Rapides tournant romantiques

Automne à Munich

Le sage précaire au bord de la rivière Isar, novembre 2023

Der Blaue Reiter, le livre

L’Almanach de 1912, dirigé par Kandinsky et Marc

Gardons à l’esprit que le mouvement Der Blaue Reiter est avant tout un projet éditorial. J’ai été très impressionné par ce fait dans l’exposition que j’ai visitée au musée Lenbachhaus, à Munich. Der Blaue Reiter est un livre avant d’être une exposition. Une revue savante qui sert de machine de guerre pour soutenir et accompagner les productions et diffusions des oeuvres d’art.

Les auteurs des articles de cette publication sont les artistes eux-mêmes, qui ne parlent pas de leurs propres œuvres mais de celles de leurs collègues. C’est ce que la sagesse précaire ne sait pas faire, par un mélange de paresse et de vieille morale, se mettre en situation collective pour que chacun fasse la publicité de l’autre. Moi, je découvre que La précarité du sage est cité ou mentionné à droite à gauche sans avoir été averti, ce qui est flatteur mais ne permet pas de faire système.

Peinture d’art populaire en illustration de l’Almanach Der Blaue Reiter.

Les images choisies pour illustrer cet Almanach (il n’y a eu que deux numéros du fait que le mouvement s’est dissout à l’occasion de la guerre de 1914) sont une belle surprise. Quelques dessins et peintures de nos chers Munichois, autant d’œuvres de grands artistes français perçus comme les parrains de l’entreprise (surtout Delaunay et Matisse), et une majorité d’images venues d’ailleurs.

Des photos de sculptures médiévales, beaucoup de Moyen-âge, des masques asiatiques, des décorations arabes, un peu d’antiquités égyptienne et gréco-romaine, et une forte présence d’art naïf. Art brut, art populaire, dessins d’enfants et de fous. Les expressionnistes trempaient leur imaginaire dans ce que la technologie moderne permettait de mettre à disposition du spectateur occidental curieux.

Quatrième de couverture, où l’on reconnaît la signature de Kandinsky.

Le ménage à trois des artistes munichois

Franz Marc, Deux femmes sur la montagne, 1908

Les deux femmes représentées sur cette esquisse faite à Munich ne sont pas choisies au hasard. Le peintre était amoureux d’elles, elles l’amaient en retour, et les trois connaissaient les sentiments de tous. Ils se sont mariés l’un avec l’autre, à tour de rôle. Ils formaient un trio amoureux et créatif qui n’étaient pas complètement étranger aux mœurs des Européens progressistes de la belle époque.

Les deux femmes étaient plus âgées que l’homme et cela ne dérangeait personne. Maria avait quatre ans de plus que Franz mais ils ne pouvaient pas se marier car Franz était déjà marié à Marie Schnür, de treize ans son aînée. Cette dernière avait déjà un enfant qu’elle avait eu à Paris, fruit de la vie de Bohème des jeunes Européens.

C’est peut-être pour adopter cet enfant conçu à Paris que Franz se maria avec Maria. On ne sait rien de cela car il ne reste pas grand chose de cette relation.

Les trois protagonistes de cette histoire étaient peintres et très influencés par les impressionnistes qui révolutionnaient l’art depuis trente ans en France. Ils cherchaient la bonne recette pour vivre en adéquation avec leur spiritualité, la modernité, les problèmes et les désirs de leur temps. Quand ils ne peignaient pas, ils montaient des coopératives socialistes, quand ils ne se caressaient pas en pleine nature, ils créaient des collectifs d’artistes tels que le Blaue Reiter à Munich.

Marie Schnür, Maria Marc et Franz Marc, en détente relative pendant l’été 1906.

Ce monde d’espoir, de crises et de créativité était précaire. La guerre de 14-18 approchait et Franz n’a rien fait pour l’éviter. Il est mort en soldat sur le sol français dont il a tellement aimé la culture d’avant-garde. Dans ses carnets de tranchée, des dizaines de chefs d’œuvres griffonnés, dans lesquels transparait la passion de Franz pour l’art, et ses tentatives inlassables de comprendre le monde par des mouvements de crayon.

Sa deuxième épouse, Maria Franck, a survécu dans ce village de Bavière où ils expérimentaient l’amour libre et naturiste, pour s’éteindre à près de 80 ans.

Sa première épouse en revanche, Marie Schnür, on ne sait pas ce qu’elle est devenue, et on a perdu toute trace de son enfant. Apparemment, elle a mal vécu ce « ménage à trois », et elle semble avoir mis un terme à sa carrière artistique peu après la guerre. Je pense, pour ma part, qu’elle a changé de nom et d’identité. Comme elle vient d’une famille riche et protestante de Cobourg, sa vie dissolue faisait mauvais genre et il fallait tout dissimuler pour espérer une fin de vie respectable. Si elle était morte avec cette identité connue de Marie Schnür, les historiens auraient retracer la trame de son existence.

Franz Marc, Nu avec chat, 1910

Le Cavalier bleu : enfin une école artistique de Munich

Alléluia, après d’âpres recherches, j’ai enfin trouvé les artistes qui peuvent incarner le génie de Munich, au même titre que les « actionnistes » incarnent Vienne, les « cubistes » Montparnasse, ou « Support-Surface » Nice.

Der Blaue Reiter est le nom du groupe fondé dans les années 1910 par des peintres devenus célèbres qui étouffaient dans l’académisme bourgeois de la capitale de la Bavière.

Franz Marc, Vassili Kandinsky, Maria Marc, Auguste Macke et compagnie, ont trouvé là le lieu de création où ils pouvaient laisser libre cours à leurs recherches, inspirés par les avant-garde de Paris.

V. Kandinsky, Maisons de Munich, 1908

Vous ne saviez pas que l’immense Kandinsky était de Munich ? Vous aviez tendance à l’associer à Moscou, à Berlin et à Paris ? Moi aussi, mais c’est ainsi, il vivait et enseignait la peinture à Munich dès le tournant du siècle. Il a acquis la nationalité allemande et c’est en Bavière qu’il a fondé et animé Der Blaue Reiter, ce collectif d’artistes que le sage précaire a connu adolescent quand il s’intéressait à l’expressionnisme.

Lenbachhaus, l’un des plus beaux musées de Munich, octobre 2023.

On peut voyager dans les oeuvres de ce collectif dans le beau musée Lenbachhaus, non loin des grandes « Pinacothèques » qui font le bonheur des amateurs d’art.

Le fameux Cheval bleu de Franz Marc au milieu de plusieurs toiles du Blaue Reiter.

Lenbachhaus est une belle maison de maître de la belle époque, appartenant à un peintre influent du début du siècle. Aujourd’hui on s’y promène et on y contemple des tableaux de l’expressionnisme vibrant de la scène munichoise.

Mais qui vient de Munich ?

Depuis le temps que je fréquente la capitale de la Bavière, je me régale en tous points mais je rentre toujours bredouille de la même chasse à laquelle je pars à chaque fois que j’appréhende une nouvelle terre.

Quels écrivains, quels penseurs, quels artistes ont été enfantés par cette ville, cette région ?

Je cherche, je pose des questions à mes amis, et pour l’instant je n’ai rien, à part Dürer à Nuremberg.

Je demande où est le James Joyce de Munich mais je ne reçois pas de réponse. Je lis Thomas Mann, mais il a seulement vécu à Munich, il n’en est pas originaire, et il a émigré en Amérique avant la guerre, du coup ses grands romans ne sont pas vraiment munichois me semble-t-il.

Je m’aperçois que tout ce que ‘j’admire de la culture germanique vient du nord de l’Allemagne et de l’Autriche. C’est comme si la catholique Munich avait toujours été inhibée par ses énormes voisins : les catholiques viennois et les protestants prussiens.

Ceci n’est que le début d’une enquête ouverte et participative.

Vidéo automatique

Je suis allé dans ce musée avec un téléphone portable que l’on m’a prêté pour que je puisse prendre des photos. En bon touriste, je me suis exécuté. J’ai essayé de saisir deux types d’images : des détails qui pouvaient intéresser mon épouse, et des visuels qui pouvaient servir d’illustrations à ce blog.

Je rends le téléphone à son heureux propriétaire et, quelques jours plus tard, voici ce qu’il m’envoie : une vidéo souvenir plutôt bien faite de ma visite culturelle, composée exclusivement des photos que j’avais prises ce jour-là. Une vidéo qui fut faite automatiquement, par un logiciel intégré à sa machine, sans me demander d’autorisation et sans qu’on lui demande rien.

Je ne vais pas faire le mec révolté car la sagesse précaire ne se révolte que lorsque la sagesse précaire est menacée. Au contraire, j’ai ressenti une forme de plaisir en voyant cette initiative prise par l’intelligence artificielle.

En revanche la musique est désastreuse. Comment l’intelligence artificielle a-t-elle pu commettre une erreur aussi élémentaire que cette musique sans rapport avec le contenu des photos ? Il fallait en l’occurrence une petite imitation de morceau baroque, quelque chose de simple et de dinstingué, qu’un enfant du conservatoire aurait pu improviser en deux minutes.

Encore du pain sur la planche, messieurs les ingénieurs de l’IA.

Des musées pleins de musique

Munich ne se distingue pas par la bière, contrairement à tous ceux qui me parlent de Munich. Le désir d’alcool, l’envie de se bourrer la gueule, le plaisir de trinquer entre amis, ce sont des coutumes que tous les homos sapiens ont toujours connues, il n’y a rien là de nouveau.

Ce qui distingue la Bavière, c’est l’amour de la musique. Si je compare les équipements muséologiques en France, en Italie et dans le sud de l’Allemagne, c’est la prégnance de la musique qui me paraît distinguer le plus la culture bavaroise.

Le baroque pour tout étourdissement

La galerie verte a été construite dans les années 1730. À cette époque, l’homme fort de la Bavière s’appelle Charles-Albert, on ne le connaît pas car son ambition l’a dirigé vers l’est. Il fut même empereur du saint empire romain germanique sous le nom de Charles VII.

Galerie verte, Residenz, Munich, 1730

Dans son arbre généalogique, on voit que ses ancêtres directs sont notre roi Henri IV et Catherine de Medicis, ainsi que le grand roi d’Espagne Philippe II. Il ne faut donc pas voir les choses sous l’angle national. Un palais munichois ne vous permet pas de déceler une culture spécifiquement bavaroise, ni encore moins allemande.

Jeu de portes, de fenêtres et de miroirs

L’influence de la France, dans cette galerie verte, est évidente pour le simple flâneur. Puis on apprend que le souverain de cette époque avait assisté au mariage de Louis XV, qu’il était soutenu militairement par la France, et qu’il envoyait ses artistes et architectes à Paris pour se former.

Ces tableaux exposés, ces dorures et ces miroirs, étaient le lieu de fêtes extraordinaires, car la galerie verte était éclairée par de nombreuses bougies, et les flammes se reflétaient dans les dorures et les miroirs, créant un jeu visuel proprement étourdissant.

Ce qui importe, c’est la tendance baroque de l’Europe 1730. L’air de rien, à cette époque, on renversait radicalement les codes de ce qu’il fallait regarder.

L’oeil est autant attiré par les peintures que par les décorations

Le regard est sollicité par les décorations murales, les encadrements, les miroirs et même le parquet, autant que par le contenu des tableaux qui compose ce véritable musée privé.

Je rappelle qu’en 1730, nos villes et nos villages ne connaissent pas le musée. Pour voir des sculptures et des peintures, le peuple n’a que les églises et les cathédrales. La même chose peut se dire des livres et du savoir : les bibliothèques sont privées et les sages précaires sont employés par les familles riches qui ont besoin d’un vernis culturel pour faire bonne figure. Moi, en 1730, j’aurais probablement travaillé comme ouvrier itinérant dans les innombrables chantiers du type de la galerie verte. Je me serais fait virer pour manque de précaution et inaptitude. Je me serais cultivé sur le terrain et, comme j’aurais vite atteint les limites de mes capacités manuelles, je serais devenu précepteur pour instruire les enfants. À Munich, je leur aurais enseigné le francais, l’anglais et le latin. La philosophie et l’art. Rien qu’avec la galerie verte de la Résidence, il y a assez de richesse artistique pour constituer plusieurs années de masterclasses.

Soif de culture

Cela me tombe dessus parfois, quand je vis dans un environnement propice. Une soif de contemplation artistique, parfois visuelle, parfois auditive, parfois gustative. Je ressens alors un besoin d’art analogue à celui de respirer, ou de boire de l’eau.

Dans cet État du sud de l’Allemagne, la Bavière, les ducs, puis les rois, se vivaient comme un pays indépendant, et développaient une culture de cour absolument étincelante. Au centre de la capitale, ils ont construit un palais qui n’a cessé de s’agrandir, de se prolonger, de se ramifier pour devenir, siècle après siècle, une véritable ville dans la ville.

Si on veut comparer le « Palais de la Résidence » avec un autre haut lieu de pouvoir, il ne faut pas penser à Versailles, comme on le fait trop souvent, mais à la Cité interdite de Pékin.

J’y suis allé un matin très tôt. Tôt, avant même l’ouverture des portes. On pourrait croire que j’ai été matinal pour éviter de faire la queue, ce qui se justifie amplement. Or non, ce n’était pas un choix rationel et réfléchi. C’est parce que j’etais mort de faim que je m’y suis rendu dès potron minet.

Je me suis régalé pendant des heures, des heures et des heures. Je ne savais rien de la dynastie des Wattelsbach, qui a régné sur la Bavière pendant le plus clair du millénaire qui vient de se terminer. Je suis sorti de la Residenz avec très peu de connaissances supplémentaires, mais rassasié de délectations, de contemplations, de réflexions, d’incompréhension ; je m’en suis mis plein la lampe de formes et de matières, de lignes et de couleurs, de décisions politiques et de recherches esthétiques. Je n’ai plus qu’à digérer tout cela, comme un chameau qui rumine.