Pourquoi les départements portent-ils des noms de rivières ?

Cela ressemble à une absurdité, mais c’est un projet mûrement pesé : les départements portent souvent des noms de rivières et de fleuves.

Aucun département n’est assez étendu pour couvrir la distance qui sépare la source de la bouche d’un fleuve. Pourquoi appelle-t-on Rhône un espace autour de Lyon, alors que le fleuve Rhône commence en Suisse et termine sa course à la Méditerranée ? Même question pour la Loire, l’Isère, l’Indre, la Saône et tous les autres cours d’eau.

La Précarité du sage s’est penchée sur cette question, comme sur toute question, avec gravité et humilité. La réponse est venue grâce à une autre question embarrassante, et en les articulant l’une à l’autre.

Voici la deuxième interrogation : pourquoi aucun département ne porte le nom de territoires clairement identifiés par les habitants : Dauphiné, Forez, Cévennes, Bretagne, Camargue ?

Parce qu’il fallait casser l’appartenance des Français à leur région. C’était l’époque de l’Etat-nation, issu de la révolution, il s’agissait de créer une appartenance unique à la dimension du pays. Il fallait rabaisser la fierté des provinces. Le paysan auvergnat devait oublier l’Auvergne, et se sentir appartenir à la Loire, ce fleuve qui traversait des distances gigantesques jusqu’à Nantes, où le paysan n’irait jamais.

Avec la constitution d’une Europe des régions, on a tendance à retrouver les anciennes loyauté. Renaissance des Cévennes, du Dauphiné, de l’Auvergne, et disparition progressive de l’Isère, de la Lozère et de la Creuse.

Pierres de rivière

Autour des iris que j’ai plantés sur une pente, j’ai tapissé le sol de pierres de rivière.

En effet, je voulais retenir la terre autour des bulbes, et il me fallait des pierres pour cela. Mais je voulais changer un peu, après avoir collecté de nombreuses feldspaths dans la montagne. Les récentes baignades dans la rivière m’ont remis sous les yeux les merveilleuses pierres aux dessins ondoyants qui peuplent le lit de l’Hérault et de la Valniérette.

La difficulté était inverse : les pierres blanches, je pouvais les faire rouler dans la montagnes, elles étaient sur la crête. Mais les pierres de rivière, il fallait les monter depuis les profondeurs de la vallée. J’ai profité de divers trajets de voiture. Soit Véro me prêtait la sienne, soit mon frère me prêtait la sienne, soit j’en louais une. Et petit à petit, j’ai acheminé quelques petites dizaines de pierres qui donnent une apparence de ruissellement à mon jardin suspendu.

J’ai laissé tout cela reposer. Retour de vacances, j’ai regardé cet arrangement, et j’ai vu que cela était bon. Et cela m’a satisfait l’âme.

Ce qui fait qu’au total, le jardin suspendu est constitué de roches arrachées aux plus hauts chemins, et de pierres glanées dans les lits les plus bas.

D’un côté des éclats de roche blanche, marbrée et cassante, qui ont été exposés au soleil depuis des millions d’années. De l’autre, des pierres rondes, lisses et sombres qui ont été caressées par l’eau depuis autant d’années

Mon jardin suspendu, c’est simple, devient un petit concentré de paysage cévenol.

A la rivière

 

La chaleur est aujourd’hui accablante en Cévennes. Cela fait des jours et des jours que la seule solution pour respirer qu’a trouvé le sage précaire, c’est de dormir et d’aller à la rivière. Grâce à Dieu, il a plu cet hiver, et il a neigé : l’eau est abondante dans les rivières en été, elle est propre et fraîche.

Sur la route qui va de Pont d’Hérault au Mazel (commune de Notre-Dame de la Rouvière), les bons coins abondent sur les bords de l’Hérault. Mon préféré est peut-être celui que l’on aborde depuis une maison abandonnée, dans un virage, après l’hôtel de Cluny. Ici, c’est en fait la confluence entre l’Hérault et la Valniérette, et pour être parfaitement précis, c’est cette dernière rivière, peu connue, qui m’émerveille.

La Valniérette est une charmante petite rivière qui prend sa source sur la montagne du Liron, qui prend une existence nommée depuis la commune de Valnière, et qui court de rocher en rocher jusqu’à atteindre le fond de la vallée, où elle se jette joyeusement dans l’Hérault.

Son caractère enfantin se remarque dans la manière qu’elle a, depuis des millions d’années, de creuser la roche granitique en toboggans vertigineux et en gouffres utérins parfaitement lisses et sphériques. Ces gouffres sont de petites piscines d’eaux claires, assez profondes pour pouvoir y plonger depuis la hauteur des roches environnantes. Elle produit un paysage d’enfance, tendre et maternel, virevoltant et espiègle, toujours à la limite d’une inquiétante colère, d’un débordement meurtrier.

C’est un paysage qui souffle le chaud et le froid constamment. Les roches blanches y sont chaudes et parfois brûlantes, tandis que l’eau est froide, et parfois noire quand elle s’engouffre dans un couloir encaissé. Comme un enfant turbulent et génial, la Valniérette est fascinante et fatigante. Après une journée passée sur ses bords, on est gagné par le sommeil avant même la tombée de la nuit.

Ma dernière balade à Belfast

Sorti de ma torpeur blanche (voir billet précédent), j’empoignais ma bicyclette pour aller me promener le long du fleuve Lagan, dans la réserve naturelle qui s’étend sur vingt kilomètre au sortir de Belfast.

Ma dernière balade en Irlande du nord s’est avérée féérique, peut-être à cause de mon état de conscience altéré par deux semaines de régression ; peut-être à cause de ces fées qui m’attendent souvent au tournant.

Pour la première fois, je quitte provisoirement le chemin pour aller voir de l’autre côté de la rivière et emprunte de non-chemins qui m’amènent à de fausses clairières, et des axes de circulation qui risquent à chaque instant de stopper net.

Prêt de souches bien sèches je m’arrête et prend des photos. Une joggeuse toute crottée arrive de nulle part et me taille une bavette. Ravie du beau temps de cette journée, éclaircie dans un été pourri, elle s’empare de mon appareil et me prend en photo : elle prétend que l’endroit est magique.

Après une heure ou deux de vélo, j’ai perdu mon chemin.

J’arrive à un arbre gigantesque à l’ombre vaste. La forme qu’il prend est une sorte de portail ouvert sur un autre monde où le soleil est aveuglant.

Je m’y engage avec lenteur, attiré par une atmosphère qui m’enchante et qui m’effraie un peu.

Juste derrière l’arbre, une nouvelle souche. Des canettes de bières éparpillées indiquent que des bandes de jeunes ont élu ce lieu pour leurs fêtes lugubres.

Sur le tronc, une tribu a gravé des choses inquiétantes. Des phrases obscures et des symboles cabalistiques.

Je m’éloigne, emprunte des ponts et passe dans des sous-bois. Mon vélo me pousse vers un vieux bâtiment et un parking, point de ralliement de promeneurs. Il s’agit d’un parc que je n’avais vu, moi qui me flattais d’avoir quadrillé cette ville dans sa totalité.

A croire que tout cela n’était qu’un rêve, ou que l’on avait installé un nouveau parc dans la nuit!

Je cueille des fleurs des champs pour l’appartement des amis qui m’hébergent.

Tous les (rares) promeneurs tiennent plusieurs chiens en laisse. Il doit y avoir un lien entre ce parc et l’élevage de chiens. Une femme s’arrête près de moi et me demande si elle peut m’aider. M’aider ?

Ses chiens à elle ne sont pas en laisse. Elle leur donne des ordres à voix basse. Elle me dit que l’un d’eux essaie de me faire peur, mais je suis tellement déphasé que je n’ai même pas remarqué son clébard. Elle me conseille de repartir d’ici, de reprendre la route, là-bas, qui me ramènera à Belfast. Son accent n’est pas irlandais, je la crois américaine.

Je reprends ma route sans écouter son conseil. Une intuition m’invite à descendre par un sentier, car je pense pouvoir retrouver la Lagan river.

Il fait encore beau et je n’ai pas encore faim. Je ne peux être loin de Belfast.

Je crois voir des ouvertures, des sentiers, des anciennes allées peut-être… qui ne mènent nulle part.

Belfast doit être à 5km plus au nord-ouest. A vue de nez, et à vol d’oiseau, je devrais y être dans une heure.

Dans un sous-bois, je croise à nouveau mon Américaine avec ses chiens de chasse sans laisse. Elle ne me dit pas un mot et rassemble ses chiens autour d’elle. J’aimerais lui demander où est la sortie de ce parc, mais elle tourne la tête et je n’ose pas ouvrir la bouche. Je disparais.

Les arbres sont trop beaux, trop variés et trop hauts pour être là par hasard. Cette forêt où je cherche mon chemin devait être autrefois un domaine privé. Le parc d’un château peut-être.

Je suis littéralement sous le charme de cette végétation luxuriante. C’est d’une beauté presque accablante, une beauté qui vous comprime le coeur.

 

Cela fait une heure que je tourne en rond, et que je ne croise plus aucun promeneur. Cela fait une heure que j’entends couler une rivière mais que je ne la vois pas. Je passe d’une rive à l’autre, sans jamais la voir.

Je prends des dizaines de photos tellement les arbres me fascinent.

Non seulement je suis perdu, mais je repasse constamment devant les mêmes arbres et les mêmes clairières. La joggeuse qui m’a pris en photo tout à l’heure avait raison, ce doit être un endroit enchanté.

Un auteur de Belfast pourrait être invoqué : C.S. Lewis (1898-1963). Ses récits fantastiques pourraient m’avoir influencé, mais c’est peu probable car je n’ai pas lu une ligne de l’auteur de Narnia.

Mon impression est plutôt d’évoluer dans un conte du type Alice au pays des merveilles, ou dans un roman d’André Dhôtel. Ou encore dans un conte de Buzzati. Bref.

Je ne sais plus comment j’ai fait, mais je me souviens que mes pensées commencèrent à être apaisées et joyeuses. Je me mis à longer une rivière qui s’avéra être la Lagan, et au bout d’un quart d’heure, retrouvais la réserve des Lagan Meadows, d’où je pus rentrer chez moi.

 

Traversée de Dublin en bateau gonflable (suite et fin)

Je termine ici le récit de la traversée de la capitale irlandaise en bateau gonflable. Il fallait bien que quelqu’un réalise l’aventure qui consiste à descendre le fleuve Liffey de la campagne dublinoise jusqu’à la mer. Il fallait bien relier le vieux Dublin des quartiers ouest et les Docklands flambant neufs. Enfin, il fallait que, nolens volens, quelqu’un raconte cette aventure. Et si ce n’est le sage précaire, qui le fera ?

On se souvient que j’avais trouvé un escalier où préparer mon bateau gonflable et me jeter à l’eau, en aval du centre ville.

Il s’agit de la partie du fleuve la plus maritime, celle qui va de la Maison des douanes (Custom House) jusqu’à la mer. On y longe les docks et les ouvrages d’art qui symbolisent le mieux l’insolente croissante économique des années 2000.

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Le pont Samuel-Beckett, par exemple. Quel étrange symbolisme urbain. Rien n’est moins beckettien que ce pont, sa forme, les quartiers qu’il relie, son concepteur ou sa matérialité. La ville de Dublin semble juste vouloir profiter d’une gloire littéraire internationale en exploitant son nom, tout en insultant sa mémoire.

De plus, l’apparence du pont rappelle la forme d’une harpe celtique, un des symboles de l’Irlande. Or, là encore, c’est un choix inapproprié car les livres de Beckett sont à l’opposé de la harpe et de l’imagerie des bardes médiévaux.

Je pagaie peu car je me laisse porter par le courant qui me pousse vers la mer. Allongé dans mon bateau jaune, je contemple les nouveaux quartiers d’affaires qui donnent sur le Pont Samuel Beckett.

Autant les promeneurs des quartiers populaires me hélaient et me souhaitaient bonne chance, autant les hommes en costume que je vois longer les quais ne me gratifient même pas d’un regard. Autant les Dublinois se foutaient de ma gueule, hilares, et m’insultaient gentiment du côté de la gare Heuston Station, autant les femmes d’affaire de ces quartiers nouveaux ont trop de soucis importants pour notifier mon existence d’explorateur minuscule.

Nous appelons ces bâtiments IFSC : International Financial Service Center. En d’autres termes, les multinationales peuvent venir ici pour payer peu d’impôts tout en mettant le pied dans le marché de l’Union européenne. C’est ainsi que Google, Amazon et de nombreux groupes pharmaceutiques ont fait la richesse de l’Irlande depuis la fin du XXe siècle, en profitant de l’Europe et de ce pays qui leur offrait les avantages d’un paradis fiscal. Non seulement les miettes d’impôts qu’ils payaient, comme on fait l’aumône à la sortie d’une messe, s’élevaient quand même à des sommes rondelettes pour un seul petit pays, mais en plus toutes ces entreprises employaient la jeunesse irlandaise qui n’avait jamais espéré de tels salaires quand elle s’éveillait à la vie, dans les décennies de chômage des années 1980.

Moi, quand je ne navigue pas sur des bateaux gonflables, je me promène à vélo et j’adore traîner dans ces quartiers des docks. Dès leur ouverture au public, dans les années 2000, j’y allais boire des cafés et draguer une femme mariée qui avait besoin de se cacher quand elle me fréquentait. Nos mains s’entrelaçaient dans ces quartiers fantômes, tandis que l’eau salée de la mer s’entrelaçait avec l’eau douce du fleuve. Nous parlions de cela, elle qui venait d’Asie et moi qui venais d’Occident. Nous disions qu’elle incarnait la mer et tout ce qui vient de l’est, et que je représentais le fleuve, avec sa paysannerie européenne.

La crise de 2008 est passée par là et le quartier des finances a suspendu toutes ses actions. Les constructions immobilières se sont arrêtées nettes et je longe maintenant de véritables squelettes d’immeubles. L’image est saisissante est celle d’un chantier suspendu depuis un temps indéfini.

Aujourd’hui, je glisse sur le fleuve et j’atteins le terme de mon périple. Le fleuve s’élargit dangereusement et le flot devient beaucoup plus fluctuant. J’ai intérêt à m’accrocher à quelque parapet si je ne veux pas être emporté au large.

Traversée de Dublin en bateau gonflable (2)

J’avais attaché mon bateau sur une échelle à hauteur des Civic Offices, et il avait disparu quand je voulus continuer mon périple fluvial. Quelques jours plus tard, j’achetai donc le même bateau, fabriqué en Chine, d’une capacité de 140 kg, dans le même magasin de jouets.

Je m’enquis d’une plateforme pour amarrer (c’est comme ça qu’on dit ?). Un peu en aval, j’avise un chantier, en plein centre ville, qui prépare l’érection (mais est-ce le bon mot ?) d’un nouveau pont. Il me serait impossible de passer à travers ce chantier en bateau, ce qui me chagrine. On m’arrêterait tout de suite.

Toute cette matinée, je doute de mon projet. Je sens que l’on ne va pas m’autoriser à flotter sur la Liffey, je ne sais pourquoi. Chaque fois que j’aperçois des escaliers qui permettraient d’accéder à l’eau, des grilles et des panneaux en bloquent l’entrée.

J’arrive à la Maison des Douanes (Custom House), bâtiment très connu de Dublin. Il est originairement plus lié à la mer qu’au centre-ville, mais depuis le XVIIIe siècle où il a été construit, la ville s’est étendue vers l’est, empiétant sur la mer. Les docks sont apparus et ont repoussé les limites de la ville.

C’est là que le quartier des docks commence et c’est que les opportunités d’atteindre le fleuve se multiplient. J’élis un vieil escalier, au bas duquel mouille un bateau à moteur.

Je déplie mon drakkar de poche et pompe avec enthousiasme. Des gens me prennent déjà en photo. Un homme en veste fluo vient vers moi mais ne fait aucun commentaire sur mon bateau. Il va simplement dans le sien, allume le moteur et va vers le chantier du nouveau pont. Il revient quelques minutes plus tard, lorsque mon bateau est presque prêt. J’assemble les rames en plastique.

Une excitation indicible m’étreint. L’homme me souhaite bonne chance, sans trouver rien de farfelu à mon projet, semble-t-il.

Lorsque je suis sur le point de me lancer à l’eau, que j’enfile mon gilet de sauvetage, un bateau mouche passe et s’arrête à ma hauteur. Aucune voix ne m’intime l’ordre, par haut-parleur, de rentrer chez moi. Non, les touristes s’arrêtent pour me photographier.

Traversée de Dublin en bateau gonflable

Cette traversée de Dublin devait se faire en deux reprises, car au milieu du chemin, je devais rejoindre Tom et Barra dans un pub pour regarder le Clasico à la télévision. Tom était pour le Barca, moi pour le Real, car j’aime mon compatriote Benzéma et que j’en ai assez de voir toujours Barcelone gagner.

L’idée était donc de quitter la rivière à hauteur de la vieille église Christ Church et d’aller au pub Lord Edward. C’était intéressant comme lieu d’accostage, car c’est exactement l’endroit où les Vikings se sont arrêtés pour fonder la ville de Dublin, en 837. Avec mes origines nordiques (mon nom est proche de celui du chef Viking qui dirigeait les 120 drakkars conquérants de l’époque), et mon bateau en plastique, j’étais le normand nouveau qui allait fondre sur la ville comme une buse sur sa proie.

Dublin commence à Chapelizod (la chapelle d’Iseult), un coin de campagne intermédiaire entre la ville et la nature.

Chapelizod se démarque par un vieux barrage, datant du XVIIIe siècle, qui permet de domestiquer les eaux de la Liffey. Auparavant, pendant tout le moyen-âge, le centre-ville était inondé plusieurs fois par an, on vivait dans des marécages et organisait les jardins en fonction des crues.

Depuis que ce barrage existe, on peut dire que Dublin existe telle qu’on la connaît aujourd’hui. Je me suis donc rendu là-bas en bus, avec le bateau gonflable que j’avais acheté dans le magasin de jouets Smyth, rue Jervis. Une boîte assez peu volumineuse, au prix de 25 euros, contenant le bateau plié, une pompe, une corde et des rames en plastoque.

Je suis allé sur l’île de Chapelizod. Dans les peintures de XVIIIe, cette île est décrite comme un vrai havre de sauvagerie. Aujourd’hui, elle est le théâtre de développement immobilier. Des logements agréables y poussent, qui sont presque tous vacants.

Le bruit du barrage recouvre mes pas. Il pleut un peu. Je mets mes vêtement dans le sac et le carton d’emballage du bateau. J’enfile ma combinaison aquatique et je me jette à l’eau.

Les gens qui habitent là doivent payer une fortune, c’est un endroit ravissant.

Le premier pont est éminemment joycien. Dès le premier livre de James Joyce, Dubliners (1914), une nouvelle se déroule à Chapelizod. Le personnage d’ Un cas douloureux (A Painful Case) vit au bord du fleuve et voit le maigre courant figurer le flot banal de sa propre vie.

Plus tard, Joyce va redonner à ce pont de Chapelizod sa dimension mythique. Dans Finnegans Wake (1939), les lavendières lavent leur linge ici et se lancent dans des psalmodies rythmées sur la rivière et le personnage qui l’incarnent, Anna Livia Plurabelle. (Le nom latin de la Liffey était Anna Livia).

Après toutes les fois où je me suis promené là, à Chapelizod, mon émotion était immense à flotter sous le pont, qui s’appelle aujourd’hui Anna Livia Bridge, en hommage à James Joyce.

Passé ce pont, ma caméra tomba en panne de batterie. Je n’ai donc aucune image de mon petit périple au-delà de ce pont.

Je passe en frémissant près d’un couple de cygnes, craignant qu’ils mordent dans mon bateau. Leur indifférence à mon passage me blesse un peu. Je me dis surtout qu’un cygne doit être un animal bien stupide pour être aussi peu étonné de voir un tel attirail passer près de lui. C’est la première fois qu’il voit cela de toute sa misérable vie, et cela ne soulève en lui nulle réaction.

Près du club d’aviron, les gens me crient des injures sympathiques. Une course vient de se terminer, et les athlètes rient de me voir ramer lentement. On me prend en photo et me filme. On me fait des signes divers. Les gens hurlent aux rameurs de faire attention à cet idiot, au milieu du cours d’eau, qui leur bloque le passage.

Quand je croise une rameuse qui s’entraîne sur sa barque affûtée, elle me regarde à peine et ne m’adresse pas la parole.

C’est alors que je me suis fait attaquer par un cygne. En me battant contre lui, j’ai perdu une chaussure. Je me jette à l’eau et me retrouve dans la vase. Je panique un peu mais je m’en sors en faisant fuir le cygne. Je passe un autre barrage, moins connu, et me laisse porter par le courant jusqu’à la gare Heuston Station.

Des gens sur le pont me demandent d’où je viens. « Wicklow Mountains », réponds-je. « On va appeler la police », lancent-ils.

Au bout de quelques heures de navigation, j’ai froid. Mes pieds, surtout celui qui n’a plus de chaussure, est violet et je n’arrive plus à le remuer. Il est temps de sortir. Arrivé à hauteur de Christchurch, j’avise une échelle en fer attachée au mur du quai. J’attache la corde du bateau à un barreau et porte mon sac en montant à l’échelle. Les gens passent près de moi sans faire de commentaire.

J’entre dans le Lord Edward pub en tenue aquatique, un pied nu. Je rejoins Tom et Barra, et pour éviter de leur faire honte, je me précipite aux toilettes où je me change. Trop tard, toute la compagnie m’a vu. Ils reverront sortir un fringant Frenchie qui boira trois ou quatre pintes de Guinness pour fêter cette jolie aventure.

Elections, festival et descente de fleuve

Ce week-end est chargé pour la sagesse précaire.

Il y a bien sûr les élections, et le sage précaire doit se rendre à Dublin pour voter.

Cela tombe bien, Dublin est le lieu du festival littéraire franco-irlandais. Cette année, c’est le thème du plaisir. Des écrivains francophones et irlandais, réunis autour d’une table pour parler du plaisir, cela promet d’être passablement chiant. Mais ce n’est pas de la faute des écrivains, et moi cela me plaît d’aller tendre une oreille, et de traîner mes guêtres, dans un tel événement. C’est toujours instructif, même si l’on n’apprend jamais rien sur le thème choisi. Il y cette année Colette Fellous, René de Ceccaty, Salim Bachy. Cécile Guilbert, qui a écrit un beau livre sur Debord.

Il y aura aussi un entretien avec Seamus Heaney. Enfin, c’est prévu, mais je ne serais pas étonné qu’il y ait des contretemps…

Jérôme Lindon et Chantal Thomas sont aussi au programme, donc du beau monde pour la partie française. C’est assez pour donner envie de se déplacer.

Mais ce week-end ne se limite pas à cela. Il ne faut pas oublier un autre événement, sportif celui-là : la descente de la Liffey en bateau gonflable par le sage précaire! L’objectif est de suivre le courant depuis le pont de Chapelizold jusqu’au phare de Poolbeg.

J’en ferai le récit plus tard.

Mais il est grandement temps d’aller sauter dans un car pour Dublin, muni de ma combinaison aquatique.

Vers la source du Rhône

Je ne voulais traîner autour du lac Léman sans aller voir le Rhône, le fleuve qui m’a vu naître, avant qu’il ne se jette dans le lac.

De l’autre côté du lac, il faut rouler en direction des montagnes. La nuit est tombée depuis longtemps, et je roule en écoutant la radio. Je ne vois pas les montagnes autour de moi, et je me dis que je m’arrêterai quand je serai fatigué.

Je m’arrête sur un parking, et quand je sors de la voiture, le froid me saisit : j’ai changé de paysage, mes frissons me le disent. Le froid est plus sec, je suis clairement en montagne, à la différence du froid de Genève, qui reste très métropolitain, au fond.

J’entends un bruit d’eau. Je vais voir, en espérant que c’est le Rhône qui coule comme un torrent. Je ne suis pas déçu mais ce n’est pas le Rhône. C’est une cascade.

 Je me réveille le matin environné des Alpes. C’est un enchantement qui me renvoie à mon adolescence. A cette époque, je tenais les hautes montagnes comme l’idéal de tout paysage. Rien n’était plus désirable que d’aller dans les montagnes. Le Massif central me paraissait trop petit, trop bas, pas assez accidenté. J’ai changé, depuis, je me suis assagi et j’ai appris à apprécier les vieilles montagnes des Cévennes.

Le Rhône a cette belle couleur turquoise des cours d’eau bien froids, qui sortent tout juste de leur glaciers.

Mais le lit du Rhône est un peu décevant pour le touriste. Rectiligne, creusé et maîtrisé comme un canal, il n’offre pas les sensations de sauvagerie qu’on aime percevoir quand on ne fait que passer.

 

Les mots du grand Ramuz me reviennent en mémoire. Les montagnes n’ont rien d’éternel, mais sont des vagues de terres, qui s’élèvent et qui retombent. Elles sont dans leur phase descendante aujourd’hui, et si j’étais un être aussi vieux que Dieu, je les verrais retomber aussi lourdement qu’une série de raz de marée. 

Les Alpes, ce n’est rien d’autre qu’une tempête interminable, au beau milieu de l’Europe.

 

Deuxième récit sur la Liffey

Dans les années 2000, j’ai déjà écrit un récit de voyage le long de la Liffey. Je l’avais conçu comme une descente de la source à la bouche de ce fleuve. C’était l’époque où tout allait bien à Dublin. Aujourd’hui, dix ans plus tard, la crise est passée par là, et tout va beaucoup plus mal.

Il faut tout recommencer, et écrire un récit de voyage déprimant sur Dublin. Mais je dois faire, en quelque sorte, le contraire de ce que j’ai fait dans les années 2000. Ecrire Dublin depuis son fleuve, mais en commençant par la mer où le fleuve se jette, et en remontant le courant, jusqu’à sa source, éventuellement.

S’il est préférable d’aller contre le courant du fleuve, c’est donc parce que Dublin est aujourd’hui sens dessus dessous, que l’Irlande a la tête à l’envers.

Cela tombe bien, la rénovation des Docks est ce qui symbolise le plus la période de croissance économique des vingt dernières années, appelées souvent le Celtic Tiger (« Tigre celte »). On y a construit de nouveaux ponts et passerelles, rénové des entrepôts industriels et élevés des immeubles d’habitation au style international, pour attirer des jeunes familles et des employés de banque.

C’est sur les Docks, enfin, qu’on voit ces squelettes de béton qui forment l’image poignante d’une économie stoppée nette dans son élan.

A partir de là, mon récit pourra se développer comme une involution, jusqu’à la sortie de la ville côté ouest, où le fleuve est campagnard, provincial. Derrière Chapelizod, on se retrouve dans un Dublin presque identique à celui qu’a connu James Joyce.

Mon récit finira sur les rives d’un fleuve qui donnera l’impression que le Celtic Tiger n’a jamais rugi.