Pont sur la corne dorée

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Le pont Galata ne traverse pas le Bosphore, mais le « bras d’eau » qui pénètre dans la ville (rive européenne). On appelle cela un estuaire, tout simplement. Cet estuaire là se nomme la « Corne d’Or ». D’après moi, ce nom vient de ce que ce plan d’eau ressemble un peu à une corne, et la référence à l’or vient du fait que dans l’antiquité, un tel estuaire était une bénédiction pour une ville de marchands. Les bateaux pouvaient arriver, ou accoster tranquillement (choisissez votre verbe), quelle que soit l’agitation de la mer. C’est la corne d’or qui a fait de la rive européenne la partie la plus riche et la plus développée de Bysance. Mettez un tel port naturel sur la rive asiatique et c’est elle qui se développe, non seulement grâce au commerce mais aussi aux chantiers navals que l’on pouvait aménager sur plusieurs centaines de mètres.

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Le pont Galata est l’un des trois ponts qui enjambent la corne d’or, à son extrémité, à l’entrée du Bosphore. Il a la particularité d’avoir deux étages. Un pour les voitures, le tram et les pêcheurs, et en dessous, un autre pour les cafés, les restaurants et les promeneurs.

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C’est en buvant un café turc ici-même que j’ai eu l’idée formidable concernant l’architecture des mosquées ottomanes. L’idée déjà exprimée sur ce blog qu’elles étaient « amas de bulles » comme de la mousse, ou de l’écume. Comme j’avais bien réfléchi, je me vidai l’intelligence en regardant passer les bateaux qui, depuis Eminönü et Karakoÿ, partaient sur le Bosphore ou en direction de la mer Marmara.

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Un club turc francophile

Je me suis dit, tant qu’à être à Istanbul, autant aller voir un de leurs grands clubs jouer. Les amateurs de football ont l’habitude de voir jouer en Ligue des Champions (coupe européenne), chaque année, des clubs comme Galatasaray, Besiktas, Fenerbahce. Eh bien ces trois clubs sont tous stanbouliotes, et leur stade est distant de quelques kilomètres l’un de l’autre. En ceci, les Turcs sont plus proches des vrais pays de football où les grandes villes possèdent au moins deux clubs rivaux, évoluant dans l’élite de leur pays. A Manchester, il y a Manchester United et Manchester City ; à Liverpool, Liverpool FC et Everton ; à Milan, l’Internazionale et l’AC Milano, etc. Il n’y a qu’en France qu’on voit un club par ville, ce qui force les Lyonnais à détester les Stéphanois plutôt que d’autres Lyonnais. Or moi qui ai une grande affection pour Saint-Etienne et ses administrés, je n’aime pas les jours de derby. Mon rêve serait qu’à Gerland, joue un club lyonnais quelconque, et que dans le nouveau stade en construction (à Saint-Fond, je crois) joue l’Olympique lyonnais. Les deux clubs s’affronteraient dans des derbys de folie qui mettraient la ville sous une tension extraordinaire. La bonne ville de Lyon appartiendrait au football pendant deux jours, ce serait la fête et la bagarre.

J’ai choisi Galatasaray par chauvinisme, parce que la France est en lien indirect avec la création de ce club. Historiquement, le Galatasaray Spor Kulubü (fondé en 1905) est une émanation du Lycée de Galatasaray, qui, depuis 1868, dispense un enseignement en français et en turc, par des professeurs français et des professeurs turcs. Ce n’est pas un « lycée français de l’étranger », notez bien ; c’est un lycée turc, fondé par les Ottomans au XVe siècle, mais que le sultan Abdülaziz a voulu transformer en un lieu d’élite scientifique en le mettant délibérément sous l’influence française. C’était l’époque où l’ingéniérie française était la plus performante du monde, mes amis, où le mot « France » n’évoquait pas un pays charmant et déliquescent, mais une nation moderne, crainte et éclairée (ce qui ne nous a pas empêché de perdre la guerre contre les Prussiens deux ans plus tard.)

L’influence de la culture française parmi l’élite turque est d’ailleurs une chose qui frappe le voyageur. Pamuk lui-même ne parle que d’auteurs français et turcs, comme si pour lui, l’Occident tout entier était concentré dans notre pays. Or, il vit aux Etats-Unis, paraît-il, cela ne vous fait-il pas honte ? A moi, si. Je dis que nous aurions dû lui offrir une bourse, un emploi à vie à la Sorbonne ou à la fac de Lyon, un appartement avec vue sur le confluent d’où il aurait contemplé l’union du Rhône et de la Saône.

Autour du stade de Galatasaray, on me vend un billet pour une dizaine d’euros, et on me refuse à l’entrée. On me dit d’aller plus loin, toujours plus loin. A chaque fois que je montre mon billet, on me fait signe d’aller encore plus loin. Je fais donc le tour du stade, jusqu’à ce je trouve une entrée où personne ne fait la queue. Je m’y présente humblement, montre mon billet. On me fouille soigneusement, avec gêne car on voit très vite que je suis un étranger. Les policiers rigolent et se foutent de leur collègue qui est obligé de me fouiller comme si j’étais un éventuel terroriste. Il s’excuse du regard et répond aux rigolades de ses collègues par une vraie dignité. Il fouille mon sac, sort le livre de Pamuk qu’il contemple quelques secondes, et qu’il montre avec à ses collègues avant de le remettre à sa place, puis me fait signe d’y aller.

Je comprends pourquoi j’étais seul : c’est la tribune des supporters adverses. Enfin, la tribune, le carré, l’angle de tribune, encagé du sol au plafond. Nous serons donc Une petite cinquantaine de pelots à supporter, pour l’occasion, le club de Kayserispor. L’ambiance est bonne. C’est un match sans enjeu, le temps est pluvieux, et pourtant, le stade est presque plein. A l’attaque de Galatasaray, je suis bien aise de voir jouer Milan Baros, meilleur buteur pour la Tchéquie de l’Euro 2004, qui a joué à Lyon pendant quelques années (et qui n’a rien donné.) Il ne donnera pas grand chose ce soir non plus. D’ailleurs je suis plutôt impressionné par les visiteurs. Kayserispor défend extrêmement bien et leurs contre-attaques sont intelligentes et toujours dangereuse.

Il y aura match nul, 1-1, ce qui est très décevant pour le club du lycée de la splendeur française.

Qui veut adhérer à l’Union européenne ?

J’attendais Hülya sur la rive asiatique du Bosphore. Elle m’avait dit, Kadikoÿ depuis l’embarcadère de Karakoÿ, et je m’étais exécuté car je suis un mec facile.

Elle a convié à notre dîner une autre femme du quartier, dont le nom m’a échappé dès qu’elle me l’a dit.

Les deux femmes ont trente ans, elles sont célibataires, elles osent sortir avec un homme étranger, elles sont musulmanes non pratiquantes, elles parlent anglais et une deuxième langue européenne. Elles sont allées à l’université et ont trouvé un travail sous-qualifié. Elles ont voyagé en Europe, et en particulier, elles ont participé à un « summer camp » en Grèce organisé par Couchsurfing.com. Ce site ne met pas seulement en relation des individus qui voyagent, mais il crée aussi des goupes et des communautés qui font des actions de rapprochements culturels ou politiques. Mes deux amies m’ont dit que leur éducation avait toujours montré les Grecs comme des ennemis, et elles m’ont fait part de leur émerveillement de voir qu’en fait, elles s’étaient senties chez elles dans les familles grecques, que les Turcs et les Grecs partageaient la même nourriture, le même rapport familial, les mêmes gestes, la même culture. 

Elles regrettent amèrement de ne pas pouvoir voyager librement, de devoir toujours demander des visas, de payer pour cela, d’être toujours suspectées de vouloir émigrer.

Je leur demande alors si elles voudraient que la Turquie adhère à l’Union européenne, et j’imagine la réponse évidemment positive. L’une dit non, l’autre dit qu’elle ne sait pas. Elles sont pourtant occidentalisées au dernier degré, mais l’Union européenne, cela ne leur dit rien. Celle qui dit non s’explique : adhérer à l’UE reviendrait à perdre notre culture et nos traditions, or nous ne sommes pas européens, nous sommes turcs et cela n’a rien à voir.

Elles ne sont pas nationalistes pour autant, elles espèrent que leur pays va faire des progrès dans le domaine démocratique, mais ce qu’elles voudraient seulement, c’est avoir autant de liberté de mouvement en Europe que les Européens en ont chez elles.

Exceptionnalité du beauf qui lit Pamuk

 Oui, si j’ai dit que je n’étais qu’un beauf, qu’un touriste ordinaire, c’est parce qu’emporter Istanbul d’Orhan Pamuk lorsqu’on se rend à Istanbul, c’est un peu beauf, comme réflexe. C’est un peu comme lire Ulysse de Joyce à Dublin, Le château de Kafka à Prague, Danube de Magris lors d’une croisière sur le Danube, ou Nankin en douce à Nankin.

On imagine que tout le monde aura le même réflexe un peu grégaire et qu’il y aura plein de touristes avec le même livre, sur les terrasses des cafés, dans les parcs, dans les auberges et près des bordels musées. Erreur, grave erreur. Personne ne lisait Istanbul à Istanbul à part moi. Et personne ne lisait Pamuk non plus, en règle général.

Plusieurs fois, en revanche, des gens m’ont abordé en parlant turc et étaient surpris que je ne les comprenne pas. Ils s’excusaient et disaient avoir vu le nom de Pamuk sur la couverture de mon livre, sans avoir remarqué qu’il s’agissait de la traduction anglaise (par Maureen Freely, soit dit en passant, qui a fait un travail très fluide, très agréable à lire).

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Etant donné que Pamuk a eu des problèmes avec les nationalistes turcs, lorsqu’il a déclaré qu’il fallait que la Turquie reconnaisse le génocide des Arméniens, qu’il a reçu des menaces de mort et qu’il aurait déménagé à cause de cela aux Etats-Unis, j’aurais pu aussi rencontrer des manifestations d’hostilité, mais au contraire, le livre a souvent été remarqué par les Turcs, le nom de Pamuk claironné avec bienveillance.

Tout cela n’enlève rien à l’aspect élémentaire de mon réflexe de départ, qui consistait à lire un Turc au moment de partir en Turquie. Je ne regrette vraiment pas, du reste, je recommande même chaudement à chacun d’aller passer un grand week-end dans cette vieille ville et d’y découvrir en même temps un texte magistral.

L’art d’Orhan Pamuk

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Dans Istanbul, Pamuk prétend avoir voulu être peintre avant d’être écrivain, mais c’est comme musicien que je le vois plutôt. Son livre est construit et écrit de manière symphonique et c’est la reprise des thèmes, ainsi que leurs entrelacements, qui font tourner les pages.

On pourrait dire que le thème central du livre est l’enfance de l’auteur. Istanbul est la basse continue, l’accompagnement constant. La tonalité fondamentale, c’est la mélancolie. Ce livre est un essai de définition d’une mélancolie turque. C’est pourquoi on passe par des clichés comme les photos noir et blanc, des images du passé, mais combinés à d’étranges réflexions qui finissent pas vous envoûter.

Le livre commence par l’idée que l’enfant croyait, ou voulait croire, qu’il y eût un « autre Orhan » qui vivait quelque part dans la ville, dans une autre maison. Le thème du dédoublement sera ainsi omniprésent dans tout le livre, et on comprend petit à petit qu’il y a un lien profond entre « dédoublement » et « mélancolie », car cette dernière est juste un joli mot qui recouvre des réalités plus froides comme la dépression, la crise de nerf et la crise de démence. Il ne s’agit donc pas d’une douce tristesse, mais d’une difficulté à vivre que connaît toute la ville.

Il appelle ce sentiment Hüzün. Mot d’origine arabe, il le distingue de la mélancolie, de la nostalgie, pour le rapprocher de la « tristesse » exprimée par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques. Sentiment causé par la chute des civilisation, le spectacle de la décrépitude, la mémoire d’une splendeur passée qui redouble la présence des ruines.

Le dédoublement de la personnalité vient sous la plume de l’auteur à propos des photos qu’il y avait chez lui. Les potos sont en effet des représentations du monde, des doubles imparfaits. Et en effet, le lecteur ayant sous les yeux du texte et des images, le dédoublement est bien au coeur du projet littéraire de Pamuk. Si bien qu’à mon avis, ce n’est pas la mélancolie qui est l’essence du livre, mais le double, l’idée de dédoublement, qui est présent de manière formelle, mais aussi thématique et méthodologique. Dédoublement entre textes et images, dédoublement entre le « moi » et la ville qui se reflètent l’un l’autre, dédoublement des figures parentales (avec la présence de la mère et les absences du père), mais aussi double image renversée de la ville qui était magnifique et qui est aujourd’hui (années cinquante) dévastée. Duplication des vocations d’Orhan (peintre/écrivain), et bien sûr, omniprésente, la double appartenance à l’Occident moderne et à un Orient difficile à délimiter. 

Pamuk revient plusieurs fois sur cet « autre Orhan » qui vit ailleurs. C’est peut-être une chose habituelle en psychologie, je ne sais pas. Pour moi, cela reste étrange, car je pensais qu’on avait plutôt tendance à se créer des amis imaginaires, des frères, voire des amoureuses. Lui, il imagine un autre lui-même. Or, à la fin du livre, c’est son père qui réalise son rêve d’être double et d’avoir deux maisons, en ayant une maîtresse dans le quartier de Beyoglu.

Tout cela finit dans un chapitre où il s’engueule avec sa mère, à répétition, car il veut arrêter ses études, et, exaspéré par les paroles de sa mère, il va décharger sa colère dans les rues de la ville. C’est au retour d’une de ses dérives nocturnes qu’il décide de ne pas être peintre, mais de se lancer dans l’écriture.

Les dômes ottomans et l’écume philosophique

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Les mosquées d’Istanbul sont des splendeurs urbaines. Elles donnent du relief à l’espace en le bombant mille et une fois. Ces multiplicités de dômes sont un défis à l’imagination du touriste. Les mosquées ici sont des concentrations de demi-sphères qui, vues de loin, donnent des impressions de planètes agrégées, ou de gros Bouddhas sans tête, ou même de mousse, d’écume qui fait des bulles.

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Je le sentais sans en avoir conscience. C’est à Sainte-Sophie, voyant les différents plans de l’église au cours de ses constructions que je vis l’importance du dôme et que tout s’éclaircit. Le dôme centrale de Sainte-Sophie représente l’univers, ou le monde, et les Ottomans ont ensuite mis des dômes à toutes leurs mosquées. Ils n’ont pas cherché à en faire de plus grandes, ils les ont seulement voulus plus nombreux. L’important est l’agrégation de ces boules dans l’espace. Le voyageur y voit la pluralité des mondes et la prolifération, l’idée de prolifération comme catégorie mentale. 

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Les paysages d’Istanbul, avec ces majestueux amas de sphères, encadrés des minarets, amènent le fidèle à concevoir la multiplicité, le vertige de la reproduction, plutôt que l’unité.

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Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a dû avoir Istanbul en tête quand il a inventé sa théorie de la « sphérologie ». Il en a fait une trilogie, trois bouquins sur l’idée de sphères, de bulles et d’écume. Dans tous ses états, la boule est une forme simple qui est, pour Sloterdijk, une représentation du monde, le centre de nombreux symboles. Mais c’est aussi une forme dans un sens beaucoup plus allemand, plus philosophique. Sloterdijk voit dans la mousse et dans l’écume une matière mi-gazeuse mi-liquide qui est à la fois extrêmement fragile et dévastatrice (grâce à la chimie moderne par exemple). Il y voit une lutte entre les différents principes matériels (solide, liquide, gazeux) qui aboutit à une « subversion de la substance », car l’écume est et n’est pas en même temps, elle est de l’air matérialisé, de l’eau non évaporée mais aérée tout de même. L’écume n’est ni une matière à part, ni de l’air, ni de l’eau : c’est la surface des choses, c’est du rêve éveillé, de l’apparence pure.

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« C’est ainsi, écrit Sloterdijk, que la tradition, la plupart du temps, a considéré ce « quelque chose » précaire – en se méfiant de lui comme d’une perversion. Structure instable d’espaces creux emplis de gaz qui prennent le dessus sur le solide comme s’ils menaient un coup d’État nocturne, l’écume se présente comme une inversion de l’ordre naturel au cœur de la nature. » Spères III

Les Ottomans ont compris tout cela. Leurs mosquées sont des jeux avec l’apparence du monde, une manière de dire au fidèle que la matière n’est qu’écume, jeux de boules, que le monde n’est qu’apparence et qu’il faut se laisser fondre dedans. Je me suis senti, à un moment donné, glisser vers l’Islam comme un mode d’existence propice à la sagesse précaire. La poésie intense qui se dégage de ces lieux de culte. Ecoutez encore Sloterdijk sur l’écume :

« Les rêveurs et les agitateurs sont chez eux dans l’écume, comme dans les châteaux de cartes. On n’y rencontrera jamais les adultes, les sérieux, ceux qui agissent avec mesure. Qui est adulte ? Celui qui se refuse à chercher un appui sur ce qui n’a pas d’appui. Seuls les séducteurs et les escrocs, prenant le parti de l’impossible, veulent emporter leurs victimes dans leur excitation sans fond. »

Les Ottomans ont certainement eu cette âme de charmeur, de séducteur. Ils ont construits des rêves en pierre et en mot. Le sage précaire est sur la voie, c’est ce que l’on peut espérer. Lui aussi est un escroc et un bonimenteur, un fameux roublard qui cherche à prendre appui sur l’instabilité des choses.

Chant de marbre à Sainte-Sophie

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Sainte-Sophie est le haut lieu de la chrétienté touristique en Turquie. Elle fut construite il y a presque 2000 ans, détruite et reconstruite plusieurs fois. Transformée en mosquée puis, sous la République, transformée en un musée.

C’est un grand lieu en travaux, un grand lieu où il fait froid, un grand espace mal éclairé, où des pigeons volent, donnant une touche de romantique décrépitude, rappelant au voyageur qu’il se trouve dans une ruine.

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N’allez pas visiter Sainte-Sophie si vous n’aimez pas l’histoire, l’architecture ou la religion. D’ailleurs, si rien de tout cela ne vous intéresse, ne voyagez pas, ne sortez pas de chez vous, vous risquez inutilement d’être déçu par le monde et les hommes. Ces derniers ont toujours tenté d’exprimer leur sentiment religieux dans des formes architecturales aberrantes, et ont toujours investi dans l’histoire plus que ce que ce qu’elle pouvait leur offrir en retour.

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Ce qui m’a frappé au bout d’un moment de visite, outre la pure grandeur du lieu, sa vastitute et sa solennité, c’est sa matérialité : le marbre est omniprésent et il est superlatif. Les gens du premier millénaire chrétien devaient avoir une adoration pour le marbre, un peu comme les Chinois avec le Jade. Il faut imaginer les éclats de voix devant chaque colonne de marbre, et le sentiment de trangression sacrée chaque fois qu’ils marchaient sur un sol de marbre.

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On pouvait aller chercher le marbre dans des carrières aussi éloignées qu’il était imaginable. Bien sûr, l’architecture byzantine, c’est surtout les mosaïques et les fonds dorés, les grands yeux, ou simplement les yeux qui vous fixent. Ces trois choses superbes, mosaïque, or et yeux, fascinent les fidèles et détournent le voyageur de ce marbre extraordinaire, pur trésor naturel qui est exposé dans toute l’église, en panneaux.

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Ce n’est pas qu’à Sainte-Sophie qu’on voit du marbre. C’est là seulement que j’ai pris des photos. Au grand palais des Sultans, le « Topkapi », il est omniprésent et splendide. 

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Il nous faut retrouver notre âme d’ingénieur. Si la tour Eiffel intéresse l’humanité, c’est parce qu’elle représente une prouesse technologique : on n’avait jamais construit aussi haut car le poids de la matière aurait fait s’écrouler la tour sur elle-même. Il fallait un matériaux nouveaux, l’acier, modulable, à la fois solide et souple. Il fallait des connaissances techniques pointues pour élaborer la forme et l’orientation les plus résistantes au vent, etc. Même chose pour les colonnes de marbre au Ve et au VIe siècle. Et même chose pour ces chapiteaux tellement sculptés qu’on les croit en dentelle, et qui pourtant soutiennent le plus grand édifice du monde chrétien.

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Les réseaux de lignes des plaques de marbre sont si extraordinaires que quelques touristes, comme moi, les photographient. Mais attention à ne pas se faire avoir. Il faut aller voir de près pour s’assurer qu’il s’agit bien de pierre. Dans un certain nombre d’endroits, les conservateurs turcs ont peinturluré les murs blancs pour faire illusion. Parfois, le travail de ces illusionnistes est admirable, mais quand il est pris en photo par des touristes, c’est généralement que le peintre en a trop fait et qu’il a inventé des couleurs et des lignes infidèles aux principes de la géologie.

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Femmes voilées

Dans le voyage, il y a toujours des moments d’abattement, d’hébétude ou d’ahurissement. Une fatigue très profonde vide le voyageur de toute force, et cela peut durer quelques heures, ou quelques jours.

Il y eut un jour comme cela à Istanbul ou je n’avançais plus. J’avais peu dormi à cause des départs variés depuis l’Irlande et à cause de l’appel à la prière tôt le matin. Mais ce n’est pas la seule explication. La lenteur et l’abrutissement que je ressentais, je les ressens dans presque tous les voyages que je fais. C’est comme un passage rituel intime. Je deviens une larve et je n’ai plus la forme, plus de forme.

Je me suis retrouvé en bas d’une côte que j’avais descendue, poussé par la gravité. Près d’une grande mosquée, mais laquelle, je ne saurais dire. Je m’assis sur un banc un temps indéterminé. La vue était jolie mais je ne pouvais ni sortir mon appareil photo, ni mon carnet de notes, j’étais perdu dans le passage des gens. Les Stambouliotes, se promenaient, c’était un bel après-midi.

J’ai beaucoup apprécié la diversité des femmes. Les unes sont voilées, les autres se décolorent les cheveux, et on voit tout le kaléïdoscope des femmes musulmanes dans une indifférence bienveillante qui me plaît. La coquetterie est partout. Il n’y a pas de séparation provocation/pudeur, ou séduction/conservation. Les femmes voilées sont, aussi, très charmantes et sensuelles, c’est ce qui m’a impressionné. Deux femmes entièrement voilées de noir, comme dans les peintures des orientalistes, s’amusaient avec un homme, peut-être le chef de famille qui les sortait. Les deux femmes riaient sur leur banc, et lorsqu’elles se sont levées et ont marché, elles ont crevé l’écran. On ne voyait rien de leur peau et rien de leurs membres, et pourtant, elles montraient assez d’elles-mêmes pour dégager une sorte de beauté. Une démarche élégante et sensuelle, une silhouette majestueuse, un profil général prestigieux. Elles peuvent sans conteste donner envie à des petites filles de suivre leur exemple.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté, prostré sur mon banc. Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait après m’être secoué de ma torpeur.

« Istanbul » d’Orhan Pamuk

Je ne prétends pas être autre chose qu’un beauf, moi, qu’il n’y ait pas d’ambigüité entre nous. J’ai emporté Orham Pamuk dans mes bagages, écrivain turc, prix Nobel de littérature 2006. De plus, comme je suis un touriste avec de petites attentes, j’ai emporté Istanbul, Memories and the City, qu’il a publié un an avant de recevoir le Nobel.
Si aucune page de ce livre n’est géniale, le livre dans son ensemble se lit merveilleusement bien, en particulier à Istanbul (cela dit sans vouloir frimer, c’est juste une évidence). Ulysse par exemple, se lit moins bien à Dublin, je pense, car au fond, peu de choses sont dites sur Dublin dans Ulysse.

Or, j’ai lu quelques chapitres de Pamuk sur le Bosphore alors que j’étais sur un bateau qui remontait le Bosphore, et là, j’avoue que ce fut une belle expérience. Comme, en outre, le livre est rempli de photos noir et blanc, et de reproductions de peintures, on lit sans ressentir le besoin de prendre des photos soi-même.
Pamuk dit que le Bosphore passe en plein centre de la ville. Je suis un peu réservé devant cette assertion car la rive asiatique d’Istanbul est beaucoup moins centrale que la partie européenne. Quasiment tout ce qui se visite, quand on ne fait que passer, se situe à l’ouest.
Le livre de Pamuk se lit formidablement car il passe avec grâce de ses souvenirs d’enfance, de sa famille, à la ville, à l’histoire et à l’histoire culturelle.
Exemple :
Chapitre 6, « Exploring the Bosphorus », parle des excursions avec sa mère et son frère, et parle de la mélancolie qu’il y a, quand on est Turc, à voir les demeures ottomanes magnifiques au bord de l’eau, sur des kilomètres. Il réalise combien d’autres Turcs, autrefois, avaient une vie tellement « extravagante ». Nostalgie du passé qui mène au 
Chapitre 7, « Melling’s Bosphorus ». C’est une promenade dans les peintures de Melling, peintre allemand d’origine française qui a beaucoup rerésenté la ville au XVIIIe siècle.

Après quoi il revient sur des souvenirs familiaux, et en particulier les disparitions de son père. Les absences de son père sont au coeur de la tristesse de l’écrivain qui analyse et généralise cette tristesse dans le
Chapitre 10, « Hüzün ». Hüzün, c’est le nom d’origine arabe qui désigne la mélancolie spécifique à la ville d’Istanbul. Cela amène l’écrivain à évoquer de grands intellectuels stanbouliotes mélancoliques dans le
Chapitre 11, « Four Lonely Melancholic Writers ». Ces écrivains ont cherché à créer une littérature turque moderne, tous les quatre inspirés par la littérature française : le poète Kemal, le mémorialiste Hisar, le romancier Tanpınar et l’historien Koçu. La thèse de Pamuk est que ces grands créateurs de la modernité turque ont pu trouver leur voix propre en se consacrant à la dériliction d’Istanbul, la chute de la civilisation ottomane, et à la sombre poésie du Bosphore.
Après quoi il consacre un petit chapitre à sa grand-mère, qui était contemporaine de ces quatre écrivains et qui était elle-même historienne. C’est ainsi que chaque chapitre pourrait se lire indépendamment les uns des autres, mais qu’ils résonnent les uns dans les autres, s’appellent, se relaient.
C’est un fait, tout cela devient une lecture prenante. Le lecteur a envie d’en savoir plus à chaque fin de chapitre, alors qu’il n’y a pas d’intrigue, pas de fiction, pas de suspens, pas d’énigme à résoudre. Le genre général et accueillant de l’essai me correspond de plus en plus, et celui-ci est un modèle du genre autobiographique.
Chacun devrait écrire son Istanbul à soi.

Yilmaz et ma vie de lycéen

Dans les rues d’Istanbul, je lis des noms qui me rappellent des copains de collège et de lycée.
Yilmaz, en particulier. C’était un bon copain pendant les années de lycée, période assez morose pour moi, au demeurant.
Avec Yilmaz (j’ai oublié son prénom, mais je suis nul en prénoms), nous formions un trio de grande classe. Un certain Samir Rached complétait le trio. C’est Yilmaz qui, au sortir d’un cours de géographie, avait repabtisé Samir « Pamir Rached ». Cela nous faisait beaucoup rire, preuve s’il en est de la morosité de cette période de ma vie.
Un Turc, un Arabe et un Français. Ou plutôt trois Français de trois origines variées. Cela ne m’était jamais venu à l’esprit que nous faisions du multiculturalisme. Dans la France profonde, c’est le genre de choses que l’on fait sans qu’on en sache rien, comme M. Jourdain de la prose.
Je ne sais pas ce qu’est devenu Yilmaz. Sa famille venait d’un village de Turquie dont il disait que c’était un petit paradis. Il était meilleur en mathématiques que moi, et j’étais meilleur que lui en lettres. Lui et Pamir Rached jouissaient d’un immense respect de la part des professeurs. Ces derniers les croyaient toujours capables d’atteindre des sommets. Cela faisait rigoler Pamir, car Pamir rgolait toujours ; et quand il ne rigolait pas, il souriait, et son sourire charmait les professeurs femmes.
J’y pense, je ne sais pas s’ils étaient français ou pas.
Yilmaz parlait de mathématiques avec poésie. Je serais bien resté en contact avec lui, ainsi qu’avec Pamir Rached, mais j’ai quitté tout ça, le lycée, les villages où je vivais, l’étouffement relatif et la platitude de ma vie. Et malheureusement, Yilmaz faisait partie de ce décor. Si cela se trouve, il y est encore.