Le printemps 2015 fut studieux et laborieux pour le sage précaire. Les journées étaient douces et lumineuses dans l’appartement de Ben, qui m’en avait laissé les clés avant de partir au Tchad où il travaillait.
Dans la banlieue orientale de Lyon, le sage était plus précaire que jamais. Il gagnait sa vie par des travaux manuels la plupart du temps. De temps en temps, un article ou une conférence rappelait au précaire qu’il était un sage avant tout.
L’appartement de Ben avait été acheté l’été précédent, en 2014, et nécessitait quelques travaux de rafraîchissement. L’heureux propriétaire fit appel à moi pour les mener à bien, ce qui fut une réelle bénédiction. J’étais logé gratuitement dans le lieu même où je devais peindre, tapisser et gratter. C’était d’un confort que peu d’ouvriers connaissent. Et quand on sait le coût des loyers en France, on comprend que l’avantage en nature que cela représentait dépassait même le salaire que mon ami avait généreusement consenti à me verser.
Le fils aîné de Ben étant étudiant à Lyon, nous partagions l’appartement dans une colocation quasi familiale. Ce gamin est né il y a vingt ans parmi nous, de parents étudiants en philosophie, et je m’occupais de lui bien avant qu’il sache parler, qu’il se fasse constamment l’avocat du diable et qu’il lise Nietzsche malgré mes vaines interdictions. Je me plais à penser que je suis un père spirituel pour lui, sévère, juste et implacable, une sorte de maître à penser dans la précarité des choses.
Je convoque toute ma science pédagogique pour l’orienter de la façon la plus nuancée qu’il m’est possible : « Lire Nietzsche n’est pas bon pour des jeunes morveux de ton espèce ; ça les rend cons et prétentieux ». Autant que je m’en souvienne, il n’a jamais suivi mes conseils avisés.
(C’est la même rengaine avec son père, je tiens à le consigner ici, publiquement et officiellement. Benoît s’obstine à lire de vieux romans de Daphné du Maurier alors qu’il n’a pas encore lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère. Et en Cévennes je suis obligé de lui mettre en main les oeuvres de Jean Carrière pour qu’il détourne un peu les yeux des livres jaunis de Charles Morgan qu’il a dû chiner chez ses parents. Non mais je le demande à tous mes lecteurs, qui lit encore Charles Morgan ?)
Fréquenter mon colocataire de 20 ans, c’était donc un peu voyager dans le temps pour le sage précaire. S’il avait la mémoire de sa petite enfance, le fils de Ben se souviendrait que ma compétence éducative se bornait consciencieusement à boire des verres de Mâcon avec son père qui promenait l’enfant sur le plateau de la Croix-Rousse.
Devenu adulte, ce grand échalas était irrésistiblement attiré par une des chambres à coucher que j’avais cru mienne. A chaque fois que je revenais à l’appartement il l’avait réinvestie en mon absence. Je décidais d’élire l’autre chambre, et tout rentra dans l’ordre. Il partait étudier le droit et la politique internationale tandis que moi, débonnaire, je couvrais de papier peint le couloir ou repeignais le plafond.
J’étais heureux dans l’appartement de Ben. Le matin j’ouvrais les volets et admirais la lumière sur le canal de Jonage. Je chaussais mes souliers de sport et courais une petite heure le long de l’eau. Une demie-heure à contre-courant, et une demie-heure dans le sens du courant. Au retour, en sueur, je me douchais et travaillait quelques heures sur le manuscrit en cours.
C’est seulement quand mon esprit avait besoin de se reposer de son labeur d’écriture et de recherche que je reprenais le chantier de la rénovation de l’appartement. C’était évidemment l’équilibre entre les tâches manuelles et l’exercice intellectuel qui me rendait heureux.
J’envoyais à Ben des photos de l’avancée des travaux. Ecrasé de chaleur à N’Djamena, il accueillait ces clichés avec émotion. Ce n’est pas tant la qualité de mon travail, qualité toute relative, qui l’émouvait, que de repenser à sa propriété où la fraîcheur et l’élévation régnaient.
Cela me rappelle irrésistiblement
http://fr.wikipedia.org/wiki/Thierry_Metz
la carrière manuelle et littéraire de Thierry Metz.
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Merci Cochonfucius, je pense souvent à Thierry Metz.
Sans être un grand lecteur de ses livres, je le considère comme un modèle pour moi, depuis que le libraire de la ville de Tulle m’en a parlé avec coeur. A la librairie de Tulle, on vous offrait le café et on parlait de ses coups de coeur. J’aurais dû acheter « Journal d’un manoeuvre » ce jour-là, à Tulle.
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Un petit goût de madeleine…
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Et je vois traîner le dernier Metronomy… Love letters…
Bravo pour la nomination en Oman. De nouvelles aventures pour tes lecteurs en perspective 🙂
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Aventures par procuration..
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Tes grattages, peintures et tapisseries donnent pleine satisfaction.
Jacques pourra lire les hymnes de Zarathoustra (l’original persan) pour changer de Nietzsche, j’ai trouvé ça chez Gibert à la Soie. Tu dois être content.
Sparkenbroke de Morgan, les Thibault ou la maison sur le rivage de du Maurier, ce sont des livres au charme un peu désuet qu’on’ trouve chez les bouquinistes moins chers que le neuf. J’aime cette possibilité de lire des textes qui ont eu leur heure de gloire hier comme ceux d’aujourd’hui l’auront eue demain. Finalement ça revient au même.
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Content, comment veux-tu que je sois content mon bon Ben ? Faire lire Zoroastre à quelqu’un qui cite déjà Nietzsche, c’est pire que tout ! C’est de l’ultra-nietzschéisme, et la porte ouverte à tous les arguments d’autorité.
A ce compte là, mieux vaut lire les romans de Morgan, de du Marier et de Martin du Gard, je préfère encore ça.
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C’est comment Oman ?
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Pour l’instant je ne sais pas, je reste cloîtré dans ma chambre d’hôtel. Je dors et je lis. J’ai seulement vu la belle autoroute entre la capitale Muscat et la ville de Nizwa, bien éclairée tout son long, jusqu’à ce que je sombre dans le sommeil. La voiture des ressources humaines de la fac est un gigantesque 4*4 gros comme un tracteur mais qui file en silence comme une bulle climatisée sur l’asphalte de la nuit.
Je deviens poète car je n’ai rien à dire.
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Pas de commentaire, mais je pense que votre Maman a été…dans une autre vie… dans un autre monde…une amie ! Si mon nom lui dit qqchose ou Lycée Jeanne d’Arc Rouen, Les Andelys… alors je ne me suis pas trompée. J’aurais un plaisir extrême à avoir de ses nouvelles !!! D’avance merci
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La commission est faite. Bonne chance.
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Loger sur le lieu de son travail, c’est aussi le sort des ouvriers de chantier chinois. Pour le gros-oeuvre l’entrepreneur met des préfabriqués-dortoirs sur le chantier. Pour le second-oeuvre, les dortoirs sont dans les étages où on a déjà posé les fenêtres. C’est traditionnel et personne ne se plaint. Et le collectif plait aux Chinois, seuls il se sentent malheureux. Je crois que le Sage précaire a d’autres besoins.
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Le Sage Précaire en lutin méditant
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Lui qui se dissimule entre les brins de paille,
De ma sombre taverne il n’est pas amateur ;
Ce n’est pas un mondain, ce n’est pas un flatteur,
La longue beuverie ne lui dit rien qui vaille.
Il a bien du respect pour les gens qui travaillent,
Mais préfère, pour lui, le repos enchanteur :
Il médite à loisir, il pense avec lenteur,
Ce lutin bien discret qui platement rimaille.
Les arbres sont présents, les nuages sont là,
Et son intelligence est dans un calme plat,
Je ne pourrai jamais le mettre à mon service.
Ce lutin m’a bien l’air d’être un homme sans loi,
Lui qui connaît pourtant le jardin et la croix,
Lui qui s’abstient pourtant de la plupart des vices.
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