Ahmed Abodehman, l’auteur de La Ceinture, vient de mourir juste avant de me rencontrer

Photo de Thierry Mauger sur la couverture de La Ceinture

Un grand poète arabe et francophone vient de s’éteindre, qu’il repose en paix.

Je venais de lire pour la deuxième fois son fameux roman La Ceinture, écrit en français et publié chez Gallimard en 2000. J’aimais tellement ce livre que j’ai formé un petit groupe de lecture avec deux amis Saoudiens. Le but de notre club était initialement de comparer les versions de La Ceinture. Majed l’avait lu en arabe il y a vingt ans et le relisait pour le bien de nos réunions. Mariam, qui avoue être plus à l’aise en anglais qu’en arabe, avait acheté une version anglaise du roman en question, The Belt.

J’avais initié ce petit groupe car je trouvais la prose de ce poète saoudien très osée. Sur des questions tabous, concernant le sexe, les rapports filiaux, les sentiments contrariés à l’intérieur des familles, il se permettait des phrases et des scènes que j’imaginais impossibles à écrire dans sa langue maternelle. Il avait peut-être choisi le français pour se cacher de sa propre famille, tout en s’offrant le prestige d’une langue reconnue dans le monde culturel.

J’étais curieux de savoir ce qu’il en était dans la traduction arabe qu’Ahmed Abodehman avait lui-même effectuée.

L’histoire du roman est la vie d’un enfant qui devient un homme dans les montagnes du sud-ouest de l’Arabie saoudite. L’enfant est très marqué par un personnage qui s’appelle Hizam, un vieux monsieur très autoritaire qui tient à ce qu’on respecte les traditions et qui regarde de travers toutes les innovations et tout ce qui vient de l’étranger. Or l’Arabie doit s’ouvrir aux étrangers car avec le pétrole, le pays devient riche trop rapidement et n’a pas le temps de former des professeurs, des médecins, des soignants et des ingénieurs ou des techniciens. Il en a besoin tout de suite, alors on fait appel à des instituteurs égyptiens, des infirmières pakistanaises, des banquiers libanais. Et le vieil Hizam voit ces étrangers qui ne portent pas de barbe avec effroi. Ces visages d’hommes rasés de frais sont pour lui la figure du diable, et leur façon de parler arabe lui paraît monstrueux.

La scène la plus drôle arrive quand Hizam s’aventure dans « la ville », probablement Abha dans la province d’Assir. Il découvre ce qu’est un hôpital, et il est terrifié par ces femmes qui portent des pantalons blancs, qui donnent des instructions dans une langue inconnue , et qui se permettent même de parler aux hommes, voire de les toucher. Pour se moquer de lui, le narrateur s’adresse à Hizam : Cette femme est Pakistanaise, elle est musulmane comme nous, son père porte une barbe plus fournie que la tienne. Elle te trouve très beau, tu sais, et elle nous a demandé si vous pourriez vous marier ensemble. À ces mots, Hizam est scandalisé et effrayé. Il part en courant et sort de l’hôpital pour se perdre dans un terrain vague.

Grâce à mes amis saoudiens, j’ai compris que Hizam signifie ceinture en arabe. Et la ceinture est un accessoire plus important chez les Arabes du Golfe qu’en Europe. Pour nous, la ceinture est un objet sec qui sert à tenir son pantalon. Chez les Arabes, c’est un attribut qui renvoie au port d’un poignard, d’une arme, et du passage à l’âge adulte. Une expression arabe ajoute encore à la sémantique : tu es ma ceinture. Cela signifie, tu es mon copain, je peux compter sur toi. On est des frères.

Le personnage du roman, en définitive, de par son nom qui signifie ceinture, est un personnage symbolique. Il est une figure allégorique qui accompagne le jeune poète du monde de l’enfance vers l’âge adulte.

Majed, Mariam et moi voulions rencontrer Ahmed Abodehman, pour lui dire notre admiration, et éventuellement pour lui proposer de participer à un projet culturel, en Europe ou en Arabie. Nous avons récemment réussi à retrouver sa trace, et il nous a demandé de le contacter à un certain numéro. Trop tard.

Heinrich Heine comprit-il quoi que ce soit à la vie d’un palmier ?

Cette double page de Roland Barthes inclut aussi un extrait poétique de Heinrich Heine. Arrêtons-nous un instant sur ces deux quatrains.

En allemand :

Im Norden steht ein einsam’ Tannenbaum

Auf karger Höh’ in eisigem Traum.

Ihn schläfert; mit weißer Decke hüllt

Ihn Schnee und Eis und Kälte und Stille.

Er träumt von einer Palme, die

In fernen Ländern sonnig steht,

Einsam und traurig auf brennender Klippe

Verhüllend sich der feurigen Glut.

Heinrich Heine, Buch der Lieder, 1827.

Ce poème illustre bien l’entrée du palmier dans la littérature romantique européenne au XIXe siècle, non comme un symbole de vie, de profusion ou de fertilité, mais comme une figure de solitude, d’exil et de mélancolie. Le contraste entre le pin du nord et le palmier de l’Orient est frappant : bien que situés dans des climats opposés – l’un dans un froid glacial, l’autre sous une chaleur brûlante – les deux arbres partagent un même destin d’isolement et de souffrance face aux forces hostiles de la nature.

Heine utilise ici le palmier comme une projection symbolique de l’Orient, un lieu de soleil et de chaleur, mais aussi de dénuement et de désolation. Le palmier n’est pas un symbole de luxuriance ou de l’idéal orientaliste de profusion, mais l’écho d’une détresse universelle. Il devient un double mélancolique du pin nordique, incarnant une polarité où le trop froid et le trop chaud se rejoignent dans une même expression d’abandon.

Dans la tradition romantique, les éléments naturels servent souvent à exprimer un sentiment humain plus profond. Ici, le pin et le palmier ne sont pas de simples arbres, mais des métaphores d’un sentiment de tristesse et d’aliénation. Cela marque une rupture avec des visions antérieures du palmier dans les récits de voyage ou les textes scientifiques, qui mettaient davantage l’accent sur sa dimension nourricière et son rôle vital dans les paysages orientaux.

Lecture des « Femmes », sourate IV. Le divorce, les mésententes, les conflits et les vrais croyants

À partir du verset 35, qui recommande de régler les conflits conjugaux par une réunion paritaire de conciliation, le coran quitte momentanément la question des femmes et des enfants pour se diriger vers d’autres types de désaccords. Une longue parenthèse s’ouvre pour parler de divorces, à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté des musulmans.

Le divorce

Une centaine de versets plus tard, le couple et la femme referont surface et le Coran répétera que l’équité est impossible quand on a plusieurs épouses, et que la réconciliation est préférable en cas de querelles. En revanche, le divorce est parfaitement admis et la femme a la garantie de pouvoir refaire sa vie :

Si les deux se séparent, Allah de par Sa largesse, accordera à chacun d’eux un autre destin. 

Coran, IV, 130

Le divorce n’est pas seulement toléré de manière formelle. Le système matrimonial mis en place par l’islam permet aux femmes, à travers la dot, une part non négligeable des héritages et l’obligation pour l’homme seul de subvenir aux besoins de tous, d’acquérir un pécule. Ce pécule favorise l’autonomie financière nécessaire à la femme en cas de séparation ultérieure.

Ceci est une réponse à ceux qui rappellent la parole de Jésus selon laquelle « ce qui a été fait par Dieu ne peut être défait par les hommes ». Pour l’islam, un mariage n’est pas un sacrement, n’est pas « fait » par Dieu. C’est une union scellée entre êtres humains qui ouvre le droit à la sexualité, et qui peut être révoquée. En revanche, ce qui est toléré par le coran n’est en aucun encouragé : comme la polygamie, la possession d’esclaves et l’usage de la violence, le divorce est toléré mais dans des limites strictes, après avoir faits des efforts manifestes pour donner sa chance à la réconciliation.

Les mésententes entre les hommes de la communauté

La séparation entre les hommes est aussi ce qui taraude la sourate IV. Une grande partie y est consacrée à des dissidents, des frondeurs, des déserteurs, des mutins et des hypocrites, voire des traitres. C’est pourquoi il faut s’apprêter à lire des dizaines de versets sur des individus qui ne sont pas en harmonie avec le Prophète et la parole de Dieu, bien qu’ils fassent partie, plus ou moins, de la communauté des musulmans.

La sourate IV expose alors une taxinomie des différents niveaux de divergence entre le croyant parfait et l’infidèle le plus hostile. Le croyant parfait n’est qu’un concept, les hommes sont imparfaits et le coran vient parler la langue des imparfaits pour les ramener vers le bon chemin. Mais il y a beaucoup à faire pour rappeler aux croyants qu’il faut être bon, tempéré, modeste et généreux. Les avares, les arrogants, les extrêmistes doivent essayer de se réformer. Et puis vous, les faibles mortels qui ne pouvez résister à la tentation, tâchez de vous modérer quand vous buvez de l’alcool :

Ô les croyants ! N’approchez pas de la prière alors que vous êtes ivres, jusqu’à ce que vous compreniez ce que vous dites

Coran, IV, 43

Aux premiers temps de l’islam, l’alcool était donc autorisé, et puis il a fallu l’interdire pour des raisons évidentes, malgré le plaisir qu’il apporte, et les « bienfaits » qu’il peut apporter. Malheureusement, comme on s’en rend aujourd’hui compte avec d’autres produits comme le sucre et le sel, l’alcool a tôt fini par tout détraquer dans la santé des hommes.

Plus important, la sourate IV s’emploie à désigner ceux qui divorcent d’avec le Prophète.

Et quiconque fait scission d’avec le Messager, après que le droit chemin lui est apparu et suit un sentier autre que celui des croyants, alors Nous le laisserons comme il s’est détourné, et le brûlerons dans l’Enfer. 

Coran, IV, 115

L’enfer sera la punition de ceux qui se détournent de Dieu, c’est la base des religions monothéistes, mais il y a toujours de la place pour le pardon et le retour vers le bon chemin, donc le Prophète doit toujours manier la carotte et le bâton. N’allez pas trop loin dans la mésalliance car vous pourrez bénéficier de notre grandeur d’âme, vous pouvez toujours trouver une rédemption, mais n’attendez pas trop quand même non plus car les flammes de l’enfer vous attendent, etc.

En particulier un mot revient souvent : « mécréants », transformé dans toutes les déclinaisons que permet la langue arabe : kufar, kafirun, Lilkāfirīna, kafaru, en fonction de sa place dans la grammaire de la phrase, si c’est un nom ou un verbe, etc.

Le mot koufar vient de la clé KFR, qui à l’origine désigne les paysans qui recouvrent de terre grains et graines. Le geste fondamental est celui de couvrir, recouvrir, dissimuler, voiler la vérité. Donc ce qu’on traduit par « mécréant » ne désigne pas celui qui n’est pas musulman parce qu’il est élevé dans une autre culture, mais celui qui a vu et compris la « vérité » et qui retourne aux illusions passées. Typiquement, il a bien compris que les pierres dressées n’avaient aucun pouvoir, que les idolâtrer n’était que de la superstition, mais après quelques temps il décide d’aller quand même sacrifier une bête dans un temple pour telle pierre sacrée parce qu’on ne sait jamais.

Ces gens causent beaucoup de soucis au Prophète, car ils ont cru en Dieu puis se sont désolidarisés des croyants, et on comprend à travers les versets que certains sont devenus de véritables ennemis mortels de la communauté, tandis que d’autres pourraient facilement réintégrer le groupe des croyants. Selon les versets, on sent que Dieu joue avec la conscience du Prophète : avec certains il faut être généreux, pour d’autres il faut montrer de la sévérité, d’autres encore ne méritent que du mépris, voire des châtiments mortels.

Il est clair qu’à ce moment de l’islam, la descente du Livre sacré, la constitution de la communauté religieuse est encore mouvante et fluctuante. Les « mécréants » sont donc des gens dont la foi n’est pas assurée et font des allers et retours vers l’islam, on ne peut pas compter sur eux. D’un côté, il ne faut peut-être pas leur fermer la porte, car Dieu est généreux et miséricordieux. D’un autre, il faut savoir dire stop :

Ceux qui ont cru, puis sont devenus mécréants, puis ont cru de nouveau, ensuite sont redevenus mécréants, et n’ont fait que croître en mécréance, Allah ne leur pardonnera pas, ni les guidera vers un chemin.

Coran, IV, 137

On le voit, les choses ne sont pas noires et blanches. Contrairement à ce que pensent des islamistes extrêmistes et des islamophobes, il ne suffit pas d’être musulman pour être sauvé ni pour profiter de la solidarité. Car il y a encore un autre degré d’infidélité, entre le croyant et le « mécréant », c’est celui des « hypocrites » (Al Munafiqina) qui n’ont que l’apparence du croyant mais qui n’y croient pas vraiment. Ils sont paresseux, velléitaires, et ostentatoires. Ils prient, si l’on veut, ils sont musulmans à leur manière, ils ne vont pas vers d’autres chapelles, mais ils prient pour la galerie, et surtout, ce qui horripile le Prophète, ils ne donnent rien d’eux-mêmes :

Ils sont indécis (entre les croyants et les mécréants,) n’appartenant ni aux uns ni aux autres. Or, quiconque Allah égare, jamais tu ne trouveras de chemin pour lui.

Coran, IV, 143.

C’est contrariant mais c’est ainsi, les hommes sont divers, ondoyants, même ceux qui appartiennent à la communauté des musulmans.

Mais les pires ennemis, ceux qui méritent les pires châtiments, ce ne sont pas ceux qui croient différemment, qui se sont trompés de religion, ou qui persévèrent dans l’hérésie, ce sont ceux qui ont noué une alliance avec le Prophète et qui l’ont trahie. Puis, qui se retournent contre le Prophète et ses hommes. Dans ce cas c’est une question de vie et de mort, et il n’y a plus de tolérance qui tienne.

Ce qui provoque la violence du musulman, ce ne sont pas les croyances différentes, ce sont les dangers que font courir les groupes qui trahissent leur parole et qui sont manifestement hostiles. Trois versets prouvent ainsi que le djihadisme, le terrorisme moderne, sont de graves hérésies : 89, 90, 91. Ces versets distinguent ceux que le croyant doit combattre et ceux, parmi les ennemis, qu’il doit laisser tranquilles. Du moment que ces ennemis sont « neutres » et « offrent la paix », les musulmans ont l’obligation de les laisser vaquer. Mais les autres, ceux qui veulent vous avilir et vous faire quitter votre foi, ceux-là doivent être combattus sans relâche.

On assiste alors à des guerres de bandes, pour la survie des communautés. La vie n’était pas facile, on pouvait se faire attaquer à tout moment par les ennemis, à tel point que Dieu préconise des prières armées et à rotations :

Et lorsque tu (Prophète Muhammad) te trouves parmi les tiens, et que tu les diriges dans la prière, qu’un groupe d’entre eux se mette debout en ta compagnie, en gardant leurs armes. Puis lorsqu’ils ont terminé la prosternation, qu’ils prennent place dans un rang arrière et que vienne l’autre groupe, ceux qui n’ont pas encore célébré la prière. À ceux-ci alors d’accomplir la prière avec toi, prenant leurs précautions et leurs armes. Les mécréants aimeraient vous voir négliger vos armes et vos bagages, afin de tomber sur vous en une seule masse. Vous ne commettez aucun péché si, incommodés par la pluie ou malades, vous déposez vos armes ; cependant prenez garde. Certes, Allah a préparé pour les mécréants un châtiment avilissant.

Coran, IV, 102

Les juifs et les chrétiens

Quelques versets s’adressent à ceux qui ont connu la vérité avant la descente du Coran et qui, évidemment, ont commis quelques impairs qui les ont conduits à fonder des religions qui ont eu tendance à s’écarter du droit chemin.

Ces gens-là qui ont compris que Dieu a crée l’univers, ils ont les mêmes références fondamentales que les musulmans, les mêmes valeurs, mais ils se sont égarés. Bon, Dieu conseille, les concernant, de les laisser tranquilles dans leur égarement, de les traiter avec respect et de les accueillir chaleureusement quand ils voudront se soumettre à Dieu seul et non pas à d’illusoires « associés » qu’ils lui ont inventés.

On appelle ces gens-là les « Gens du Livre » car l’islam considère que la Torah, la Bible et le Coran constituent un seul et même Livre qui diffuse la parole de Dieu à travers l’intercession d’anges et de prophètes.

Les hommes étant imparfaits, on l’a vu plus haut avec les mécréants et les musulmans qui n’arrivent pas à croire correctement, les juifs et les chrétiens ont travesti, perverti les mots du Livre soit par erreur, soit par malice :

Il en est parmi les Juifs qui détournent les mots de leur sens, et disent: « Nous avions entendu, mais nous avons désobéi », « Écoute sans entendre », et « favorise-nous »: Ils font un mésusage du mot « Ra’inâ », tordant la langue et ainsi attaquent la Religion.

Coran, IV, 46

Pour les Chrétiens, de même, c’est Dieu qui décidera ce qui leur arrivera après la mort, les croyants n’ont pas à s’en occuper, et certainement pas à faire pression sur eux. Il faut les respecter comme Hegel respectait Descartes : certes ils ont tout faux, mais ils ont fait un pas dans la bonne direction. La sourate IV se borne à leur faire un simple rappel sur l’unicité de Dieu, après quoi, qu’on les laisse en paix :

Ô gens du Livre, ne soyez pas excessifs dans votre religion, et dites plutôt la vérité à propos de Dieu. Le Messie Jésus, fils de Marie, est un Messager de Dieu. (…) Et ne dites pas « trois », arrêtez cela, ce sera meilleur pour vous. Dieu est Un. Il est trop glorieux pour avoir un enfant.

Coran, IV, 171

Les dernières paroles de la sourate concernant les Chrétiens puis les croyants sont assez apaisés. Le Coran ne préconise ni n’approuve d’agressivité dirigée contre des non-musulmans qui sont le fruits d’égarements séculaires. Il y a assez à faire avec tous ceux qui, parmi les nouveaux venus dans la religion monothéiste, doivent être recadrés, récompensés, santionnés et tancés. Les autres, les Gens du Livre, qu’ils se débrouillent avec leur version du Livre. En revanche, ils savent que la porte leur est ouverte s’ils décidaient un jour de « dire la vérité à propos de Dieu ».

C’est la profession de foi de l’islam. Vous déclarez que Dieu est unique et vous voilà musulmans.

La sourate se termine enfin par un verset qui fait retour sur les parts d’un héritage. Pour une personne qui meurt sans enfant, tant revient à sa soeur, tant pour un frère, tant pour deux soeurs, etc.

Il y a une logique profonde à combiner la question des femmes et des enfants d’un côté, et celle des différents niveaux de scission avec le Prophète de l’autre. Le trait d’union entre les deux problématiques, c’est l’héritage. Dieu nous confie un Bien, nous en avons tous une part. Il n’y a pas d’égalité entre ce qui nous est confié, mais nous avons tous assez de liberté, d’autonomie et de pouvoir pour en faire un usage qui permettra à notre bien de fructifier, ici-bas comme après la mort.

Lecture des « Femmes », sourate IV. Monogamie ou polygamie ?

Dans l’histoire des minorités, on peut voir l’islam comme une des étapes d’un progrès pour les femmes. Avant l’arrivée du coran, les femmes sont juridiquement des possessions d’hommes, comme un cheptel, des terres ou des biens immobiliers. Or Dieu inspire au Prophète d’aller dire à ses hommes de considérer les femmes comme des êtres humains à part entière, dont les droits doivent être protégés.

Exemple : alors que les hommes prenaient autant de femmes qu’ils voulaient, en fonction de leur richesse, de leur pouvoir et de leur vigueur, le coran vient leur imposer une limite très stricte :

Il est permis d’épouser deux, trois, ou quatre parmi les femmes qui vous plaisent, mais si vous craignez de ne pas être équitables avec elles, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez.

Coran, IV, 3

L’islam encourage la monogamie. Il tolère la polygamie, mais dans la limite d’un traitement équitable ; il donne un objectif d’équité qui est supérieur au droit d’avoir plusieurs épouses.

Preuve que l’islam encourage la monogamie, le verset 129 de cette même sourate :

Vous ne pourrez jamais être équitables avec vos femmes, même si vous vous efforcez de l’être.

Coran, IV, 129

On ne peut pas être plus clair : vous pouvez prendre plusieurs femmes à condition d’être équitable entre elles. Or il est impossible d’être vraiment équitable dans l’intimité de plusieurs mariages. Donc… je vous laisse le soin de conclure ce syllogisme. La parole coranique préfère ne pas énoncer la conclusion de ce syllogisme pour laisser une tolérance. À l’époque l’interdiction claire et définitive de la polygamie aurait créé plus de complications que de vertu.

Le mot que je viens de traduire par « équitable » (Ta’adilu) peut aussi se traduire par « juste ». Le reste de la sourate va beaucoup parler de parts d’héritage, et de redistributions matérielles, donc, selon moi, il s’agit d’une notion de justice matérielle, qui vise non l’égalité stricte mais l’équité : être capable de donner à chacun selon ses mérites, selon ses responsabilités. Et comme on l’a déjà dit, les responsabilités à l’époque échoient aux hommes des tribus. Il n’y a pas, à cette époque, de familles monoparentales : une veuve se remarie, les hommes doivent aussi prendre pour épouses les veuves, les orphelins doivent être pris en charge.

L’équité est la notion centrale autour de laquelle tourne cette sourate. Le fidèle, ou le chercheur, doit lire toute cette sourate en gardant à l’esprit qu’au fond ce qui est demandé à chaque instant à l’homme libre, c’est d’agir avec sagesse et discernement, et non pas d’obéir brutalement à la parole de Dieu sans réfléchir.

Exemple : vous avez la charge d’un orphelin qui possède les biens de son père mort à la guerre. Quels droits avez-vous sur ces biens ? Le coran vous dit : si vous êtes riche n’y touchez pas, si vous êtes pauvre, faites-en un usage parcimonieux et raisonnable (ma’ruf).

Et le coran ajoute : à la majorité de l’orphelin, remettez-lui ses biens devant témoin. Ce qu’il faut comprendre, c’est que vous devez agir en transparence car la communauté vous jugera sur votre équité. Si vous dépensez tous les biens de l’orphelin dont vous avez la tutelle, la communauté le saura, Dieu le saura, et vous n’irez pas en prison mais votre réputation en prendra un coup. Honte à celui qui profite de la fortune d’un orphelin.

Si vous prenez sa mère pour épouse, sachez toutefois que vous devrez lui donner une dote et que vous n’aurez aucun droit sur ses biens à elle. Si elle est plus riche que vous, vous devrez mériter son aide et son soutien dans vos entreprises.

Ma traduction du Coran

Comment puis-je prétendre être moi-même traducteur du Livre saint ? Mon niveau d’arabe n’est pas suffisant pour une tâche si noble.

Je vais vous dire comment je procède. Vous comprendrez que je n’ai pas fait le travail tout seul, bien au contraire. Le possessif « ma traduction » signifie que j’en suis le seul responsable. S’il y a une erreur, elle est de mon seul fait, mes collaborateurs n’y sont pour rien. Ils m’ont par contre beaucoup aidé.

Je lis une traduction, puis une autre et une autre. Sur certaines phrases, elles ne s’accordent pas sur tel ou tel mot, ce qui produit parfois de gros écarts de sens. Je dois donc me faire ma propre idée et partir à la recherche du sens véritable et choisir en conscience les mots français qui constitueront l’équivalent le plus approprié.

Par exemple quand un mot est traduit tantôt par « mécréants », tantôt par « polythéistes », tantôt par « associateurs », l’écart de sens est énorme. « Mécréant » peut équivaloir à une insulte du genre « payen » ou « pas très catholique ». « Polythéistes » désigne des gens qui n’appartiennent pas aux religions monothéistes (animistes, grecs antiques, perses zoroastriens, etc.). Enfin « associateurs » renvoie en général aux chrétiens puisque ces derniers sont accusés d’associer à Dieu un fils de Dieu qu’ils prient et vénèrent. La traduction est donc déterminante.

Il est bon de savoir qu’en arabe le mot en question est Mushrikin, et que ce mot est basé sur l’idée d’additionner. Ainsi, il ne désigne pas les chrétiens ni les juifs comme certains le prétendent, mais des gens qui ont plusieurs dieux. Mais dans le contexte de la sourate en question, on comprend qu’il s’agit simplement des adversaires du moment, et que ce mot renvoie plutôt à une insulte pour galvaniser les troupes, afin de défendre la paix de la tribu. Cela correspondrait plutôt à des jurons grognards des armées françaises de type  » salauds de payens », « damnés d’antechrist », ou « satanés hérétiques » sans réelle considération sur la religion des adversaires combattus.

Je lis donc le texte en arabe mais avec beaucoup d’humilité. Quand des mots ou des phrases ne me sont pas clairs, je vais à la pêche aux informations et interroge les mots arabes eux-mêmes.

Il y a d’excellents dictionnaires savants qui génèrent des données étymologiques necessaires.

Souvent enfin je demande à mon épouse de bien vouloir éclairer ma lanterne et c’est le moment le plus doux de ma recherche. Hajer n’est pas seulement arabe, elle est une lettrée polyglotte et professeure de langues, enseignant l’arabe, le français et l’allemand. Sa connaissance des langues est à mes yeux infinie. Elle me dit le mot arabe, la clé du mot et le type de vocabulaire qui lui est associé. Souvent elle est inspirée, alors je la laisse parler et me baigne dans son érudition. Elle me donne ainsi des indications précieuses de toutes sortes qui pourraient par leur richesse créer de la confusion mais qui se révèlent toujours très éclairantes.

Je lui pose des questions, je lui propose mes hypothèses de compréhension qu’elle valide ou pas. Je chemine avec la femme que j’aime dans les méandres de la langue arabe, de la langue française, et du texte coranique.

C’est ainsi baigné d’un savoir multiple sur les mots arabes que je choisis les termes français qui me paraissent les plus appropriés. Je suis seul dans cette phase finale car les mots français que je choisis sont le fruit de ma réflexion sur la langue.

C’est ainsi que je fonde ma traduction sur une certaine vision et perception du message coranique.

Voilà pourquoi j’ai l’outrecuidance de dire « ma traduction ».

J’ai relu La Vie est ailleurs, de Milan Kundera

Cinquante ans nous séparent de l’époque où Kundera concevait La Vie est ailleurs.

Trente ans de distance séparent mes deux lectures de ce superbe roman et j’ai oublié tant de choses entre temps. Il y a des chapitres que j’avais l’impression de lire pour la première fois en septembre 2023, alors qu’ils furent écrits en 1973 et que je les avais lus en 1993. Une chose est certaine : La Vie est ailleurs reste pour moi une merveille de roman. Pas une page où l’on s’ennuie. L’histoire d’un poète qui mourut dans une Bohême socialiste avant l’âge de 20 ans.

Si c’est en effet une charge contre la poésie lyrique, avec le recul, je trouve que Kundera, même s’il se moque, temoigne dans ce récit d’un grand amour et d’une profonde connaissance de la poésie européenne.

C’est fort de cette connaissance et de cet amour qu’il a su construire ce personnage de Jaromil qui devient poète pour plaire à sa mère, puis pour trouver une place dans la société en dépit d’une virilité défaillante. Le lyrisme devient vite un écran de mauvaise foi qui a pour but d’exonérer le poète de l’action, de la responsabilité et des risques que l’on encourt quand on veut entretenir des relations concrètes avec une amoureuse et des amis.

Nous savons maintenant que Kundera a commencé sa carrière comme poète, puis qu’il a renié cette partie de son œuvre. Il nous impose de considérer son travail comme inexistant avant les années 1960 et la parution du roman La Plaisanterie. Comme s’il pouvait nous imposer quoi que ce soit. Il est urgent que des éditeurs français fassent enfin leur travail : qu’ils publient dans une bonne traduction l’œuvre poétique de Kundera, et tout ce que dernier a rendu public en langue tchèque quand il était jeune.

Nicolas Bouvier colloquisé

Le colloque des 6 et 7 octobre s’est très bien passé. On s’est bien amusé et on a été gâté par d’excellents buffets ainsi qu’un très bon restaurant japonais dans le 7ème arrondissement de Lyon, rue de Bonald. Le choix d’un japonais s’était imposé en raison du livre de Bouvier Chronique japonaise.

Le campus de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) est très beau, les amphis sont classes et les jardins laissent pousser des fleurs des champs, des mauvaises herbes, comme on le fait maintenant dans les milieux informés. Nous étions donc plongés deux jours durant dans la fabrique de l’élite française.

Les études sur Nicolas Bouvier sont chatoyantes. Beaucoup de Suisses dans ce colloque lyonnais, donc beaucoup des débats tournèrent autour de sujets qui intéressaient surtout les Suisses. Or, pendant qu’ils parlaient entre eux, les autres purent explorer les traductions et les réceptions anglaises, allemandes, italienne, espagnoles, chinoises, iranienne, et même coréenne. C’était extraordinaire.

Une performance magistrale d’Halia Koo traita de manière comique, distancée et maîtrisée de la traduction et de la réception coréenne. Maîtresse de conférence à Terre-Neuve au Canada, elle a su mêler un grand sérieux avec un sens impressionnant de la performance scénique.

Daniel Maggetti, qui règne sur les lettres françaises à Lausanne, donna une conférence passionnante sur les premières années de l’écrivain et de sa réception à l’intérieur de la Suisse : il dégonfla le mythe d’un Bouvier simple et discret, pour dévoiler une personnalité assoiffée de reconnaissance, apte à faire appel à des réseaux, des cercles et des pistons. Cela faisait écho à la conférence de Raphaël Piguet qui parla de la vie de Bouvier en Amérique et qui nous informa de tous les soutiens que le voyageur obtint de la communauté suisse pour être invité à donner des conférences dans les universités prestigieuses du Nouveau Monde.

Comme je m’occupais de la réception britannique/irlandaise, et que Raphaël devait a priori rester centré sur les États-Unis, nous nous sommes parlé plusieurs fois sur des rendez-vous « Zoom », lui à Princeton et moi en Cévennes, depuis l’hiver 2022 jusqu’à cet automne. Nous avons ainsi évité de marcher sur nos plates-bandes respectives et avons précisé nos objets d’étude. Lui s’est finalement attelé à la réception « grand public » anglophones, et moi aux usages « universitaires » de la critique bouviérienne.

Liouba Bischoff, dont le livre L’Usage du savoir a profondément renouvelé les études sur Bouvier, a parlé notamment de sa postérité dans l’oeuvre des écrivains qui ont suivi. Elle nous a fait le plaisir de citer un extrait sonore de Jean Rolin himself, et de souligner sans chercher la polémique la nullité de Sylvain Tesson et les limites de la « littérature voyageuse ».

Je ne vais pas revenir sur toutes les contributions, qui furent vraiment intéressantes et riches. Notons seulement qu’apparemment une pilule ne passe pas dans la communauté des bouviériens : le fait qu’il ait été un jeune homme de droite, plutôt orientaliste, admirateur d’auteurs réacs. Cela ne l’a pas empêché de se déporter sur la gauche, comme d’autres écrivains avant lui. Victor Hugo aussi a commencé conservateur avant d’être très à gauche. Jean-Paul Sartre aussi, on oublie souvent que dans les années 1930, il était loin d’être le combattant des causes prolétaires qu’on a connu plus tard. J’ai suffisamment écrit et publié sur la question des errements politiques de Nicolas Bouvier, je n’ai pas besoin d’y revenir.

Il y avait une jeune femme iranienne, une jeune femme russe, une Chinoise restée en Chine qui a parlé en visioconférence. L’actualité brûlante du temps présent était incarnée par ces jeunes gens.

Salman Rushdie entre la vie et la mort

Tell a dream, lose a reader

Henry James selon Martin Amis

Dieu merci il n’a pas succombé à ses blessures, pas encore, pas cette fois-ci. Salman Rushdie a échappé à la tentative d’assassinat d’un fanatique qui pensait bien faire en poignardant un innocent. Toute ma solidarité et mes prières vont à Salman Rushdie.

L’extrême-droite peut à bon droit clamer que l’islam a encore frappé. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Au nom de quoi se retiendrait-elle ? Comme toujours, il y a une profonde union objective entre les pires défenseurs d’une cause et les pires adversaires de cette même cause. En l’occurrence, un islam véritable, pur et doux comme il doit l’être, adorateur d’un Dieu miséricordieux comme il est constamment répété dans le Coran, cet islam est également détesté par les fanatiques et par les ennemis de l’islam. Les musulmans, eux, accueillent chaque nouvelle d’un attentat avec le même accablement.

Le sage précaire a toujours lu Les Versets sataniques en diagonale car il n’a jamais pris un véritable plaisir à cette lecture. Une grande partie du roman consiste en des récits de rêve, or les Anglais ont un dicton qui est souvent repris par les enseignants en expression écrite : « Tell a dream, lose a reader » (« raconte un rêve, perds un lecteur. »). Martin Amis prétend dans un article que cette phrase est d’Henry James, donc ce n’est pas vrai. Cette phrase ne ressemble pas au style de Henry James. C’est probablement Martin Amis lui-même qui a dit cet apocryphe mot d’esprit, répétant ainsi ce que de nombreux lecteurs disent dans les cafés du commerce de la critique littéraire :

Ne racontez pas les rêves de vos personnages, ça gonfle tout le monde, et c’est le signe d’un manque d’inspiration évident. Bossez et tâchez d’intéresser vos lecteurs.

Pire que tout, interdisez-vous la facilité de terminer une histoire avec un personnage qui se réveille. « Tout cela n’était qu’un rêve. » C’est intolérable.

Le sage précaire

Dans Les Versets sataniques, les chapitres impairs relatent les faits et gestes de deux personnages, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, et les chapitres pairs sont les récits de rêves de Gibreel. Vous voyez de suite le symbolisme derrière ces prénoms de personnage :

Gibreel se prononce comme Djibril, c’est-à-dire Gabriel en arabe, l’archange qui a révélé les sourates du Coran à Mohammed.

Saladin est le nom d’un grand sultan d’Egypte du XIIe siècle, grand guerrier, victorieux des croisés francs et anglais, vainqueur de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion. Le sens de Saladin, en arabe, est « rectitude de la foi ».

Sans même lire le roman de Salman Rushdie, on peut imaginer que le personnage Gibreel représente un islam spirituel, onirique, plutôt cool, alors que Saladin va osciller entre l’esprit de chevalerie et le djihadisme qui furent les grandes caractéristiques du sultan d’origine kurde qui régna sur Jérusalem. Nul doute que le romancier anglophone d’origine indienne a joué sur les nombreux effets de sens et de sous-textes qui permettent de faire entendre des échos innombrables avec l’époque contemporaine et les problématiques lancinantes que sont la religion, le racisme, les migrations, le fanatisme ou la liberté d’expression.

Or, il est tragiquement ironique que ce soit dans un chapitre qui raconte un rêve de Gibreel qu’on peut lire les passages incriminés sur un prophète nommé Mahound. Ces passages ne sont en rien blasphématoires, (et quand bien même l’eussent-ils été…), mais ils ont valu à Salman Rushdie d’être mis à mort par des leaders religieux qui font honte à l’islam et aux musulmans.

Il est ironique que ce soit la narration d’un rêve qui cause cette aberration historique. Le dicton disait « raconte un rêve, perds un lecteur ». Les fanatiques d’aujourd’hui en inventent un autre plus lugubre : « raconte un rêve, perds un auteur. »

Bref commentaire sur la traduction de Jacques Berque

Parmi les traductions du Coran qui existent, je préfère celles qui me paraissent plates. Elles ne cherchent pas à créer d’effets de style. Celle de Mohammed Houlbad, par exemple, me plaît pour sa discrétion.

Pour reprendre un exemple déjà abordé pour son sens dans un précédent billet, je consulte ici diverses traductions de la sourate 107 qui articule les deux thèmes de la concentration et de la solidarité. Les versions que j’ai sous la main tentent d’être littéraires mais ce faisant ratent un peu l’effet qui m’avait frappé au premier coup d’œil.

L’effet que j’avais apprécié était simplement de recevoir clairement le sens selon lequel la ferveur religieuse est inséparable de la générosité économique et sociale. Sur ce point, la traduction de Jacques Berque est jolie mais moins précise :

Malheur à ceux qui priant

Sont distraits de leur prière

Et malgré de grands airs

Vous refusent de l’aide.

Certes, on y retrouve le rythme des fables de la Fontaine et des rimes quasi embrassées qui renvoient à la poésie française classique. Cela flatte le lecteur, mais la force du message est amoindrie, du fait de son style elliptique. Que veut dire exactement « distraits de leur prière » ? Et « de grands airs » ? Exceptés la rime et les deux vers de six pieds permettant de terminer la sourate sur un alexandrin, il manque la marque concrète du Coran qui parle de ceux qui pensent à autre chose, qui se servent de la religion pour consolider leur pouvoir sur les autres (les Tartuffe) et qui profitent de l’inégalité parmi les hommes.

Un guide touristique hilarant

J’étais tellement triste, quand Ben et Agathe sont partis, que je me suis engouffré au McDonald’s du centre ville.

En mangeant mes sandwiches de mi-matinée, je regardais d’un oeil vide les bus touristiques qui attendaient les touristes pour leur faire découvrir les splendeurs de Belfast. Au milieu de mon second sandwich, à l’oeuf et au bacon, j’ai pris la décision de me payer un tour, moi aussi, et de me remplir la tête des sublimités de l’ « Athènes du nord » (hi hi, on se demande où ils vont chercher de tels surnoms).

C’était certes un peu ridicule de faire cela une fois que mes amis étaient repartis pour la France. Il eût été plus judicieux de prendre ce bus avec eux, pour qu’ils profitent d’une vue générale de la ville. On ne pense pas à tout au bon moment, voilà ce que le voyage enseigne au sage précaire.

La semaine qu’ont passée Ben et Agathe (peut-être devrais-je dire « Agathe et Ben » ? je m’en avise à l’instant… Bah!) m’a malgré tout permis de leur montrer ce qui me plaît le plus dans la capitale de l’Irlande du nord, compte tenu des jours passés à la campagne, la montagne et sur la côte. Pour ce qui est de Belfast, nous avons pu voir ce qui, à mes yeux, mérite vraiment le déplacement : le quartier catholique de Falls Road, le quartier protestant de Shankhill road, leurs fresques étonnantes, la randonnée sur la colline de Cave Hill, au-dessus du château de Belfast, les quais du fleuve Lagan tant urbains que ruraux, quelques pubs pas piqués des hannetons, des sessions de musique traditionnelle.

En plus de tout cela, mes amis ont eu la rare opportunité d’assister aux célébrations orangistes du 12 juillet, avec tout ce que cela comporte de sentiments mêlés et de spectacles ambigus. Ils ont enfin pu aller à un concert de musique électronique, branché en diable, dans le magnifique Waterfront, salle de concert/bar dominant les quais, d’où nous pûmes admirer le coucher de soleil. Soleil, pluie, nuages, eaux et rues, tout était réuni pour profiter d’une musique extrêmement inventive bricolée par de petits génies de l’ordinateur.

Parenthèse culturelle : en terme de musique, je n’ai encore jamais eu autant d’expériences variées qu’à Belfast : traditionnelle (irlandaise), militaire (protestante/britannique), hybride, électronique, concrète, brésilienne, africaine, baroque, rock, il ne m’a manqué que de vrais opéras et ce qu’on appelle communément la musique classique. Fin de la parenthèse.

Je suis donc monté dans le bus touristique pour passer le temps et mettre du baume sur mon coeur. Qu’ont-ils donc raté, mes petits copains ? Voilà ce que je me demandais en lisant le programme sur le dépliant qu’on m’avait donné en entrant. Pour être vraiment honnête, rien, ils n’avaient rien raté ou presque. Puis une voix est apparue et tout fut changé. Le guide est lui aussi apparu en chair et en nez. Son nez était typique des grands buveurs, violacé et couperosé, et il parlait beaucoup de Guinness, pour faire rire la galerie.

Voilà ce qu’ont raté mes amis : le show de ce guide touristique. Il était sans doute compétent sur les dimensions des bâtiments et sur les dates, mais surtout, son point fort, c’était l’industrie de l’entertainment et la comédie stand up. C’était blague sur blague, dont je n’ai compris qu’un petit tiers, et qui faisaient bidonner tout le bus.

Longeant une zone commerciale, le voilà qui nous dit : « Voici ce que nous apporté la paix : IKEA ! Ah, n’est-ce pas une belle preuve de notre prospérité et du nouveau bonheur de vivre ? Dommage qu’IKEA ne soit pas venu trente-cinq ans plus tôt ! Les gens de Belfast aurait passé tout leur temps à essayer de monter leurs meubles et n’auraient jamais eu l’idée de poser des bombes (je traduis mal). »

C’est trop tard pour Ben et Agathe (ou Agathe et Ben), mais le cas échéant, je serais enclin à conseiller à tout nouveau visiteur d’emprunter les bus sightseeing de Belfast. Il aura, pour le prix d’un seul billet, une promenade dans la ville, des informations qu’il oubliera tout aussitôt, et surtout, un bon exemple de ce que le monde anglo-saxon reconnaît comme le sens de l’humour irlandais.