Lettre ouverte aux entreprises culturelles françaises souhaitant se développer dans le monde arabe

Dans un contexte où les industries culturelles françaises cherchent à renforcer leur présence dans les pays du Golfe persique et, plus largement, dans l’ensemble des mondes arabe et musulman, une exigence fondamentale s’impose : la capacité à produire et communiquer directement en langue arabe.

Je trouve incroyable que des entreprises reconnues pour leur excellence, leur créativité et leur expertise internationale puissent encore déclarer ne pas disposer de compétences arabophones en interne. Je peux le comprendre pour nos voisins, mais pour la France, je déclare que c’est une anomalie.

Il est possible qu’une telle lacune fragilise la crédibilité des acteurs français auprès de partenaires des monarchies pétrolières, mais le problème est ailleurs. Je ne veux pas limiter mon propos à la banalité selon laquelle les pays arabes accordent une importance considérable à la maîtrise de leur langue et à la compréhension fine de leurs contextes culturels.

Mon propos est d’abord dirigé vers la culture française elle-même. C’est pourquoi je m’adresse ici à vous, acteurs français de la culture, des arts et des lettres : affirmez-vous comme français avec tout ce que cela implique de luxe, de raffinement, de musées et de philosophie, mais aussi en soulignant l’arabité de la France.

Un rappel nécessaire : la France entretient un lien ancien et profond avec le monde arabo-musulman

L’histoire française est marquée depuis plus de treize siècles par des échanges multiples avec le monde arabo-musulman :

  • contacts politiques et commerciaux dès le haut Moyen Âge ;
  • guerres et batailles dont la légendaire histoire qui raconte que Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers en 732.
  • influences littéraires, notamment dans la tradition des troubadours, largement inspirée de la poésie arabo-andalouse ;
  • transferts architecturaux, visibles jusque dans l’art roman, nourri des savoir-faire développés en Espagne andalouse ;
  • croisés partis en Terre sainte et devenant arabes au sein de leurs « Royaumes francs » en Orient ;
  • importance d’Averroès dans les Lumières françaises comme l’a rappelé Jean-Luc Mélenchon lors d’une audition d’une commission parlementaire sur l’islam en France ;
  • relations contemporaines issues des dynamiques coloniales, migratoires et culturelles.

Lire aussi : Les rapports anciens de la France avec l’Islam. Comment les identitaires prennent nos ancêtres pour des cons

La Précarité du sage, 2021

Ces liens ont façonné durablement la culture française. Ils rappellent que la France est certes un pays laïque, qu’il est surtout un pays d’athées, et qu’il fut un grand pays catholique puis protestant, mais qu’elle est aussi un territoire marqué par des apports arabo-musulmans pluriels et anciens. Cette réalité constitue une richesse culturelle et diplomatique majeure que vous devriez mettre en avant dans vos démarchages et vos négociations.

Valoriser les compétences françaises pour renforcer la présence à l’international

Dans cette perspective, il est essentiel que les entreprises culturelles françaises mobilisent les ressources arabophones présentes sur le territoire national. Qu’ils soient d’origine arabe ou non n’importe pas puisqu’ils sont Français.

La France dispose d’un vivier de professionnels hautement qualifiés, maîtrisant l’arabe classique, l’arabe culturel, ainsi que l’anglais et le français à un niveau d’excellence. Ils sont capables de produire des contenus exigeants, adaptés aux standards internationaux, et sensibles aux nuances culturelles indispensables à tout projet dans le monde arabe.

Ne venez plus en Arabie Saoudite sans avoir du personnel français arabisant.

Recourir systématiquement à des compétences externes ou étrangères, alors que ces profils existent en France, revient à négliger un atout stratégique majeur et à donner une image affaiblie d’une filière française pourtant riche de sa diversité culturelle.

Un enjeu de crédibilité et de respect mutuel

Pour s’implanter durablement dans les pays du Golfe persique (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar, Oman, Koweït) les entreprises françaises doivent démontrer qu’elles peuvent produire en arabe.

Produire en arabe ne peut pas être un simple service additionnel.

Assumer et mettre en valeur la pluralité culturelle française est également un levier diplomatique puissant, en cohérence avec l’histoire millénaire de la France.

Investir dans les compétences arabophones françaises

Pour accompagner ce mouvement, la Sagesse Précaire peut activer ses réseaux afin de mettre en relation les entreprises avec des Français arabophones formés, expérimentés et capables de répondre aux exigences des partenariats internationaux. Appelez le Sage précaire si vous rencontrez des difficultés pour trouver les perles rares qui vous feront briller : mon carnet d’adresses est plein de profils français arabes excellents.

Ma lettre touche à sa fin. Il me reste un argument pour vous convaincre d’assumer votre dimension orientale : vous vous enrichirez ! La réussite des entreprises culturelles françaises dans le monde arabe repose sur une stratégie claire qui tourne le dos aux discours identitaires et embrasse enfin la France dans son histoire arabo-musulmane.

Revoir Comme un avion, de Bruno Podalydès. Un film musical

Hier soir, j’ai voulu regarder un film sur le site de l’INA ou peut-être de France 5 Monde. Je n’ai pas tenu plus de quelques minutes dans ce film que je ne nommerai pas. Dès le début, ça sonnait faux. On voyait tout de suite les ficelles des dialoguistes. Mal écrit, mal construit. Je ne peux plus supporter ça. On ne peut plus me piéger dans un carcan narratif aussi faible. Et je ne comprends pas comment on peut financer des scénaristes de ce niveau et se satisfaire de ce résultat. Donc j’arrête. Quand c’est mal écrit, j’arrête.

En cherchant autre chose, je tombe sur Comme un avion de Bruno Podalydès. Le lecteur de La Précarité du sage se souvient du charme que ce film avait exercé sur moi. « Regardons-le à nouveau, me dis-je. Non seulement je serai à nouveau ému par certaines scènes, mais surtout, ça m’intéresse de revoir le début pour comprendre comment c’est écrit, comment la magie qui opère à la fin a été mise en place et comment, dès les premières minutes, le scénario et la mise en scène préparent le spectateur pour la suite. »

Oui, je me suis parlé ainsi hier soir, en ces termes.

Effectivement, dans la première scène, on trouve déjà une foule de références et de notations prémonitoires. Par exemple, cette variation autour de Jean-Sebastien Bach. La musique du générique est un morceau de Bach qui part en variation jazzy du fait de la somnolence du héros incarné par Bruno Podalydès. Il s’endort sur son ordinateur en rêvant de vol plané, jusqu’à ce que l’acteur Denis Podalydès, qui joue le patron, dise à son frère Bruno :

« Jean-Sébastien Bach a beaucoup travaillé pour faire son prélude. Donc toi aussi, tu dois travailler pour finir ton boulot. »

Et puis, il ajoute : « On ne te demande pas de faire une fugue. » Le mot est lâché. Fugue. Tout le film tournera autour de ça. Car ce quinquagénaire, le personnage de Bruno Podalydès, décide de fuguer, littéralement.

Il adore l’aviation et l’aéropostale mais voilà, quand ses amis lui offrent un baptême de l’air lors d’un anniversaire surprise, il est déçu et presque dégoûté. Il voulait garder cette passion pour lui. Ses amis croyaient qu’il aimait l’avion, alors qu’en réalité il rêvait de fuite et d’errance. Bizarrement il réalisera son rêve de vol mais sur l’eau, par la navigation d’un kayak. Or un kayak, c’est comme un avion mais sans aile, d’où le titre du film et le passage de la chanson de CharlÉlie Couture, Comme un avion sans aile.

On retrouve cette logique scénaristique partout. Quand il assemble les pièces de son kayak, il utilise un vocabulaire technique, et à un moment il dit : « Il faut ouvrir votre couple à… » C’est du langage de charpentier, mais le double sens est évident : « ouvrir le couple » a aussi un sens conjugal, laisser respirer, accepter que chacun ait sa petite fugue. Cela nous prépare aux écarts sexuels que les deux membres du couple sont sur le point de s’autoriser, sans confession et sans hystérie.

Dès son premier contact avec la rivière, l’apprenti aventurier se voit bloqué sur une souche. Et la souche, immédiatement, renvoie au poème-chanson de Gérard Manset mis en musique et chanté par Bashung :

Vénus

Là un dard venimeux

Là un socle trompeur

Un peu plus loin l’inévitable clairière amie

Là une souche à demie trempée dans un liquide saumâtre

Cette chanson ponctue le film, du moment que la rivière apparaît à l’image.

La chanson de CharlÉlie Couture, Comme un avion sans aile, traverse aussi le récit. En effet lorsqu’il photographie une libellule, le héros déclame tendrement : « Ô libellule, toi qui as des ailes si fragiles » : le spectateur quinquagénaire entend l’écho direct de la chanson de Couture.

Plus tard, cette autre apparition musicale : la chanson de Moustaki, Le temps de vivre. Elle arrive quand Agnès Jaoui, vieillissante mais toujours éclatante, croise Bruno Podalydès dans un supermarché. Elle lui dit : « Mais tu viens de quitter notre maison ! Reviens prendre une douche, tu sens la vase… » Et là démarre la chanson de Moustaki. S’ensuit un jeu de séduction, les petits papiers post-it qui conduisent jusqu’à un rapport érotique. Moment suspendu.

Revoir Comme un avion, c’est constater une chose : ce film est écrit. Vraiment écrit, mais comme un morceau de musique. C’est un film sur la fugue, sur la fuite, sur l’écriture elle-même : une écriture qui ne se laisse pas enfermer par des contraintes narratives lourdes. Chaque ligne de dialogue n’est pas nécessairement brillante ou démonstrative, mais tout est pesé, pensé, goûté. Tout est écrit avec créativité et musicalité.

La France touristique en déclin silencieux

Le tourisme en France se porte encore bien. Mais cette année, un constat s’impose : le pays, pourtant première puissance touristique mondiale, montre des signes de déclin que la sagesse précaire a pu expérimentés de manière concrète.

Cela est apparu clairement dès notre arrivée, en voiture, depuis l’Allemagne où nous habitons, et la Suisse. En descendant les Alpes vers Lyon, où habite la mère du sage précaire, on remarque immédiatement la qualité exceptionnelle des routes et des ouvrages d’art. Mais en y regardant de plus près, on réalise que tout cela est hérité des Trente Glorieuses, période d’intense développement économique et d’infrastructures entre 1945 et 1975. Depuis cette époque, aucun investissement fondamental n’a été entrepris. Ni dans les ouvrages d’art, ni dans les transports. Même les trains que l’on utilise aujourd’hui datent de cette période.

En somme, l’attractivité touristique de la France repose quasi exclusivement sur son passé. Les sites que l’on visite relèvent de l’histoire longue, et les infrastructures encore en fonctionnement sont celles des décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale.

Un second constat nous est apparu en passant une nuit en bord de mer, à l’une des plages de la ville de Georges Brassens et de Paul Valéry. L’organisation des lieux est correcte, mais elle semble figée dans les années 1960. Surtout, la plage était loin d’être bondée. Et les visiteurs que nous avons croisés étaient presque exclusivement français, d’un âge moyen assez élevé. Peu de familles, peu de jeunes. Notre hôtel n’était pas mal mais la chambre était minuscule et nous a coûté 200 euros pour une nuit, petit-déjeuner inclus. C’est un prix exorbitant quand on compare avec les autres pays en bord de mer, surtout pour s’entendre dire à 11 heures du matin qu’il faudrait se presser pour partir !

Ce phénomène en dit long : lorsque la génération des baby-boomers aura disparu, une chute du tourisme intérieur et extérieur est certaine. Une chute qui ne sera plus seulement perceptible à l’œil nu, mais bien visible dans les chiffres.

Les jeunes générations, quant à elles, voyagent plus loin. Non pas parce que les plages étrangères sont plus belles, mais parce que les billets d’avion sont peu chers pour les jeunes, et que dans de nombreux pays, le coût de la vie est tellement bas que le surcoût du transport est vite amorti. Pour le coût d’une nuit à Sète au mois d’août, un étudiant français peut passer un mois au bord de l’océan indien.

Il rencontrera des jeunes gens d’autres pays, il sera accueilli avec le sourire, n’aura pas l’impression de se faire dépouiller, pratiquera l’anglais et des idiomes asiatiques, tombera amoureux dix fois et écrira des poèmes à la con sur le soleil qui se couche sur le monde et les étoiles qui ressemblent aux yeux de la fille à moitié droguée qu’il aura rencontrée la veille.

Il est donc urgent de tirer la sonnette d’alarme. Si la France veut conserver sa place dans un secteur aussi stratégique que le tourisme, il est indispensable de réinvestir massivement, et de changer de mentalité. Dans les infrastructures, les services, l’accueil, et dans l’expérience touristique prise dans son ensemble. Le réveil est nécessaire.

Première mesure : baissez les prix

Deuxième mesure : améliorez la bouffe

Troisième mesure : baissez les prix

Un terrain de jeu et de dépense

Le sage précaire pense tous les jours à son terrain.

C’est un élément de dissonance dans la sagesse précaire qui, depuis les années 2000, avait réussi à faire coïncider les lieux du désir et les lieux de vie.

Depuis l’achat de ce lopin, coincé sur un coteaux de Val d’Aigoual, le sage désire passer du temps sur sa terre mais il se doit de vivre en d’autres lieux. Il y a donc une espèce de déchirement mais qui n’est pas douloureux car, en échange de ce sacrifice, il vit sa plus belle histoire d’amour avec celle qu’il a épousée, et il économise l’argent nécessaire pour, plus tard, passer le temps qui sera nécessaire pour faire de son terrain un lieu de vie et de vacances pour sa communauté.

La Ceinture, d’Ahmed Abodehman. Un grand roman saoudien sur l’enfance dans un village de montagne

C’est un livre écrit en français par un poète saoudien qui a grandi dans un de ces villages que j’ai visités ou traversés dans mon périple de 2025. Publié en l’an 2000 chez Gallimard, La Ceinture est un bref récit drôle et puissant dont le personnage principal, outre le narrateur, est un vieil homme intransigeant et bienveillant. Le vieux Hizam se croit détenteur et gardien des traditions mais pour lui, les traditions consistent à travailler ses champs sans jamais se plaindre, endurer les peines et ne prendre aucun plaisir. Le narrateur l’aime car Hizam est un homme bon, mais d’une bonté qui s’exprime à coups de bâton.

Avec tendresse et sans reproche, Ahmed Abodehman raconte la modernisation du village et la perte de repères des anciennes tribus qui ne comprennent rien au monde qui vient. Une école apparaît dans le village et les instituteurs mutés dans la région montagneuse sont de véritables extraterrestres pour les villageois : non barbus, portant des pantalons et des chemises, ils parlent un arabe bizarre car ils viennent d’Egypte, de Jordanie ou de Syrie.

La pire des évolutions se voit à l’hôpital qui a ouvert dans la « grande » ville, ville que l’on atteint difficilement : on y voit des femmes en pantalon, ce qui ne s’est jamais vu depuis le commencement du monde. Les vieux interprètent cela comme un signe de l’apocalypse. D’ailleurs quand on a voulu s’amuser avec Hizam, on lui a dit que l’une de ces infirmières en pantalon était amoureuse de lui. Entendant cela, il s’est révolté et a déclaré que jamais il ne se marierait avec une chrétienne. « Ce n’est pas une chrétienne ! C’est une pakistanaise. Dans son pays, le Pakistan, les gens sont musulmans comme toi et les hommes ont des barbes plus longues et plus fleuries que la tienne. »

Au village, il n’y a ni toilettes ni poubelles, car on ne jette rien à part la cendre, et l’odeur y est donc toujours très bonne, à la différence de ces appartements citadins dont l’hygiène laisse à désirer à cause de toutes ces inventions diaboliques que sont les chaussures, les poubelles, les douches et les toilettes. Au village, on sait se pommader la peau et les cheveux avec du beurre, et on connaît les secrets des djinns.

Je regrette seulement l’absence de toute description physique, topographique et architecturale. La Ceinture est très poétique, mais les poètes ne devraient jamais oublier la géographie, ni les techniques.

Dans les montagnes d’Arabie. Deux Africains magnifiques

Abdullah arrête fréquemment son 4×4 pour que je puisse voir de plus près les vallées de l’Assir. Je suis très impressionné par la beauté des paysages montagneux de l’Arabie Saoudite, et lui ne m’en veut pas pour ces innombrables arrêts. Il semble satisfait qu’un étranger, un « touriste » en bonne et due forme, aime à ce point les lieux de son enfance.

Les routes sont escarpées, je ne recommande à personne d’explorer l’Assir avec une voiture de location autre qu’un 4×4. Vous en auriez le droit mais je vous promets des sueurs froides dans les lacets pentus, surtout en cas de croisement avec d’autres véhicules.

Lors d’une de ces pauses, nous voyons deux hommes noirs marcher dans notre direction. Ils ont un baluchon, dans lequel ne se trouve qu’un morceau de pain. Abdallah leur dit bonjour et leur propose à boire. Quand je comprends qu’ils sont éthiopiens je leur parle en anglais et ils me répondent an anglais. Nous leur donnons plus d’eau. Ils ont un visage magnifique et leur dégaine est très stylé ; je leur demande l’autorisation de prendre une photo mais c’est Abdallah qui refuse et me dit qu’ils sont clandestins.

Plus tard dans la voiture, Abdallah me raconte le sort et les stratégies de ces migrants érythréens et éthiopiens, très connus de tous les villageois.

Ils viennent dans les montagnes pour se cacher de la police, après avoir rejoint le Yémen, et cherche des boulots saisonniers dans les fermes d’Assir. Ils travaillent au noir, fuient sans demander leur reste dés qu’ils voient des contrôleurs s’approcher, et projettent de se rendre dans les grandes villes des bords de la Mer Rouge dans l’espoir de trouver des opportunités de travail. Trois villes les attirent plus que tout : Jeddah, La Mecque et Médine. Les villes saintes regorgent d’activités et d’argent grâce aux pèlerinages qui se font toute l’année. Et Jeddah est le port international historique de l’Arabie Saoudite.

Quand on les a croisés, ces deux migrants étaient en pleine errance et je ne le savais pas. Ils venaient de la vallée et ne savaient pas où ils mangeraient leur maigre pitance ni où ils dormiraient. Ils espéraient trouver du travail pour quelques jours dans une fermes que j’avais photographiées pour illustrer ce blog.

Si j’avais su je leur aurais donné de l’argent. Abdallah et tous les gens d’Assir, ont toujours vécu avec ces travailleurs de l’ombre qu’ils aident quotidiennement par de petits gestes discrets.

Dans les montagnes d’Arabie. Al Namas: un facteur Cheval entrepreneur

Je me réveille à Al Namas d’humeur plus légère qu’hier. L’air s’y fait plus respirable, sans doute parce que mon corps s’est acclimaté aux 2000 mètres d’altitude. La fraîcheur est délicieuse. En chemise, je me promène sans gêne ; le soleil tape, certes, nous sommes en juillet, mais dès qu’on trouve un peu d’ombre, l’air devient d’un agrément rare.

Je pars à la recherche d’un café sans succès. Pas à l’hôtel, pas davantage dans les rues. On trouve en revanche le café arabe : une infusion légère, ocre plutôt que noire, servie dans de petites tasses, accompagnée de dattes. Et surtout, je trouve facilement de quoi petit-déjeuner à la manière saoudienne ou indienne : plats de fèves, de lentilles, de pois chiches, de fromage. C’est simple, nourrissant, et très bon.

Je décide de visiter un palais dont j’ai entendu parler. Il n’y a ni transport collectif ni voiture de location. Plutôt que de passer par une plateforme de taxis, je tente le stop. C’est une manière comme une autre de tester mon autonomie, et aussi de ne pas me sentir piégé dans un lieu faute de moyens de sortie.

Une voiture s’arrête au bout de cinq minutes. Le conducteur ne parle pas anglais. Je me débrouille en arabe approximatif, sans savoir très bien où je vais. Nous trouvons finalement le lieu grâce à Internet. Il ne le connaît pas, ce qui m’étonne. Mais il accepte de m’y conduire, refuse d’être payé, puis propose de revenir me chercher deux heures plus tard pour poursuivre la route ensemble. Cette fois, je paierai.

Le palais s’appelle Al Meqr, mais je note sur la porte d’entrée un nom anglais qui donne peu envie et qui, surtout, prête à confusion : Al Meger Touristic Village. En arabe, le mot « touriste » n’est pas mal vu ni péjoratif. En tout cas, ce n’est pas un village vacances, mais un ensemble architectural qui se visite parce que bizarre.

On croirait une œuvre d’art brut, un peu comme le Palais idéal du facteur Cheval dans la Drôme. Une explosion de couleurs, une profusion de motifs. Je ne sais pas s’il l’a construit de ses propres mains ; probablement pas. Mais tout laisse penser à un projet personnel, dirigé, assumé.

Peut-être a-t-il fait appel à des ouvriers venus du sous-continent indien, peut-être des Égyptiens aussi — certains motifs évoquent leur drapeau. Le plus fascinant est cette réinterprétation libre et généreuse de l’art mural traditionnel de la région d’Assir. Les formes sont nouvelles, les couleurs s’échappent des conventions. C’est vivant, inventif, et proprement enchanteur.

Autour du palais, un petit ensemble de maisons en contrebas s’accroche à la falaise. Elles forment un hameau tourné vers les vallées profondes. Nous sommes bien dans les hautes terres du Sarawat, où l’œil se perd dans l’espace.

Dans les montagnes d’Arabie. De Baljuraishi à Al Namas

Al Namas, « Heritage Village »

Saïd me conduit sur les routes de montagne. À nouveau, je pique du nez. Je ne suis pas dans ces montagnes depuis très longtemps et l’altitude continue à rendre ma respiration un peu difficile. À cause de cela, j’ai mal dormi la nuit dernière : je me réveillais fréquemment à cause d’une sensation d’étouffement.

Quand la voiture roule, je suis bercé, et je m’endors par moments. Je suis un peu navré vis-à-vis de mon camarade Saïd qui mériterait au moins que je lui tienne compagnie et discute avec lui.

Nous arrivons en fin de journée dans une ville dont je n’avais jamais entendu parler auparavant : Al-Namas. C’est là que je vais passer la nuit. Je remercie Saïd, qui me dépose à la porte d’un hôtel.

À l’hôtel, je prends une douche, le change et je décide d’aller visiter le centre-ville d’Al-Namas. En sortant, je m’aperçois qu’il fait frais. Pourtant, nous sommes fin juin, en Arabie Saoudite, l’un des pays les plus chauds du monde. Mais ici, il convient de s’habiller pour ne pas attraper la mort. Je préfère retourner dans ma chambre pour prendre une petite veste et un foulard que j’avais emportés par précaution, sachant que je me rendais en montagne.

Toujours un peu vaseux, je commence à marcher dans le centre-ville. J’ai immédiatement une bonne impression. La ville semble dotée de nombreuses maisons à l’architecture intéressante, probablement vernaculaire, mêlant pierre et terre. Il y a aussi beaucoup de monde dehors. On sent une vie quotidienne animée et bon enfant, faite d’un mélange de populations : Arabes, immigrés, travailleurs originaires du sous-continent indien, qui sortent du travail en cette fin de journée.

Il règne une atmosphère détendue, une vie de café, de discussions sur les trottoirs, de rencontres après le travail. Les gens dînent tard, je suppose, car tous les restaurants sont vides entre 18 et 19 h00.

Après avoir marché un bon moment, mon regard est attiré par des bâtiments anciens. Il s’agit d’un vieux quartier qui a été rénové avec soin. Je ne sais pas s’il faut une autorisation pour y entrer, car il semble y avoir des installations à traverser, mais je décide de tenter ma chance. Des travailleurs me voient passer et ne me disent rien, alors j’explore un peu.

C’est bien une vieille ville, un centre historique agréable à parcourir, avec de nombreux petits commerces : cafés, souvenirs, produits locaux. Il semble que ce soit un quartier pensé pour le tourisme, mais un tourisme essentiellement local. Pour l’instant, je ne croise pas de visiteurs.

La scénographie du quartier est soignée : des tapis suspendus au-dessus des allées, des portes traditionnelles assemblées en une sorte de grande paroi, comme une toile abstraite et géométrique. L’ensemble est de bon goût. Je me demande qui est responsable de cette mise en scène.

Je croise plusieurs personnes qui semblent y travailler. À un moment, un Saoudien m’aborde, me salue et me serre la main. Il me demande comment je vais et ce que je fais ici. Il me demande si je suis commerçant, si je travaille dans le quartier.

Quand il comprend que je suis simplement de passage, il m’explique que je n’ai pas le droit de me trouver là. Ce n’est pas un quartier ouvert, mais un village patrimonial encore en rénovation, en préparation pour une grande fête prévue le lendemain.

Il m’invite pourtant à revenir. Il me dit : « Revenez demain, vous êtes invité parmi les VIP pour la grande soirée. »

J’apprendrai plus tard qu’une fête est organisée en l’honneur du gouverneur de la province, l’émir. Je ne sais pas s’il s’agit de son anniversaire ou d’un autre événement, je n’ai pas bien compris. Mon arabe n’est pas encore assez bon.

Je ne promets rien mais assure que si Dieu le veut, je serai là en chair et en os.

Dans les Montagnes d’Arabie. De Dhee Ayin à Baljuraishi

Saïd, qui m’accompagne dans mon exploration d’Al-Baha et de ses environs, fait très attention à son poids, car il a été obèse. Aujourd’hui, il n’est pas en surpoids. Il est plus grand que moi, un peu plus jeune aussi, mais il pesait plus de 125 kilos il y a quelques années. Il a donc mis en place un programme pour maigrir, basé sur un régime alimentaire particulier et, surtout, sur la marche en montagne.

C’est autour de la quarantaine qu’il a commencé à pratiquer la randonnée, une activité encore peu courante en Arabie saoudite. Il a marché régulièrement et appris à s’orienter en montagne. Ce n’est pas un homme qui a grandi dans ces montagnes comme un enfant issu d’une famille paysanne. Son père était commerçant, et Saïd a lui aussi suivi cette voie avant de prendre sa retraite le plus tôt possible. Prendre sa retraite à 45 ans est quelque chose de courant dans le système saoudien.

À partir de ce moment-là, Saïd a changé de mode de vie. Il a perdu du poids, appris l’anglais, et s’est ouvert à de nouvelles pratiques. Il a la force de volonté des individus capables de se réformer et de se maîtriser, ce qui lui permet de mener les conversations avec assurance et humilité. Une fois assuré d’un revenu régulier, il s’est lancé dans une forme de découverte plus active du monde. Il a marché dans les Alpes et dans d’autres massifs d’Europe et d’Asie. Ces expériences l’ont conduit à porter un nouveau regard sur les montagnes du Hijaz, qu’il considère comme dignes d’exploration, autant que les Alpes.

Lorsque nous étions à Dhee Ayn, il m’a proposé de monter jusqu’en haut du village. Il était heureux de voir que j’étais prêt à le faire. De toute façon, je l’aurais moi-même demandé. La montée sur le piton rocheux, dans la chaleur, demande un effort important. Pour lui, c’est devenu un plaisir et une planche de salut.

Il a suivi des cours d’orientation et il est aujourd’hui un guide de moyenne montagne certifié qui essaye de toucher une clientèle saoudienne désireuse de pratiquer ce sport un peu nouveau. Nous avons échangé sur la possibilité de futurs projets ensemble, notamment dans les montagnes saoudiennes. Je me demande s’il serait possible d’organiser une randonnée le long de la crête de la montagne du Hijaz, par exemple de La Mecque jusqu’au Yémen. Il me promet d’y réfléchir et d’étudier la faisabilité du projet.

Chemin faisant il apprend que je suis moi-même un habitant de la montagne, et je lui dis quelques mots de mon terrain des Cévennes. Il propose alors de me faire visiter une coopérative d’apiculteurs dans la commune de Baljuraishi.

Je donne mon accord avec enthousiasme mais je peine à garder les yeux ouverts. Nous remontons vers les hauteurs et ma respiration redevient courte. Je m’endors.

Dans les Montagnes d’Arabie. D’Al Baha à Dhee Ayin

Le sage précaire fatigué dans un cadre islamique. N’ayant pas pris de photo d’Al-Baha, j’ai pensé que ce portrait pourrait illustrer avantageusement un récit de voyage en montagne arabique

Al-Baha, capitale de la province du même nom, je l’ai visitée dès l’aube. L’altitude coupait ma respiration, ce qui me réveillait et entrecoupait mon sommeil. Je me suis donc baladé à la recherche d’un café ouvert. C’est un endroit sympathique, mais ce n’est pas vraiment une ville. Je n’ai pas identifié de centre-ville. Je regarderai plus précisément l’histoire de cette cité, qui semble être plutôt un centre agricole, avec énormément de champs en terrasses dans les collines qui l’entourent. Cela a plutôt l’air d’être un grand centre d’échanges, de marchés et de commerce pour les produits agricoles.

Les parcs y sont très importants, apparemment. Beaucoup d’investissements ont été faits dans ces espaces, qui sont agréables, mais qui manque d’eau. Le musée régional est fermé, mais il promet d’être magnifique, car l’architecture est très impressionnante. Elle ressemble à un cylindre incliné. Ce qu’on peut en voir de l’extérieur est assez grandiose. Les grandes baies vitrées permettront aux visiteurs de faire communiquer l’exposition avec les montagnes environnantes, car le musée est situé en haut d’un piton rocheux. Tout autour, comme je l’ai déjà dit, on trouve des fermes avec des champs en terrasses.

J’ai trouvé, à force de discussions, le nom et le numéro de téléphone d’un homme qui accepte de me conduire et de me faire découvrir la région autour de la ville. En particulier, je désirais ardemment visiter le village de Dhee Ayn. Je ne savais pas exactement où c’était, mais les photos que j’avais vues m’intéressaient beaucoup. C’est un village en pierre sèche qui semble assez extraordinaire. Et lui, Saïd, me conduit. Le prix est assez modeste.

Chose à savoir pour ceux qui voudraient visiter l’Arabie saoudite : cela ne coûte pas très cher d’avoir un accompagnateur connaisseur, qui parle anglais, un Saoudien de la région, très sympathique et très serviable. Pour cent ou deux cents euros, on peut s’assurer une journée entière de découvertes dans des endroits non desservis par les transports en commun et peu connus du grand publics. Il me conduit vers ce village, qui se trouve en fait au fond de la vallée. Il y a une route toute neuve, creusée dans les années 1980, avec de nombreux tunnels. Il faut au moins une demi-heure pour que la voiture la parcoure en entier.

Quand on arrive en bas, on a une sensation très étrange : un village de pierre sombre sur un massif rocheux blanc.

Dhee Ayin, province d’Al-Baha

Il y a quelque chose de très fort, de très grand. Le village a été entièrement rénové, mais de façon respectueuse. On ne voit pas de traces de ciment ou de mortier. Il n’y a guère que la mosquée à laquelle on a ajouté un minaret. Mais à part cela, c’est très sobrement réalisé.

La chaleur est absolument suffocante, car on descend de plusieurs centaines de mètres d’altitude. Mais surtout, après cette visite d’une architecture dont je ne sais pas s’il faut la qualifier de vernaculaire, Saïd me fait découvrir que la visite ne s’arrête pas là. Il faut encore descendre sur le côté pour rejoindre la source d’eau. Car le nom du village, Dhee Ayn – “Ayn” en arabe signifie “la source” – évoque justement cela.

Effectivement, il y a un contraste frappant entre la sécheresse, la minéralité du village, et la verdure en contrebas : cultures de café, d’arbres fruitiers et de fleurs, là où les habitants se lavaient et s’approvisionnaient en eau potable. Le paysage de cette eau qui coule dans un falaj, avec des sycomores gigantesques, des manguiers et d’autres arbres fruitiers, est véritablement paradisiaque. Il semblerait qu’il soit autorisé d’y camper, si l’on demande la permission.

Ce village a quelque chose de vraiment majestueux. Cet ensemble dégage une grande noblesse. Je mets en doute l’idée selon laquelle il aurait été occupé par de simples paysans. Je pense qu’il s’agissait d’un clan d’une grande importance. Il y a, je ne sais combien de centaines d’années.

Mon ami Saïd me dit : “Tu as sans doute vu sur Internet que Dhee Ayn a été construit il y a 400 ans. C’est faux.” Selon lui, la réalité est bien plus ancienne. Il m’en donne pour preuve des inscriptions en pierre, rédigées dans une langue antérieure à l’arabe. Ce serait donc un village datant de l’ère préislamique. Mais je n’ai pas d’opinion sur la question. Je ne suis convaincu par aucune théorie jusqu’à présent.

Ce dont je suis certain, c’est que cela devait être un lieu habité par une famille puissante, un clan influent, ou peut-être même une famille royale, qui venait ici pour profiter de la source. Il se dégage des lieux une grande noblesse. Dhee Ayin a des airs de château fort médiéval.