Ces jeunes gens donnent finalement une merveilleuse image de la poésie. C’est ce que je me suis dit avant de m’endormir lamentablement, un verre de whisky à la main.