« Disgrace » de J.M. Coetzee : la vie mystérieuse des chiens et des hommes

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Voilà un roman extraordinaire. Il a fallu une ascèse rare de la part de l’auteur pour le concevoir et l’écrire.

C’est un roman qui rend justice à la fiction et à l’intrigue. Kundera disait que le roman abordait des réflexions qui n’étaient pas ou mal prises en charge par l’écriture factuelle. Coetzee met ce principe en application. Sur des sujets comme l’animal, l’animal en nous et la vie des animaux, des chiens en particulier, il nous guide vers des territoires de sensations et de réflexions que, pour ma part, je n’avais jamais imaginés.

Un professeur de 52 ans, doublement divorcé, couche avec une étudiante, ce qui provoque sa « disgrâce ». Renvoyé de la fac, il va chez sa fille qui vit seule dans une ferme. Elle s’occupe de chiens, dans des cages, et est en relation avec la SPA locale qui s’occupe de faire mourir les animaux le plus paisiblement possible. Tout cela est très sec, comme une terre désertique, très peu sentimental.

Tout ce beau monde est blanc, et nous sommes en Afrique du sud, il fallait bien que des Noirs apparaissent. La fille du héros est aidé par un Noir, qui, petit à petit, rachète l’ensemble de la ferme, grâce à des aides de l’Etat qui favorisent l’installation des Noirs dans l’agriculture du pays, depuis la fin du régime d’Apartheid. Le roman fait croiser ces deux thématiques (Noirs/Blancs et animaux/humains) d’une manière tellement intriquée qu’elles s’intervertissent et se décroisent, comme une belle fugue, jusqu’à nous faire penser que le genre humain se transforme en s’incarne en ce grand Noir triomphant, à la sagesse cruelle, qui aide la fille du héros mais qui va tout posséder. On en vient à penser que l’ « homme blanc », quant à lui, tombe en disgrâce, avec ses instincts de chiens qu’il essaie de spiritualiser, et sa morale abstraite qui ne touche plus terre.

Ce livre n’a rien d’une leçon. Les conflits ne sont pas résolus, le lecteur est laissé désemparé devant des oppositions indépassables. La fille du narrateur est violée par trois Noirs, sans doute des proches de son propre voisin/ouvrier. Comme par hasard, le grand Noir était absent quand elle se fait violer, et il est possible que ce crime soit une machination pour la faire vendre sa ferme et partir. La fille sombre dans la dépression, sans vouloir partir et sans vouloir se révolter non plus. Elle se découvre enceinte et veut garder l’enfant du viol. L’un des violeurs continuent même de fréquenter la maison du grand Noir. La fille est prise dans un sentiment contradictoire qui est trop grand pour elle. Elle sent que tout cela est inacceptable mais que c’est en même temps inévitable : les Noirs reprennent leurs terres, ils ensemencent leurs terres et les femmes blanches qui y sont. Ils réoccupent le terrain et elle ne veut pas fuir devant cet état de fait. Le grand Noir – sans doute instigateur de ce viol collectif – propose même de l’épouser (il a déjà deux femmes) pour la protéger et devenir le gérant de toute la ferme. Elle accepte. Son père, le héros du roman, est ulcéré car il voudrait la voir partir en Europe, recommencer sa vie. Il dit : « C’est humiliant. »

Sa fille : « Oui c’est humiliant. Mais c’est peut-être un bon point de départ pour recommencer. C’est peut-être ce que je dois apprendre à accepter. Repartir du sol. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité.
– Comme un chien.
– Oui, comme un chien. »  

L’idée de la dignité des animaux n’est jamais abordée de manière explicite, mais on sent, par degrés, la présence de ces êtres mystérieux et muets. Une fascination s’empare du lecteur, une sidération devant leur vie, devant la gratuite cruauté des hommes. C’est un roman étrange.

Curieusement, la seule chose très mal faite dans ce roman, ce sont les scènes de sexe. Quand le quinquagénaire baise l’étudiante, on n’y croit pas une minute. Même chose quand il baise la repoussante responsable de la SPA, dont le corps n’a même plus de forme. Coetzee traite ces scènes comme des formalités, comme si le sexe était une activité normale, comme de faire des courses. Pourtant, le roman tourne autour de ça, de l’instinct sexuel, de la pudibonderie absurde de nos sociétés « blanches », du viol comme impôt et réparation des spoliations passées, de la torture que fait endurer le désir, le sien propre et celui des autres. Du désir comme chose humaine ou inhumaine, ou animal.

Alors pourquoi ces scènes incompréhensibles, où une belle jeune femme se laisse aborder par un prof qui n’est même pas charmant, qui n’a aucun charisme sur ses étudiants, et pourquoi se laisse-t-elle aller jusqu’à faire l’amour par terre, un après-midi d’orage ? La chose est décrite sans même qu’on comprenne que peut-être la fille ne s’appartenait plus, qu’elle était sous influence, sidérée et donc, virtuellement violée elle aussi. L’absence de tout érotisme dans la prose de Coetzee me paraît intéressante, car c’est le signe d’une sexualité sans désir, mécanique, qui est devenue seulement un signe. L’impression donnée est que même les chiens sont plus doués pour le plaisir que nous.

La vie des chiens semble être un sujet de grande ampleur pour nos écrivains contemporains. Disgrace a été écrit quelques années avant Un chien mort après lui de Jean Rolin. Une oeuvre fictionnelle, une oeuvre factuelle, aucune des deux ne cherchent à donner de réponses définitives à des questions de société ou à des questions philosophiques. Les deux cherchent, à mon avis, à entrer dans des régions de notre vie, des régions d’animalité si l’on peut dire, que le commun des mortels oublient de visiter ou occultent tout bonnement.

Donner voix au chien en nous, au mouton en nous, à l’inhumain qui est la part la plus grande de notre vie, c’est certainement une des nobles tâches de la littérature.

Est-il absurde de désirer l’impossible ?

Epreuve de philosophie, baccalauréat de 2009.

Voilà plusieurs jours – deux, à vrai dire – que je me demande si je désire l’impossible. Je ne parviens pas à le savoir. Comme je suis terre à terre, je prends des exemple un peu olé olé. Les femmes. En général, je désire les femmes qui me paraissent imparfaites et médiocres. Dans un premier temps, je ne désire pas les femmes que je crois hors de ma portée. Souvent, je trouve une femme trop belle, trop intelligente, trop élégante, trop propre, trop riche, sentant trop bon, parlant trop bien, marchant trop vite, dansant trop bien, pour que mon désir se mette en marche.

Et dans un mouvement paradoxal, sans doute inspiré des Dieux, ce sont ces femmes parfaites et sublimes qui, parfois, trouvent un obscur intérêt pour moi, alors que les médiocres résistent à mes avances et restent froides à mon contact, muettes à mes plaisanteries fines. Et je me retrouve ainsi en situation de savourer des fruits délicieux que je pensais pour toujours destinés à d’autres hommes, ou à d’autres types d’êtres.

Pour le reste de mes catégories existentielles, la même règle opère : je désire des choses médiocres, je me satisfais de peu, et j’obtiens des choses invraisemblables. Je répondrais donc de manière oblique à la question du bac de philosophie : il n’est pas absurde de ne désirer que ce qui est du domaine du possible. Dans le but d’une vie heureuse, s’entend.

Mais il est vrai que si l’humanité n’était composée que de gens comme moi, on ferait peu de progrès : on n’aurait jamais inventé le capitalisme, par exemple, car personne n’aurait même imaginé qu’on pût désirer faire du profit. Encore aujourd’hui, je suis admiratif devant un système fondé sur la croissance. Les banquiers florentins et gênois qui, paraît-il, ont inventé les bases du capitalisme, sont à mes yeux des génies à l’égal de Mozart et de Descartes. Si l’humanité était composée de gens comme moi, en revanche, on aurait peut-être inventé des machines volantes, flottantes, nageantes, car tout ce que font les animaux me semble enviable. Mais précisément, si les animaux peuvent voler, c’est que c’est possible et que ce n’est pas, à proprement parler, un désir impossible.

L’immortalité, alors ? Voilà typiquement le truc à quoi on pense pour illustrer les désirs de l’impossible. Je me sens volontiers proche de ceux qui voient l’éternité dans la minute présente, dans l’instant paradoxal dans lequel on vit et qui nous échappe invariablement. Proche de ceux qui ne se projettent pas dans l’avenir et qui parviennent, par une ascèse de fou, à changer d’espace-temps. Et, de même que la plus belle femme du monde est gentille avec moi, de même je ne serais pas surpris de devenir temporairement immortel sans l’avoir vraiment cherché.

Les femmes qui comprennent les hommes

Beaucoup de femmes se plaignent de ne pas être « comprises » par les hommes. Ce n’est pas réciproque, les hommes ne se plaignent pas beaucoup d’être incompris par les femmes. Pourtant, il est remarquable que si peu de femmes comprennent les hommes. Il semble que des femmes passent d’hommes en hommes sans rien apprendre à leur contact.

Juliette Récamier a su attirer les hommes à elle, ce qui est aisé, et elle a su se les rendre fidèles, empressés, sans rien leur donner de charnel en échange. Ce qui la distingue des autres, ce n’est pas son intelligence ou sa beauté, c’est sa compréhension intime de la mécanique des mâles. Elle savait comment leur parler, comment les regarder, comment leur écrire, comment les accueillir, comment se faire respecter d’eux, comment les stimuler et les émouvoir.

Dans une lettre écrite au peintre François Gérard, elle engueule ce dernier d’avoir accepté je ne sais quelle gravure provenant d’une de ses toiles : elle voulait être consultée et elle exige du peintre qu’il fasse en sorte que ce projet de gravure s’arrête toutes affaires cessantes. Elle parle alors avec autorité et hauteur, dans un style d’un classicisme admirable. Moi, à la place de François Gérard, je me serais dit : « Bon, je fais interdire toutes les reproductions de cette toile, je réponds à Juliette de manière courtoise et sèche pour lui annoncer que c’est fait, et j’arrête de fréquenter cette chieuse. Pour qui se prend-elle, de me parler sur ce ton ? Qui va rester dans l’histoire, flûte quoi, elle ou moi ? » 

Mais la fin de la lettre de Juliette montre sa connaissance des hommes. Elle change de ton, elle parle de l’hiver triste qu’elle s’apprête à traverser et dans une dernière fulgurance, elle lui lance : « Je sais que vous penserez à moi, et j’aimerais que vous me le disiez. » Je cite de mémoire, elle a peut-être écrit : « Je sais que penserez beaucoup à moi et je serais heureuse de vous l’entendre dire. »

Ce n’est pas très complexe, et cela prête même à rire, j’ai remarqué : après la douche froide, faire la confidence d’une faiblesse, et offrir à l’homme d’être utile pour adoucir sa douleur. Le lecteur trouvera cela nunuche, mais le coeur et l’amour sont nunuches, ils ne deviennent jamais adultes et raisonnables. A la place de François Gérard, je me serais radouci à la fin de la lettre, et j’aurais passé le reste de la journée à travailler, avec Juliette en tête.

Position du corps (2) Eloge des assis

Il est indigne d’un sage précaire de critiquer les « assis », comme je l’ai fait, et de qualifier la position assise de « vulgaire ». J’en demande pardon aux lecteurs et je lance ici même les bases d’un éloge de cette position.

C’est d’abord celle du zig-zag, celle qui actualise tous les plis de notre squelette. Assis, l’homme se love dans les inflexions de la courbe que dessine son corps. C’est beau aussi, ces plis et ces zig-zag, et cela nous change de cette droiture toujours valorisée.

La position assise est la position anti-héroïque, et cela convient au sage précaire. Le personnage le plus anti-héroïque de la littérature, c’est Bartleby, d’Herman Melville. C’est en restant assis qu’il résiste au pouvoir écrasant de la machine administrative. C’est, en tout cas, en baissant la tête, en courbant l’échine, en jouant sur les inflexions de son corps, qu’il fait disfonctionner la hiérarchie. Bartleby, mon héros. « Ô, Bartleby. Ô, humanity. » Ainsi se termine la nouvelle de Melville, si étrangement.

Cela ouvre la porte à la grande littérature des assis, Franz Kafka en tête. Chez Kafka, les positions du corps sont très significatives, mais elles n’ont pas cette valeur univoque de symbole, qui voudrait qu’être assis renvoie nécessairement à l’obéissance et à la soumission, alors qu’être debout serait un signe de noble affirmation. La grande scène nocturne du Château où K., l’arpenteur géomètre, est assis sur le lit du grand fonctionnaire, est d’un burlesque délirant : là aussi, une machinerie administrative déraille par l’entremise d’une action maladroite et assise. 

Les nomades sont de grands assis. Wilfred Thesiger parle très bien des Arabes assis, sur le bord de la piste. Dans le chef d’oeuvre qu’est Le désert des déserts, on ne voit que rarement les Arabes autrement qu’assis, sur leur bête ou au bord de feu. Cette phrase, reprise par Arnold Toynbee, puis par Deleuze plusieurs fois, caractérisent puissamment le nomadisme de l’homme assis dans le désert : « Ils ne bougent pas. »

Et puis et puis, il faut le dire, il faut terminer avec cela : tant de femmes sont belles, assises. Qu’elles croisent les jambes, ou qu’elles bombent le torse, ou qu’elles ramènent les pieds sous leurs fesses, ou qu’elles mettent sagement leurs jambes parallèles sur le côté en une torsion codée, elles s’assoient de mille manières. Certaines font l’amour assises, certaines dansent assises, certaines inventent de nouvelles façons de s’asseoir.

Position du corps (1) Le scandale d’être assis

On est beaucoup trop assis, c’est un scandale que notre corps ne devrait pas accepter.

L’être humain privilégie deux positions : la station verticale, sur la plante de ses pieds, et la station horizontale, couché dans son lit ou dans les champs (ou dans l’eau, ou sur la plage). La grande conquête de l’homme sur lui-même, c’est tout de même de s’être redressé, et d’avancer sur deux membres seulement. Etre droit, voir loin.

La position assise en revanche, est un entre deux.Il faut en faire la critique avant, plus tard, d’en faire l‘éloge.

La position assise provoque des maux de dos, et pire, peut aplatir les fesses. Je me souviendrai toute ma vie de cette femme de vingt-sept ans qui, quelle que fût sa position, avait des fesses qui n’étaient pas plates, mais dont la rotondité avait été équarrie avec le temps. En me voyant ému, elle m’avouait que c’était d’être restée trop longtemps assise. C’était il y a cinq ans, et depuis, je n’ai pas de mot trop sévère pour cette position inhumaine qui avait défiguré ma petite amie. C’est pour la venger, ce soir, que je voudrais crier ma révolte.

Vos fesses ne sont pas faites pour supporter le poids de votre corps, mettez-vous cela en tête. Vos fesses ont mille autres usages. La gloire de notre corps est d’avoir atteint la simplicité de la ligne droite, et vous ruinez cela au moment même où vous lisez ces lignes. Les Indiens ont bien compris l’intérêt qu’il y avait à renverser le corps et à l’assouplir. La « Salutation au soleil » est un geste parfait car en une seule séquence, il combine l’extrême vertical avec l’extrême horizontal, sans jamais passer par la vulgarité de la position assise. Les Chinois ont aussi maîtrisé le corps en lui faisant quitter la terre, en le rendant léger et au bord de l’équilibre.

Mais être assis, mon Dieu. Se reposer ainsi sur son fessier, des heures et des heures, toute sa vie, voilà qui est disgrâcieux et contre-nature. Cela est dû à l’organisation administrative de notre civilisation. Depuis la bureaucratisation de notre société, nous sommes devenus des « assis ». (Non, je ne citerai pas le poème de Rimbaud, mes amis, car à mes yeux, même s’il est très beau, il ne me plaît pas beaucoup, car il marque surtout le brio de l’élève prodige qui veut faire un morceau de bravoure.)

Pour l’heure, il faut revenir à des temps pré-bureaucratiques. Voltaire écrivait debout et je fais de plus en plus comme lui. Présentement, j’écris ce billet debout, mon ordinateur sur une commode. Si j’étais designer, je créerais des lutrins, pour lire debout, et j’installerais des instruments dans les bibliothèques pour que les lecteurs puissent se suspendre et s’étendre, en lisant, plutôt que de se rabougrir, en se penchant en avant, sur du papier, ou sur un écran. Et pour que jamais plus une étudiante en master ou en thèse puisse être indisposée par l’exhibition innocente d’une paire de fesses équarries.

Pornographie et nouvel ordre amoureux

S’aimer avant de mourir sous un train. Photo de Pixabay sur Pexels.com

Vous êtes nombreux à demander quelle est la position de la sagesse précaire sur le désordre amoureux et l’impact de la pornographie sur l’éducation sentimentale de notre jeunesse. Voici brièvement les grandes lignes de notre réflexion sur la question.

Un petit film d’amateurs m’a relativement choqué lorsque je faisais mes recherches. Je n’avais pas vu de pornographie depuis longtemps et, en la matière, j’ai toujours préféré les productions du temps jadis, où les couples s’ébattaient joyeusement. Que l’on songe par exemple aux films de Jean Rollin mettant en scène une Brigitte Lahaie guillerette.

Quelle ne fut pas ma surprise en voyant cette scène d’une pornographie presque surréelle! Je résume, si vous voulez bien. Le jeune homme, d’abord, possédait un pénis d’une dimension inimaginable, tellement gros et grand qu’il est douteux que ce soit un organe naturel. La jeune femme se laissait pénétrer de différentes manières sans souffrir, mais sans prendre plus de plaisir que lors d’un exercice sportif intense. Elle avait son attribut physique elle aussi : une technique pour bouger les fesses et l’anus qui lui permettait d’avaler par le cul l’énorme appendice du jeune homme. Une vraie scène de cirque, qui donnait envie d’applaudir, à la rigueur, mais pas de lui faire la cour, ni de reproduire leurs exercices. Après plusieurs positions, comme il fallait en finir, la fille se mit à crier, sans doute pour signifier le plaisir. Sauf que le cri était un vrai hurlement de bête. Des hurlements brefs et ne laissant pas la place au doute ni à la rêverie.

Alors j’ai pensé aux adolescents qui verraient de telles scènes. Comment ne pas se former des idées fausses sur la sexualité ? Imaginons un jeune homme qui croit que la dimension normale d’un pénis est en effet quarante centimètres de long et cinq centimètres de diamètre… Tout cela n’est pas nouveau, on connaît les problèmes que cela pose dans les relations entre filles et garçons, le respect de l’autre, les violences induites.

La question se pose alors : que faut-il faire ? Serait-il préférable de limiter l’accès à ces sites, d’interdire la pornographie ? Je crois que la solution est dans l’attitude inverse. Plutôt que de chercher un frein, il me semble qu’il serait préférable de donner aux adolescents les possibilités d’avoir une vie sexuelle active suffisamment tôt pour qu’ils ne soit pas corrompus par des images violentes. Et pour qu’ils aient une expérience saine, je dis qu’il leur faut (entre autres) des partenaires plus âgé(e)s qu’eux. Réorganisons la société et nous générerons du mieux-être pour tout le monde.

1- Les jeunes hommes de 15 ans rencontreront des femmes trentenaires et quadragénaires qu’ils pourront entretenir ardemment de leur fougue débordante. Le gouvernement mettra à disposition des « Love hôtels » comme au Japon. Après l’amour, les couples parleront poésie et économie mondiale. Les jeunes retourneront au lycée le corps reposé et l’esprit alerte : ils réussiront leur bac et le niveau intellectuel du pays augmentera grâce aux femmes expérimentées qui auront su éduquer notre jeunesse.

2- Les jeunes femmes suivront la même éducation – si elle le désire, naturellement – avec des hommes mûrs. Faisons une grande enquête et mettons-nous à l’écoute pour savoir ce que voudraient les filles en question. On ne sait jamais, elles peuvent nous surprendre.

3- Chacun pourra dédoubler sa vie amoureuse. Passion sentimentale avec des gens de son âge, pratique dépassionnée avec plus jeune ou plus âgé que soi. Ou l’inverse, c’est selon. Lire pour cela La vie est ailleurs de Milan Kundera, où une adolescente est amoureuse d’un jeune poète et fréquente un amant de quarante ans.

Le Quadragénaire libertin selon Milan Kundera

La Précarité du sage, 2023

Ce dédoublement est essentiel car il répond par avance aux objections des femmes expérimentées : certes vous ne voulez pas d’une vie amoureuse uniquement basée sur le sexe, mais, outre que les adolescents sont aussi des gens avides de conversation et de connaissances, rien ne vous empêche, le soir, de partager votre vie avec un homme grisonnant, rassurant et charmant.

4- Femmes et hommes mariés pourront donc – sans obligation – participer à ce grand programme d’éducation sentimentale.

Qui ne voit, mais qui ne voit qu’il y a là les germes d’une solution à la crise des banlieues, aux errements de notre jeunesse, aux problèmes de la drogue et de la prostitution ? Qui ne voit que c’est par la pratique qu’on éradiquera la pornographie et la marchandisation des corps ?

Le pénis de Flaubert à Istanbul

Le séjour de Flaubert à Constantinople est marqué par deux phénomènes centraux : une randonnée à cheval, et des chancres sur son gland. Nous parlerons du cheval plus tard. La question du sexe à Istanbul est essentielle car elle concentre sur elle des sentiments contradictoires du sage précaire. Ce dernier ne voudrait pas émettre de jugements moraux, et en même temps, il ne peut pas dissimuler sa gêne devant une attitude générale révoltante.

Il a attrapé une syphilis avant son arrivée en Turquie, mais c’est à Istanbul qu’il va en parler dans une lettre à son ami Louis Bouilhet, pour faire le point :

« Il faut que tu saches, mon cher monsieur, que j’ai gobé à Beyrouth (je m’en suis aperçu à Rhodes, patrie du dragon) VII chancres, lesquels ont fini par se réunir en deux, puis en un. – J’ai fait avec ça la route de Marmorisse à Smyrne à cheval. Chaque soir et matin je pansais mon malheureux vi. Enfin cela s’est guerry. Dans deux ou trois jours la cicatrice sera fermée. Je me soigne à outrance. Je soupçonne une Maronite de m’avoir fait ce cadeau, mais c’est peut-être une petite Turque. Est-ce la Turque ou la Chrétienne, qui des deux ? problème ? pensée !!! voilà un des côtés de la question d’Orient que ne soupçonne pas La Revue des Deux-Monde. – Nous avons découvert ce matin que le young Sassetti a la chaude-pisse (de Smyrne), et hier au soir Maxime s’est découvert, quoiqu’il y ait six semaines qu’il n’a baisé, une excoriation double qui m’a tout l’air d’un chancre bicéphale. Si c’en est un, ça fait la troisième vérole qu’il attrape depuis que nous sommes en route. Rien n’est bon pour la santé comme les voyages. » Lettre à Louis Bouilhet, 14 novembre 1850.

L’humour de la lettre ne doit pas nous illusionner. A mon sens, cette manière d’écrire en chiffre romain, d’archaïser la langue avec des « y » et des « vi », est une manière d’éloigner l’angoisse que cela lui cause. Il a beau être informé des choses médicales, et il a beau connaître cette maladie depuis des années (voir les lettre que lui adresse Du Camp en 1844, de Rome: « Comment supportes-tu l’hiver ? Et ta vérole ? » ; et en 1845, d’Alger : « Et ton état nerveux ? Et ta vérole, cette bonne vérole dont tu étais si fier ? Comment tout cela va-t-il ? » etc.), je ne crois pas à la thèse d’un Gustave léger et insouciant.

Je pense que Flaubert est angoissé, au moins par moment, et que cette angoisse est un carburant à son écriture crâneuse. Ses maladies vénériennes ne sont pas les seules choses qui le préoccupent pendant son voyage : il se voit grossir et perdre ses cheveux. En un ou deux ans, il devient chauve, et à 29 ans, c’est un événement contrariant. Il se plaint beaucoup d’enlaidir. A sa mère, depuis Athènes : « Décidément, j’enlaidis; J’en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d’il y a dix ans ». Un mois plus tard, il écrira à Bouilhet : « Je vais rentrer dans la classe de ceux avec qui la putain est embêtée de piner. » (de Patras, 10 février 1851). Son voyage en Orient est donc le passage sinistre où il quitte la jeunesse pour entrer dans une maturité haïe. Or, il n’a encore rien écrit qui le satisfasse. Il se voit raté, vieillissant avant l’âge, diminué, on peut supposer que son humour est un mécanisme de défense.

C’est dans ce contexte qu’une scène abominable se déroule à Constantinople. Dans le quartier de Galata, il se rend dans un infâme bordel « pour baiser des négresses. – Elles étaient si ignobles que le coeur m’en a failli. » (A Bouilhet, 19 déc. 1850.) C’est drôle, bien sûr, ne boudons pas notre plaisir de lecture, mais franchement, faut-il vraiment que Flaubert soit l’affreux bourgeois merdeux qu’il était pour se permettre de tels commentaires ? Non seulement il est prêt à contaminer toutes les femmes du monde avec son gland induré par les chancres, mais il fait la fine bouche encore. On comprend que les études postcolonialistes aient pris les écrits de Flaubert pour dénoncer un certain rapport de l’Occident aux pays du sud. Les écrits de Flaubert n’étant pas promis à la publication, ils nous présentent une peinture encore plus vraie, semble-t-il, de ce qui se passe dans la tête des grands voyageurs du XIXe en général. Le style en plus.

La scène du bordel continue. Il veut s’en aller, mais alors, la maîtresse du lieu impose à sa propre fille de se prostituer, dans une chambre beaucoup plus propre : il la trouve à son goût, mais alors qu’il est bien avancé dans les préliminaires, « je l’entends qui me demande en italien à examiner mon outil pour voir si je ne suis pas malade. Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle s’en apreçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté à bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, » et voilà notre grand écrivain qui fait une scène et qui s’en va, un peu humilié.

« Dans un autre lupanar, nous avons baisé des Grecques et des Arméniennes passables » poursuit-il dans la même lettre. Dans ce dernier lupanar, il voit sur les murs des gravures qui lui paraissent trop européennes, ce qui lui arrache ce cri d’esthète : « Ô Orient, où es-tu ? »

Assurément, pour Flaubert comme pour de nombreux voyageurs, l’Orient est dans l’accès facile au sexe, à la différence de nos villes natales où règne un climat de répression qui contraint les corps et les esprits. Voilà toute la contradiction du lecteur. On ne peut pas approuver moralement ce qu’on lit (non qu’il aille voir des putes, – qui ne l’a pas fait ?- mais le fait que sa jouissance, esthétique et sexuelle, soit à ce point le résultat d’une série d’inégalités fondamentales) et on ne peut pas non plus s’empêcher d’admirer ces chefs d’oeuvre littéraires.

De la passion amoureuse

C’est un gros problème linguistique. Comment nommer la passion amoureuse, la vraie, celle qui rend fou ?

Le mot « passion » s’est transformé en un sens positif, proche de « sentiment très fort », « désir intense », « bonheur extrême d’être ensemble ». On a perdu le sens de souffrance, de passivité, de maladie, de folie, qui avait toujours été dans le mot.

Quand on parle d’une « passion amoureuse » avec beaucoup de plaisir sexuel, c’est qu’on est tout à fait égaré. La passion amoureuse ne peut être sexuelle. Précisément, elle se repère en ce qu’elle ne l’est pas. Quand il y a du sexe, la relation devient plus saine et la passion disparaît. Reste alors ce que les gens appellent aujourd’hui la passion, c’est-à-dire une belle histoire pleine de désirs, de sentiments échevelés, de souffle, de râles et de plaisirs.

Denis de Rougemont a analysé cela en des termes définitifs, dans L’amour et l’Occident. Il montre bien la constitution de l’ « amour passion » comme modèle supérieur de représentation, dans les mythes constitutifs de l’établissement de la Courtoisie, et dans la littérature qui a suivi. Il s’interroge sur la manière dont le mot s’est galvaudé au fil des siècles, au point d’être servi constamment dans les romans à l’eau de rose et dans les magazines féminins.

Soit. Cela ne me dérange pas que les mots changent de sens, et que la désignation d’un événement physico-mental de grand danger serve aujourd’hui à désigner une vie amoureuse riche.
Ce qui est ennuyeux, c’est qu’aucun mot n’est venu prendre la place de celui de passion. Pour décrire ce que vivent Tristan et Iseult, la Princesse de Clèves, Phèdre, nous n’avons pas d’autre mot que « passion amoureuse », alors même que la plupart des gens l’utilisent comme un truc super à vivre. Mais personne ne voudrait vivre ce que ces personnages ont vécu.

Denis de Rougemont, en bon catholique, a d’ailleurs une position très ambiguë sur la question. Tantôt il admet que la passion n’est qu’une maladie, due aux égarements hérétiques des Cathares qui voulaient faire régner une pureté de mauvais alois ; tantôt il exprime son admiration pour ces grands récits passionnels, et déplore la décadence de la littérature, qui, en perdant graduellement sa noblesse, a en même temps perdu le sens de la passion véritable.

Le contraire est plus juste : en perdant le sens de la passion, la littérature européenne s’est vautrée dans la décadence. C’est la thèse de Rougemont.

En bon catholique, il montre le remède nécessaire à la perversion puriste que représente la passion : le mariage et la consommation sexuelle. Que Tristan et Iseult se marient, que leur amour devienne possible et accepté par tous, et la passion est guérie.

Vous me direz que la chose est simple, qu’il suffit de prendre un autre mot et de laisser « passion » à ceux qui veulent lui donner un sens positif. Malheureusement, je me demande s’il n’y a pas, inconsciemment, une volonté sourde de ne pas se détacher de ce vieux fond cathare, pur et pervers : le fin amor des troubadours, qui transforme la femme qu’on aime en un Dame digne de la Vierge Marie.

Les temps post-sexuels

Quand on parle de précarité, on croit qu’il ne s’agit que d’économie et de sociologie. Non, être précaire c’est aussi évoluer sur des lignes d’individuation incertaines et oscillantes.

Il y a des gens qui bougent entre le masculin et le féminin, et dont on ne sait pas ce qu’ils sont. Le chanteur de cette vidéo est un bon exemple. Il m’a été conseillé par une jeune amie qui, pour le coup, est très identifiable du point de vue de la séparation des genres. Nous parlions de ce groupe de femmes, appelé Coco Rosie, qui bricole une musique de toute beauté avec ce qui ressemble à des voix d’enfant, de vieillardes, de transsexuels, avec des bruits de la nature, des sons assistés par ordinateur et un minimum d’instruments classiques.

Mon amie m’a dit qu’on ne pouvait pas parler de Coco Rosie sans évoquer Anthony and the Johnsons. Moi, j’ai suivi, car je fais ce qu’on me dit, et oui, il semble bien qu’on puisse les mettre ensemble. Bientôt, on pourra faire des festivals de musique trans-genre, si ce n’est pas déjà fait.

« La libération sexuelle, écrit  Jean Baudrillard, a laissé tout le monde en état d’indéfinition (c’est toujours la même chose: une fois libéré, vous êtes obligé de vous demander qui vous êtes). Après une phase triomphaliste, l’assertion de la sexualité féminine est devenue aussi fragile que celle de la masculine. Personne ne sait où il est. » Amérique (Grasset, 1986)

Alors comme me dit mon amie, si on n’avait que le son, on ne saurait pas si Anthony (le chanteur de la vidéo) est une femme qui a beaucoup chanté de Gospel, ou un homme à la voix usée par la cigarette.

Les Américains, qui sont en avance sur nous, ont développé des disciplines universitaires qui débordent nos classifications. Ils n’étudient plus la philosophie, la sociologie ou l’histoire de l’art, ils sont aujourd’hui diplômés en « Gender studies », « Queer studies », « Cultural studies ». J’ai même rencontré une fille, ici en Irlande, qui m’a dit : « Je fais un master en pornographie.

– En ?

– En pornographie. C’est pluridisciplinaire, comme truc. »

Ce doit l’être, en effet. Il y a peut-être une profonde sagesse à retirer de ces paroles désordonnées : quand on ne distingue plus clairement les hommes des femmes, on perd de vue aussi les différentiations des disciplines de la pensée, et on fait de la philosophie sans savoir qu’on en fait, on l’agence à des problématiques d’histoire de l’art et des méthodes de sociologie sans savoir qu’on est en train de tout redéfinir, ou de tout foutre en l’air.

Ce sont les temps post-sexuels qui, partant, seront post-philosophiques (je dis ça, je dis rien.)

« A la limite, écrit Baudrillard, il n’y aurait plus le masculin et le féminin, mais une dissémination de sexes individuels ne se référant qu’à eux-mêmes, chacun se gérant comme une entreprise autonome. (…) Paradoxe étonnant: la sexualité pourrait redevenir un problème secondaire, comme elle le fut dans la plupart des sociétés antérieures, et sans commune mesure avec d’autres systèmes symboliques plus forts (la naissance, la hiérarchie, l’ascèse, la gloire, la mort). »

Godard, les Rolling Stones et le cinéma populaire

Revu One plus One de Jean-Luc Godard dans le cinéma d’art et d’essai de Belfast, le « Queen’s Film Theatre ». C’était un dimanche après-midi, je m’étais promis de travailler d’arrache-pied. Donc j’allai au cinéma et ne pus résister à ce qu’ils intitulent ici Sympathy for the Devil, (car One plus One faisait trop français.)

Personnellement, j’ai adoré. Je croyais l’avoir déjà vu, mais ce n’était pas tout à fait vrai. J’avais vu le début, sur un dvd, en Chine, et j’avais dû soit abandonner, soit m’endormir après le premier quart d’heure.

Ce que c’est qu’une vraie salle de cinéma, quand même. Un vrai son, la distance et les dimensions qu’il faut pour vous tenir en éveil. Comme toutes les paroles étaient en anglais, et récitées, voire lues ou psalmodiées, mon esprit ne fit presque aucun effort pour comprendre ce que les gens disaient, et se concentrait uniquement sur la musique, les sons, et les images, les mouvements de caméra. Grâce à la langue étrangère, je nageais en plein cinéma.

Godard filme les Rolling Stones en train de répéter et de mettre en forme leur tube Sympathy for the Devil. En tant que tel, c’est déjà fascinant. Or, pour comprendre le film, il faut partir de là. Les Stones, qu’est-ce que c’est pour Godard ? C’est de la culture populaire, alors il se lance dans une expérimentation cinématographique sur la « Pop culture ».

L’autre pôle de la culture populaire incarnée par les Stones, c’est la culture Black américaine, la lutte politique des Noirs, et tout ce qui va avec. Le film propose donc un premier contrepoint entre le groupe de rock et une scène urbaine avec des Noirs, dans une sordide casse en bord de rivière. Les Noirs manipulent des armes, fomentent des attentats, tout en lisant des livres. Toutes les paroles énoncées par ces dangereux terroristes seront soigneusement sorties de livres, comme s’ils n’avaient pas d’autres moyens d’énonciation.

Quand je dis « comprendre le film », bien entendu, ça ne veut pas dire comprendre le film. Comprendre, cela veut dire cheminer avec le film, entrer en lui et en démêler quelques fils, en faire son beurre. Si je dis que je comprenais le film, en le regardant, je veux dire que tous les plans, les uns après les autres, me paraissaient plein de sens et de poésie. Ils développaient un discours sur l’art, la culture et le cinéma qui n’était pas un discours intellectuel, démontratif, mais une rêverie audio-visuelle extrêmement stimulante.

Puis de « Black Power », le cinéaste passe naturellement à l’idée de « Black Novel », de roman noir, encore un autre versant de la culture populaire, où le sexe se mêle à la politique, à la violence, à l’histoire. Un art populaire qui mêle sexe, bruit et fureur, c’est autant les romans de gare des années soixante que la musique rock des Stones. D’où de très beaux travellings sur des couvertures de littératures populaires, où la force d’évocation des corps et des signes politiques (femmes nues, croix gammées, armes à feu, guerres, armées, etc.) font echo avec des slogans maoïstes, des anonymes qui font des graffitis sur les murs et les voitures.

Il est dès lors naturel d’entendre en voix off des extraits de livres politiques et des extraits de romans pronographiques et de romans policier. Godard joue avec les différentes émanations de culture populaire, sans juger, qu’elles soient politiquement correctes ou politiquement abjectes (nazisme, fascisme, racisme, pornographie, violence, goût du sang). Il crée un brouillage entre les codes de conduite et entre les genres artistiques. Un brouillage au niveau des messages délivrés au peuple : faut-il faire dire au peuple « Paix au Vietnam », « Mort aux vaches », « Vive la démocratie » ? On ne sait plus, car on ne s’entend plus.

Les lectures de ces livres se font tantôt sur le fond sonore de la musique des Stones, et tantôt c’est le contraire, elles deviennent la toile de fond sur laquelle Mick Jagger pousse la chansonnette. Cette indécision concernant ce qui doit prendre la première place est essentielle dans la question des genres et des sous-genres. On se demande tout le long du film ce qui est majeur et ce qui est mineur, ce qu’est, dans tout ce fatras, de l’ordre de l’art mineur et ce qu’est de l’ordre d’un art majeur.

Par ces superpositions d’images, de sons (où le bruit se mêle à la musique), de mots et de paroles, Godard fait une oeuvre d’art qui cherche à ne pas oublier ce qu’est le cinéma. C’est pourquoi de temps en temps, quelqu’un écrit le mot sur un mur. N’oublions pas que nous sommes au cinéma, et qu’il est donc normal qu’il y ait un montage, des mouvements de caméra, etc. Je crois qu’en 1968, Godard est tout à fait sincère : il pense inventer une forme de cinéma vraiment populaire, où tout un chacun pourra faire oeuvre avec ses affects, ses interrogations, les éléments colorés, lumineux et sonores de la vie réelle.

Rien de difficile à comprendre, dans le fond : des Blancs qui font du rock, des Noirs avec des armes parce qu’ils cherchent à se libérer des Blancs, des romans noirs. Puis combiner le tout : des Blancs qui veulent devenir Noirs, des armes qui libèrent des pulsions de Blancs, des romans noirs écrits pour des Blancs, des femmes qui prennent la place des Noirs, etc.

Tout se mêle dans un contrepoint parfait avec la répétition des Stones qui est de plus en plus paradoxale : leur blancheur de peau commence à gêner, les relation de pouvoir à l’intérieur du groupe aussi (un homme vient offrir une tasse de thé à Mick Jagger et Keith Richards seulement), alors même qu’ils africanisent leur musique de plus en plus dans le cours du film.

C’est sans doute cela qui a inspiré à Godard les scènes des Noirs. Pour le spectateur lambda, pour monsieur Tout le monde qui va au cinéma le dimanche après-midi, en tout cas, cela résonne comme une évidence : le morceau s’enrichit de tam-tam, de voix vaudou, de transe africaine, pour enfin donner toute la force du morceau qui, au départ du film, n’était qu’un blues blanc joué sur des guitares un peu lourdes.

Il fallait électriser tout cela, électrifier tout cela. Et pendant que les Stones le font lors de leur répétition, Godard le fait dans son film chatoyant de mille couleurs, comme le montre la dernière image, passé par une dizaine de filtres différents.

Les gens quittaient la salle par couples. Ce n’est peut-être pas un film pour les couples. Monsieur Tout le monde doit-il toujours être en couple ?