De l’art, de la politique et de l’art politique

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 Lecteur, regarde cette image d’arme à feu, surmontée de ces néons qui disent « Hors d’usage », et demande-toi à quoi cela correspond.

Pour un Français, c’est une oeuvre d’art minimaliste (ou conceptuelle, ou arte povera, etc.) telle qu’on en voit des tas dans nos musées et nos expositions internationales.

A Belfast, tout de suite, cela prend un sens plus ancré : fin des Troubles entre les groupes paramilitaires républicains (indépendantistes) et unionistes (pro-britanniques). Cela renvoie à tous les désarmements en général, mais ici, on pense d’abord au désarmement des groupes paramilitaires.

Quand j’ai demandé à des amis ce qu’ils avaient pensé de l’exposition, à ma connaissance, personne n’a aimé. Ou plutôt, personne de ma connaissance n’a aimé. Cela revient peut-être un peu au même, je ne sais pas. Ce qu’on lui reproche, à l’exposition, c’est un message trop évident, une leçon un peu trop naïve et fatiguée du genre « les catholiques et les protestants main dans la main », « aimons-nous les uns les autres », etc.

Cet aspect-là existe, c’est certain, et c’est aussi obvie que cela peut l’être.

Originaire de Glasgow en Ecosse, Buchanan est accueilli à la gallerie Ormeau Baths et présente des oeuvres qui tournent en effet toutes autour des passages entre les deux religions. La qualité de ses oeuvres, alliée à une posture politique claire, simple et aisément reconnaissable géographiquement (minorité religieuse à l’intérieur de la Grande Bretagne), le rend éminemment exportable dans le monde entier. Le soir du vernissage, il revenait de Taiwan.

Je recommande à mes amis artistes de prendre modèle sur Buchanan : un message clair et simple à la surface, pour complexifier si nécessaire dans le détail.

Voici les éléments du succès : photos d’un club de foot « irlandais » en Ecosse, mais dont les joueurs sont d’une autre religion que celle supposée, ou des joueurs d’une autre couleur de peau, combinatoire presque infinie. Deux grands portraits de l’artiste et de sa femme, à côté desquels sont exposées les origines « ethniques » de ces derniers, et des statistiques qui montrent qu’ils ont fait un « mariage mixte ». Des vidéos de fanfares protestantes et de fanfares catholiques diffusées simultanément mais séparées par un mur, et avec le son d’une seule des deux vidéos.

Etc., etc.

Ce sont les éléments du succès pour les commissaires d’exposition, bien sûr, pas pour le grand public. Le grand public, même cultivé, ne va jamais aux expositions d’art contemporain et c’est à peine s’il s’intéresse à l’art non contemporain. Il est donc logique que l’art fasse son business en dehors de lui. A la différence de la politique, si vous ne vous intéressez pas à l’art, l’art ne s’intéresse pas à vous.

J’ai beaucoup aimé une installation qui tourne autour de Thomas Muir, un Ecossais des Lumières qui a fluctué entre les religions pour devenir un révolutionnaire français, et dont le destin croise l’histoire de l’Europe, de l’Amérique et même de l’Australie. Une installation qui joue avec plusieurs médias et plusieurs dimensions de la culture, mêlant l’enfance de l’artiste, le quartier où il a grandi, avec la vie de ce personnage extraordinaire. Il y fait un usage de la chronologie qui nous mène à réfléchir sur le sens des événements historiques, sur les lectures individuelles et collectives de l’histoire.

Comprenez, mes amis ? Un message clair, quitte à complexifier après, en dessous. Un message clair pour que les Chinois, les Japonais et les Anglo-saxons puissent se dire : « Ah lui ? oui, son truc c’est … » ; « Je vous recommande Une telle pour votre biennale : son travail tourne autour de … »

Cela explique le succès de la sagesse précaire : des messages simples sur un fond compliqué. Des principes clairs, des gestes autoritaires et une expression confusément volontariste.

Joyeux anniversaire Claude Lévi-Strauss

Heureux Français qui habitez Paris. Demain, grâce à vos allocations chômage, vos RTT, votre patron qui est compréhensif, vos parents qui vous entretiennent, vous pourrez aller fêter le centenaire de la naissance de Lévi-Strauss au Musée du quai Branly. Par ici le programme.

S’il vous faut une chose, une seule chose pour vous convaincre d’y aller, ce sont les lectures des textes tirés de son oeuvre. Des dizaines et des dizaines de personnalités vont lire des passages de Tristes tropiques surtout, mais aussi d’autres livres.

Vous y verrez vos intellectuels préférés, comme Julia Kristeva, Claude Lanzmann, George-Marc Benhamou. Vos ministres favoris, comme Valérie Pécresse (qui lira trois pages extraites de Saudades do Brasil). Des stars des médias, comme les frères Poivre d’Arvor, Ali Baddou, Raphaël Enthoven, Alexandre Adler, Gérard Miller.

Si j’étais méchant, je soulignerais le fait, ironique s’il en est, que notre BHL national lira, avec le talent qu’on lui connaît, un célèbre extrait de Tristes tropiques intitulé, dans le programme, « Notre ordure lancée au visage de l’humanité« . Faire cela au plus grand représentant des arts et des lettres françaises!

J’aurais bien aimé faire cette lecture moi-même, seul sur scène, baigné d’un halo de lumière faisant scintiller les poils noirs de ma poitrine déboutonnée :

« Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.

Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud (…) Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. »

Tristes tropiques, I, 4

Vous y verrez aussi vos écrivaines de chevet : Hélène Cixous, Claude Imbert, Danièle Sallenave, Irène Frain (qui lira « Faire l’amour, c’est bon », hi hi.)

La liste est trop longue. C’est un déluge de personnalités, mises en espace par Daniel Mesguich, cela promet d’être pétillant.

Si j’étais à Paris, j’irais, je crois, pour les lectures, pour écouter et me tenir aux aguêts, au cas où tout un tas d’idées se déclenchent. Car lire Lévi-Strauss, c’est souvent très stimulant, surtout quand on travaille sur le voyage et sur l’écriture.

Caroline Riegel, ingénieuse et marcheuse

En disant « Caroline Riegel, ingénieuse » je fais un jeu de mot. Comme je n’ai pas d’humour, j’explique mes blagues.

Ingénieuse, ici il faut le lire comme féminin d’ingénieur, car elle est ingénieur hydrologue, elle a construit un barrage dans la Montagne Noire (Dieu sait ce que c’est) et un au Gabon (mais où au Gabon, Dieu le sait.) Et puis elle a décidé de faire un long voyage du lac Baïkal au Bengale, en passant par les steppes et les montagnes d’Asie centrale.

Comme cela se peuple, dites-moi, l’Asie centrale ! Un nombre très élevé de livres de voyage paraissent ces temps-ci sur cette région du monde. On peut le comprendre pour différentes raisons : 1) Région riche en pétrole, elle intéresse toutes les puissances du monde. 2) Région riche en jolies femmes, elle intéresse tous les traîne-savate. 3) Région riche en cultures mélangées, elle passionne les ethnologues. 4) Région longtemps sous-visitée, elle représente quelque chose de neuf.

La carte générale de Caroline Riegel va un peu dans le sens d’une région très pure, très « neuve ». De même, les photos qui parsèment le livre sont toutes prises dans la nature. À feuilleter le premier tome de Soifs d’Orient, un léger malaise s’installe : on dirait que ces immenses territoires ne connaissent pas la ville, que les hommes qui peuplent ces lieux n’ont jamais rien construit. Puis quand on lit le récit de voyage, les villes apparaissent mais sont détestées par la narratrice. Elle les trouve sales, grises, sans charme.

Il faut s’interroger sur tous ces voyageurs qui n’aiment pas les villes. Ils y voient une perte d’authenticité. C’était déjà le cas chez nos orientalistes du XIXe siècle, qui allaient voir en Algérie et au Liban une humanité et une nature pas encore contaminées par la révolution industrielle. Nos grands voyageurs écologistes sont-ils vraiment tout à fait différents de nos grands artistes colonisateurs des siècles passés ?

Je pose seulement la question.

Reste que notre ingénieuse hydrologue féminise la cartographie. Du moins elle essaie, dans l’apparence.

La carte qu’elle place en début de récit est légendée ainsi : « Du Baïkal au Bengale : pérégrination d’une goutte d’eau. »

Sur une carte satellite, la ligne de l’itinéraire de l’ingénieuse Caroline est un peu impressionniste, comme un coup de pinceau assisté par ordinateur. Les lignes de l’itinéraire sont jonchées de gouttes d’eau.

Il n’y a pas à dire, c’est un bel itinéraire. Un grand zig-zag dans l’Asie centrale, qui n’est pas sans rappeler la figure symbolique du Yin et du Yang. Comme je n’ai pas de sens artistique, j’explicite et j’illustre mes idées plastiques. Avec des couleurs, sans quoi la vie est terne.

Au Baïkal, la formation scientifique de notre voyageuse s’avère précieuse. Elle en parle avec émotion et en connaissance de cause. Une telle masse d’eau pure, sur la terre, pour elle c’est une perle. D’ailleurs elle intitule son chapitre « La perle de Sibérie ».

Et moi, ce que je trouve précieux, ce qui m’émeut, c’est le destin scientifique de la voyageuse. Je l’aime d’autant plus qu’elle est une femme de science, qu’elle va voir des savants dans des instituts de limnologie (science des lacs), qu’elle s’informe et que le lecteur l’admire autant pour ses aventures de voyageuse que pour son savoir qu’on imagine vaste.

En réalité, on n’en sait rien, mais cela fait partie de la panoplie du voyageur, ses compétences supposées, les exploits qu’on lui prête, les mystères qui l’enrobent. C’est le crédit du voyageur.

« Hunger » : des corps, de la merde, de l’art et des Irlandais

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Ceci est une fresque que l’on peut voir dans les quartiers catholiques de Belfast.

Le passant, le voyageur candide, pourrait croire qu’il s’agit de figures christiques, ou des moines, ou des saints, ou des personnages de la Bible. Cheveux longs, barbes, vêtus de capes, pieds nus, dignité de la pose, ils ont tout l’attirail pour figurer dans la Légende dorée.

En réalité, ils représentent les grévistes de la faim qui, enfermés dans les prisons britanniques à la fin des années 70, réclamaient un statut politique spécial. Ils ont d’abord refusé de porter les uniformes de prisonniers, puis ils ont fait une grève de la toilette, puis ils ont décidé de couvrir de leurs excrément les murs de leur cellule. C’est pourquoi on les voit non rasés, enveloppés dans des couvertures, et dans un décors de de couleur terre sienne. Leur situation ne s’améliorant pas, ils se lancèrent dans une grève de la faim qui menèrent dix grévistes à la mort.

A l’occasion de la sortie de Hunger, le film de S. Mc Queen, Courrier international propose une chronologie des événements. Les « troubles », comme on disait là-haut.

Cela s’est passé en 1981, l’année même où, en France, la gauche arrivait au pouvoir, où la peine de mort fut abolie, où Jack Lang se lançait dans des années de célébrations culturelles sans fin. On oublie, en France, que juste à côté, en Irlande et au Royaume uni, les violences étaient encore terribles entre républicains (indépendantistes et catholiques) et unionistes (pro-britanniques et protestants). Que cette violence n’a vraiment cessé qu’il y a peu.

Ce qui frappe dans cet événement des prisonniers de la prison « H Block », c’est l’interaction entre l’art et la politique. Bobby Sands écrivait des poèmes en prison, qui étaient publiés par des journaux irlandais. Les protestations étaient esthétiques et agissaient sur les sens, l’odeur, la vision, et sur l’imagination du public. L’activisme de ces gens ressemble à des performances de Joseph Beuys, à des actions horribles des « actionnistes viennois ».

Et les fresques dans les rues rappellent cette coexistence puissante entre art et revendication politique. N’oublions pas les liens serrés qu’il y a toujours eu entre l’art européen et la martyrologie chrétienne. Les corps souffrants, les passions, les gisants, ont toujours inspiré les chrétiens d’Europe de l’ouest. De ce point de vue, il est clair que, malgré les critiques qui peuvent leur être faites, les catholiques ont au moins remporté une bataille, celle de l’image, comme on dit aujourd’hui.

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Ce n’est donc pas un hasard si c’est un artiste qui a réalisé Hunger.

Steeve Mac Queen, lauréat du prix Turner, a choisi de traiter le sujet de Bobby Sands pour son premier long métrage, et c’est un film essentiellement artistique. Politiquement, on ne saurait dire si le film est anti-britannique ou non. On voit bien qu’aucune décision n’était facile à prendre à l’époque. Mais l’essentiel du film n’est pas là.

On voit des corps, la blancheur des corps, des corps nus qui cherchent à se protéger des brutalités d’autres corps, noirs ceux-là, le noir de l’uniforme étatique. On voit le corps des hommes de l’Etat et le corps blanc des hommes sans Etat. On voit deux façons de faire de la politique : celle de l’Etat (ici l’Etat britannique, mais ce pourrait être l’Etat français) et celle des hommes à qui il ne reste plus rien que leur corps nu, sans arme et sans pouvoir.

Transfiguration des corps sans arme, sans pudeur et sans force.

On voit combien les forces de la police sont impuissantes face à ces enragés irlandais. Combien les matons ont peur de se faire assassiner par les paramilitaires indépendantistes, qui continuaient d’agir dehors. Combien les coups ne portent plus vraiment, lorsque les corps n’appartiennent plus au même régime, au même mode de perception.

Je parle d’un film, n’est-ce pas, non pas de la réalité des événements.

Un film très esthétisant, donc, avec des contrastes tranchants, la blancheur des peaux dans l’obscurité des cellules. La merde sur les murs y est filmée comme de la matière colorée, car on a beau retourner le problème dans tous les sens : le caca c’est sale, mais étalé sur un mur blanc, c’est joli. Cela fait partie du scandale que constituent ces événements.

Et je ne parle de la longue séquence du dialogue entre Bobby Sands et l’homme d’église. D’abord leur accent et leur débit m’empêchaient de bien comprendre, et puis la scène est trop longue et mon billet doit s’arrêter. Qu’on me laisse seulement dire que cette scène restera dans les annales du cinéma comme un des plus longs plans-séquences dialogués qui soit. Voilà une autre performance physique des acteurs, dont on ne parle jamais, car, évidemment, ce qu’a enduré l’acteur principal pour incarner un homme qui meurt de faim dépasse l’entendement et prend toute l’attention des médias.

Un film sur les corps suppliciés, sur la religion dans un monde matériel. La religion des corps, que personne ne peut encadrer, ni contraindre.

Joies de la déprime

Le voyageur a souvent le cafard, la face morose, son avenir est sombre, il ne croit en rien. Les Chinois l’ont convaincu que voyager n’apportait pas le bonheur. Oui, le voyageur est précaire et il déprime.

Mais la déprime n’est pas négative. Elle permet de flotter, d’être comme un bouchon sur la vague. C’est la bonne distance entre la dépression et les hauteurs euphoriques. Les hauts et les bas du sage précaire ne sont ni très hauts ni très bas. Le résultat est une heureuse superficialité ; propice au nomadisme.

Ecrivains voyageurs écolo : l’exemple de Sylvain Tesson

Il y a de nombreux types d’écrivains voyageurs. L’image promue par le mouvement Pour une littérature voyageuse ne relève que d’un type, sans doute majoritaire mais très circonstancié dans l’histoire. Masculin, solitaire, soixante-huitard et post soixante-huitard, fier de ses choix de pseudo-nomade, méprisant vis-à-vis de ceux qui sont restés chez eux, méprisant vis-à-vis des « petit moi » et des recherches formelles.

Heureusement, il y a d’autres voyageurs, et d’autres écrivains.

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La carte de ce récit de voyage, par exemple, vient d’un livre de jeunes voyageurs qui suivent un projet poétique et environnemental : le trajet du pétrole, depuis son extraction jusqu’à la mer méditerranée. Un photographe et un écrivain qui a l’habitude des steppes d’Asie centrale, pour les avoir déjà beaucoup pratiquées, à pied, à bicyclette et à cheval.

La carte, déjà, me plaît pour ce qu’elle montre de tentative personnelle. Ils y ont mis de la couleur, des dessins, de l’écriture manuelle. Il y a un effort.

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C’est un livre un peu cher, mais dont les photos sont remarquables, et le texte peut-être remarquable aussi (je n’ai pas encore eu le temps de lire.)

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L’Asie centrale est là, fascinante, avec ses populations mêlées, ces filles russes qui côtoient des filles chinoises ou turco-mongoles, dans des langues variées dont aucune ne peut véritablement s’imposer.

Asie centrale d’où éclatera peut-être le prochain conflit majeur, puisque toutes les grandes puissances sont là, armées à l’appui, à s’assurer de leur approvisionnement de pétrole.

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La carte de Nicolas Bouvier

Pour son long voyage, de juin 1953 à octobre 1956, Nicolas Bouvier avait une carte gigantesque. Une carte qui couvre le territoire de Genève à Yokohma, en passant par le Khyber Pass et l’île de Ceylan, ça ne se plie pas aisément dans les bouchons et les files d’attente aux feux rouges.

C’était un grand amoureux des cartes. Depuis l’enfance, il les admirait, les parcourait du regard. Je ne peux pas en dire autant, moi, je n’aime les cartes que depuis peu. C’est la philosophie qui m’a amené vers les cartes, j’en ai un peu honte. J’aurais préféré être un enfant cartographe, rêveur et lisant des romans d’aventure. Las, je n’étais que métaphysicien, comme tous les gamins d’artisans.

 Les surfaces de papier, je les coloriais, les maculais, comme s’il fallait toujours en achever le contenu.

Les écrivains voyageurs, quand ils publient leur récit, ne pensent pas assez eux non plus, aux cartes. Jean Rolin n’en a intégré qu’une seule, sauf erreur, dans ses livres – dans Ligne de front.  

Il est curieux que Bouvier n’ait pas imaginé d’en créer, dans son oeuvre, à sa manière. Il aimait le visuel et l’auditif autant que le littéraire, et il aimait les cartes. Qu’est-ce qui le retenait de se lancer dans des palimpsestes de lignes territoriales ? De faire vibrer les directions, les orientations, les itinéraires et les signalisations ?

Cartes et écriture

Un récit de voyage, traditionnellement, cela commence avec une carte. Le lecteur ouvre le livre et la carte le fait déjà rêver.

Moi, je suis peut-être un mauvais exemple, mais vous me montrez une carte, et je plane. Au début d’un récit de voyage, la carte fonctionne un peu comme un deuxième sommaire. Une pré-table des matières.

Du point de vue poétique, c’est une image qui provoque une tension, une excitation muette en attente d’un texte qui devrait normalement faire vivre, faire respirer ce réseau de lignes. Le lecteur est pris dans un double mouvement contradictoire : il commence à imaginer les paysages, et il s’interdit de le faire. Il ne veut pas trop dévoiler le mystère que propose toute carte, même les cartes des lieux dont nous sommes familiers.

Généralement, sur la carte, figure une ligne repérable : c’est l’itinéraire de l’écrivain voyageur. Là encore, excitation, tension. Une pauvre ligne qui indique le trajet d’un voyageur, ou d’un convoi, dans un pays, un continent : comment ne pas y voir le symbole du fil de la vie d’un individu, mortel, dans l’immensité du monde ? Et se demander : pourquoi par là plutôt que par là ? Pourquoi cette ligne droite, alors qu’il aurait été si enrichissant d’aller en zig-zag ? Et nous voilà dans le roman, dans l’intrigue littéraire, dans les dernières pages de L’éducation sentimentale de Flaubert. Les deux amis qui font le bilan ; toi et ta vie en zig-zag, moi et ma ligne droite, nous avons péché par excès ou par manque de rectitude.

La carte des récit de voyage mérite donc qu’on en fasse des analyses. On en parle beaucoup trop peu, beaucoup trop peu. C’est bien simple, on en parle presque jamais! Demandez-vous, quand avez-vous parlé la dernière fois des cartes figurant dans les récits de voyage ?

En voici quelques unes pour réparer ce manque d’attention.

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Ella Maillart, Oasis interdites (Payot, 2002 (1937)). Carte officielle de la Chine des années trente, les noms y sont écrits en transcription phonétique de l’époque. Les lignes de l’itinéraire sont des traits identiques aux lignes des frontières. Tracer sa route, dit Derrida, c’est équivalent à l’acte d’écriture, c’est tracer une frontière. On y voit encore la Mandchourie, on voit la date, on pense à l’histoire, aux Japonais, aux nationalistes, aux communistes, aux seigneurs de la guerre, à l’immense merdier qui régnait en Chine à cet époque. Elle va traverser ce territoire avec Peter Fleming.

« Qu’on soit historien, écrit Nicolas Bouvier, philologue, mystique ou voleur de chevaux, cette lente traversée de la côte chinoise à l’Inde moghole est sans doute le plus beau trajet de pleine terre qu’on puisse faire sur cette planète. Prenez la mappemonde et trouvez-moi mieux! »

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Le grand trajet de Bouvier lui-même. Beaucoup moins de ligne, tout d’un coup. Peu de noms, beaucoup de blanc.

Une carte, d’ailleurs, qui n’est certainement pas de Bouvier lui-même. C’est un des problèmes intéressants de ce sujet d’études : certaines cartes sont conçues par l’écrivain, d’autres le sont par l’éditeur. Comme Bouvier n’a pas écrit un seul livre sur l’ensemble de cet itinéraire, mais trois, plus des émissions de radio, cette carte est une reprise a posteriori, une synthèse générale du grand voyage des années 1950 qui allait l’inspirer pour le restant de sa vie.

Les éditions du sage précaire, 2

Si j’avais une grosse entrée d’argent, comme cela arrive parfois, je sais ce que je ferais.

J’en ai déjà parlé il y a un an jour pour jour.

Je choisirais une jeune femme de toute beauté et au chômage. Si, cela existe, en 2008, ne me dites pas que cela n’existe pas.

Il me faudrait une femme extrêmement charmante au contact, intelligente, ayant le sens des livres et le sens de la vente. Je ferais d’elle la directrice en chef des Editions du Sage Précaire. Je la salarierais grassement pour qu’elle me soit fidèle, mais je lui ferais comprendre que la vente, la vente, ma mignonne, la vente serait l’objectif absolu de son emploi et de son avancement futur. Ou tout au moins la tentative de la vente, une certaine volonté de vente.

Un désir de vente.

Je ferais venir mon assistante à Belfast. (Elle serait directrice en chef, mais comme je serais le chef des directeurs en chef, je pourrais dire d’elle qu’elle est mon assistante.) Je la logerais dans une belle maison pas trop loin de celle que je partage avec des Slovaques, et pas trop loin de l’université Queen’s. Tiens, je la logerais entre la fac et ma maison. Et ensemble, nous fabriquerions et vendrions des livres extraordinaires.

Nous nous envolerions pour la Chine et ferions signer un contrat d’exclusivité à Neige. Pour les cinq ans venir, tout ce que tu écris en français nous appartient de droit. Personne d’autres que nous n’aura le droit d’en faire un bouquin, c’est à prendre ou à laisser. (Il faudrait que mon assistante ait un peu le sens du contact, qu’elle mette un peu de chaleur et de rondeur dans les rendez-vous d’affaire. D’ailleurs, c’est elle qui s’occupera de tout ça, car moi, j’ai une thèse à écrire. Sauf pour les auteurs femmes, que j’irai voir tout repentant, tout modeste, avec des promesses et du miel plein la bouche.) Il y a d’ores et déjà deux bons livres à construire avec les textes de Neige. L’un des deux, nous y avons déjà travaillé et Neige était d’accord pour le construire sur le plan d’un journal intime durant quatre saisons. 

Neige sera la première à être publiée, et elle sera la fée protectrice, l’ange gardienne, la patronne, la reine, la princesse des Editions du Sage Précaire.

Mon assistante pourra prendre deux ou trois stagiaires en « métier du livre » pour l’aider à corriger et à mettre en page, etc. (Ou mieux, des stagiaires en rien du tout, des filles isolées mais pleines d’idées et de joie pour faire de ma maison d’édition un havre de paix et de rire.) Elle est directrice en chef, elle gère.

Après, nous irons à Angers et nous ferons signer un contrat d’exclusivité à Mart concernant tous les polars à venir. Exclusivité pour la série qu’il est sur le point de réaliser. Le premier bouquin de la série, que j’ai eu le plaisir de lire, est quasiment prêt. Mon assistante n’aura presque rien à faire (franchement, pour ce que je la paye, celle-là, on se demande de quoi elle se plaint, heureusement que je l’aime et que je ne peux pas me passer d’elle.) 

Après quoi, nous aurons une assez grande force de frappe pour faire masse. Nous serons en position de force pour attirer à nous des talents. Nous aurons assez de charme pour faire écrire les plus récalcitrants. Je dépêcherai mon assistante vers Dominique pour le motiver à écrire son polar à lui. Ou alors pas un polar fini, mais des fragments de polars, des idées de polars, des ambiances, des scènes de meurtres, des scènes de fesse, des personnages campés, comme ça, au milieu de rien. Je créerai une collection de livres noirs qui s’appellera : Idées de polars

Pour motiver mon assistante à vendre, à trouver des idées pour vendre, je l’intéresserais aux ventes. Mieux, je lui laisserai la totalité des gains pour les cinq premières années. Après, on verra. Vendre, il n’y a que cela de vrai. Il n’y a que cela qui fâche. Il n’y a que cela qui soit difficile. Tout le reste, avec une bonne assistance, on en vient bout.

Vous comprenez, il ne faut jamais se lancer dans un business de livres sans avoir conscience que c’est un business.

On est toujours trop bon avec les femmes

En 1947, Raymond Queneau a sorti un roman bizarre intitulé On est toujours trop bon avec les femmes sous le pseudonyme de Sally Mara. L’action se déroule dans le bâtiment de la poste, à Dublin, lors du soulèvement de 1916.

Une femme reste coincée dans les toilettes pendant que les assaillants prennent la poste. Ils se croient seuls à l’intérieur quand on s’aperçoit de sa présence. Commence alors une histoire tragi-comique où les questions de sexualité, de religion et de politique s’entremêlent savamment.

La compagnie « Theatre of pluck » met en scène l’adaptation du roman traduit en anglais : We always Treat Women too Well. C’est à voir ce week-end à l’université Queen’s, Belfast.

Les spectateurs achètent leur billet et sont invités à sortir pour aller rejoindre la salle de théâtre en petits groupes, tandis que, dans les travées de l’université, des acteurs jouent des scènes de rébellions.

La pièce est très bien jouée, la musique d’accompagnement est jouée sur scène, par les comédiens eux-mêmes, sur des instruments dispersés dans la salle.

Le public est assis sur des chaises de part et d’autres d’un espace libre, ni scène, ni cirque.

La femme que les révolutionnaires découvrent est agnostique et méprise tous ces papistes. En même temps, elle est séductrice, et par son hyperactivité sexuelle, elle trouble profondément les soldats qui sont pourtant détenteurs des armes, de la puissance. Ils ont tous les droits sur elle, puisqu’aussi bien ils sont dans une zone de non-droit, mais curieusement, on ne sait plus qui viole qui, et l’histoire évolue vers une mascarade où les identités se dissolvent, pour finir par le meurtre du couple de soldats irlandais homosexuels.

La question du droit des femmes – ce que le metteur en scène appelle un « proto féminisme » – était très présente dans les mouvements « pro-irlandais » du début de du XXe siècle. La déclaration d’indépendance de 1916 stipule le droit de vote des femmes, et le théâtre de ces années-là faisait surgir des problématique de cet ordre. Ce sont les particularités des temps révolutionnaires et des mouvements de libération : une agitation des idées et des valeurs qui permettent à des intellectuels, des philosophes, de côtoyer un peu tout le monde.

Le metteur en scène, Niall Rea, tient à ajouter la question homosexuelle (‘queer’) à celle des femmes. Il se sert du roman de Queneau pour revisiter cet aspect de l’histoire irlandaise, n’est-ce pas délicieux ? Donnons-lui la parole : « In this stage adaptation of this outrageous literary oddity, I will re-examine the ‘queer’ qualities of the story of 1916 as perversely told by Queneau… »

Rien que pour cela, on devrait inviter cette production en France. Cela pourrait donner envie de relire Queneau, de s’intéresser à l’histoire irlandaise, et de voir comment les questions sexuelles sont posées et reposées, au sein de l’université et des arts vivants britanniques.