Nouvel espace, nouvelles vues

 

Cette fresque imitée de l’art bysantin est ce que l’on peut voir depuis notre nouveau bureau collectif. La faculté qui nous héberge a décidé de nous faire changer de bureau et nous avons maintenant des fenêtres de part et d’autre de la pièce, ce qui est nouveau.

D’un côté cette fresque qui nous permet de nous exercer à la lecture du grec. : le personnage assis, en haut, c’est sainte Sophie. Bon, ce n’est pas du grand art, mais les couleurs rendent cette petite cour plus agréable à l’oeil que du crépi grisâtre.

De l’autre côté de la pièce, la fenêtre donne sur la vieille façade de l’université Queen’s. C’est une façade qui a des airs un peu gothique mais qui a été conçue et construite au milieu du XIXe siècle. Le soir, son éclairage lui donne une aura romantique. Là aussi, les couleurs sont plus agréables que bien d’autres bâtiments.

 

 Mon espace a aussi dû être changé. J’ai hérité d’un bureau plus petit et plus vieux, ce qui me convient à peu près, car je ne suis pas l’extension des surfaces de travail. Mes livres, d’êtres posés sur des étagères plus étroites, prennent plus de hauteur. Ce faisant, tout le monde a l’impression que j’ai beaucoup de livres, alors que le nombre n’a guère évolué en trois ans.

Les Congolais de Belfast

Dans le centre social et culturel de mon quartier, le Village, il y avait hier une réunion d’information concernant les prochaines élections en République Démocratique du Congo, anciennement Congo belge.

Le modérateur était un Congolais, ancien jésuite et dirigeant le « Congo Support Project« . Très éloquent, il venait de Londres, où il habite, et il était un expert en réunion publique. Il y avait aussi un universitaire local, qui enseignait je ne sais quoi dans ma propre fac (l’économie, peut-être), et qui connaissait le Congo surtout par rapport aux pays anglophones frontaliers.

Il ne saurait y avoir de telles réunions sans une représentante d’Amnesty International, qui avait noté son intervention dans un cahier d’écolière, et qui a dit, et répété, que « des enfants étaient battus, violés et torturés » au Congo. Toutes les mentions de violences et d’exactions étaient accompagnées de soupirs désapprobateurs dans l’assemblée. Il me semble que dans ce type de regroupements, les gens viennent surtout pour s’indigner et se repaître des paroles atroces qui ne manquent jamais d’être prononcées lorsqu’on parle d’une dictature.

Heureusement, la présence de deux Congolais qui vivent ici, à Belfast, a donné une sorte de couleur locale à l’événement. Une femme, Mimi, dont la demande d’asile a été refusée récemment, et Emmanuel, un jeune diplômé des universités anglaises, qui travaille comme « programmateur Java » (c’est ce qu’il m’a dit) dans une banque, et qui a présenté la situation dans son pays d’origine avec une calme autorité.  

Mimi, tout le monde la connaissait car elle était à l’instigation de cette réunion. Elle avait réussi à toucher du monde, par l’intermédiaire de sa paroisse (le Ministry of Grace Christian Fellowship, dirigé par « Pastor Sam » qui était présent pour le Congo libre), et par celui du Friendship Club, un club où se réunissent tous les jeudis soirs des étrangers, des immigrés et des bonnes âmes, dans un café très agréable (et à tendance caritative naturellement) près de la fac.

Il y avait donc un mélange très intéressant et diablement séduisant dans cette salle polyvalente de mon quartier protestant : des Congolais et des religieux nord-irlandais, des Français et des européens de l’est. Quelques créatures de rêve, comme cette jeune femme qui parlait anglais et qui se trouvait être une Portugaise d’origine congolaise, ou angolaise. Des créatures de rêve, il y en avait des Caucasiennes aussi, les Africaines n’ont pas le monopole de la beauté. Mais en voyant la classe, la morgue et le déhanché des jeunes femmes noires, j’ai repensé aux lignes discutables qui ouvrent l’autobiographie de Grisélidis Réal :

« J’ai toujours aimé les Noirs.

Le noir, couleur du mystère, s’inscrit dans l’ombre de toutes choses et les pénètre comme un philtre, les ramenant à la grande nuit des origines. La race noire est bénie, elle exalte sur le poli de ses corps de basalte le renoncement à la lumière et la chaleur nocturne où toutes les souffrances viennent s’anéantir.

La couleur noire n’existe pas. » Le noir est une couleur, 1974.  

Pour ce qui est du Congo (RDC, mais je ne sais pas dans quelle mesure le Congo Brazzaville est mieux loti que le Congo Kinshasa dont il était question hier), les souffrances semblent loin de s’anéantir. Les élection prévues le 28 de ce mois ne sont pas vraiment en voie de se dérouler de la manière la plus transparente.

Professeur Noel Mbala, du parti d’opposition Congo-Pax, nous a parlé avec beaucoup d’élégance. Sa femme, Marie-Thérèse Nlandu Mpolo Nene, s’était présentée aux élections de 2006. Il disait que le Rwanda avait fait la une des journaux à cause de cent mille morts, alors que personne ne parle de la RDC alors qu’il y a eu six millions de morts. Soupirs et lamentations dans l’auditoire.

Quand le public a pris la parole, c’était pour clamer son émotion. La prégnance de la religion était palpable. Tout le monde appartenait à une chapelle et militait pour l’idée que si chacun fait un petit effort le monde en sera meilleur.

C’est donc dans un esprit de boy scout qu’arborant ma moustache de novembre, je suis allé me servir de petit biscuits et de café instantané. Une charmante vieille dame nous a dit que Mimi appartenait à la même congrégation qu’elle, et que le lendemain, dimanche, le pasteur Sam officiait dans ces mêmes locaux à 11h30. « Do you want a wee card ? » m’a demandé la dame. « I would love a wee card« , I said.

Sait-on jamais, il n’est pas impossible que je retourne voir les Congolais de Belfast, à deux pas de chez moi, pour chanter des bondieuseries et me sentir appartenir à quelque chose. Tous les mercredis à 19h00 et les dimanches à 11h30, Richview Regeneration Centre, 340 Donegal Road, Belfast BT12.

Le Titanic au secours de Belfast, la ville-catastrophe

Titanic Museum, Belfast

Le Belfast Telegraph déploie en pleine page un superbe projet : un grand musée sur le Titanic, dont l’architecture rappelle un peu la coque d’un bateau et dont la couleur dorée doit faire oublier tous les malheurs de la ville.

Le journal insiste pesamment sur le fait que le nouveau musée sera la « tour Eiffel de Belfast », et qu’il symbolisera la ville au même titre que le Colisée symbolise Rome, et Big Ben Londres.

Non.

Je ne veux pas être désagréable, mais non, le musée ne symbolisera pas Belfast. Ce qui symbolisera Belfast, pour quelque temps encore, ce sont les violences entre catholiques et protestants. Comme c’est le cas pour Verdun, pour Beyrouth, pour Guernica, pour Hiroshima, pour Omaha Beach, quand on prononce le nom de Belfast, les gens pensent d’emblée à des images de guerre. Les gens pensent « bombe », « IRA », « guerre civile ».

Cela changera bien sûr, avec le temps, mais rien ne sert de se précipiter comme le font les idéologues d’Irlande du nord.

Quelques pages plus loin, le même journal consacre une double page à ceux qui sont encore dans les cadres mentaux des Troubles, ceux qui n’ont pas encore tourné la page de la guerre civile. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y a encore 88 murs de séparations entre quartiers, alors qu’il y en avait moins de la moitié en 1974. La ségrégation est donc en situation croissante. Le mur le plus important est d’une longueur de 5 kilomètres. Et les dernières élections en date ont montré un net recul des partis non-communautaires. Quoi qu’en disent les idéologues, le peuple a encore voté massivement pour les « unionistes » (plutôt protestants, pour l’union avec la Grande Bretagne) ou pour les républicains (plutôt catholiques, en faveur d’une réunification de l’Irlande). Ils n’ont été attirés ni par les verts, ni par les socialistes, ni par les trucs multiculturels.

Alors les idéologues se tournent vers l’architecture grandiose. Des millions de livres sterling pour un gros monument à la gloire de Belfast. C’est ici que le célèbre Titanic a vu le jour, alors célébrons-le, chantons-le.

On n’a pas encore osé mettre en avant le fait que le Titanic est surtout célèbre pour avoir coulé, et qu’il est, pour toujours, le symbole de l’échec technologique naval, et d’une grande catastrophe humaine. On veut faire un gigantesque bâtiment pour que l’histoire récente paraisse toute petite à côté, mais ce que l’on risque de faire, c’est de redoubler la réputation de Belfast comme ville-catastrophe.

Ou comment inventer un urbanisme de la fêlure, de la blessure et de l’échouage en pleine mer.

Dans les remous de la Lagan

Le jour finissait. Je lui donnais trois ou quatre heures, maximum.

Mon désir de rivière, lui, croissait. Je voulais ardemment faire un peu de rivière, un peu de canot. L’eau était froide, en octobre, mais j’avais acheté une combinaison aquatique, un truc en néoprène à manches courtes, que je voulais étrenner de toute force.

J’ai plié mon bateau gonflable dans ma sacoche pour vélo, enfilé ma combinaison et mis des vêtements par dessus, et ai roulé jusqu’aux bords du fleuve Lagan. Il pleuvait un peu.

En pleine nature, je vois un embranchement, où l’eau prend de la vitesse à droite, et reste molle à gauche. Curieusement, le cours d’eau donnait l’impression de monter une côte.

Je vais y voir de plus près et je constate que ce sont de vrais rapides qui se forment sous un pont de bois court et haut. Je tâte un peu le terrain : il est très facile d’accéder à la rivière en amont, et en aval il est relativement aisé de revenir sur la berge.

Je gonfle mon bateau et me jette à l’eau. C’est la première fois que je tente l’aventure dans des rapides qui ont l’air dangereux. Un promeneur me dit que d’habitude l’eau est bien plus calme.

Je me laisse glisser et me fais tanguer furieusement dans les remous. Mais je ne chavire pas. Le bateau est plein d’eau, je suis évidemment tout mouillé. Je remonte sur le côté et retourne à mon vélo, un peu sonné.

J’ai fait le passage plusieurs fois pour m’entraîner. Mon but est descendre des rivières, et de ne pas craindre le premier remous.  

Mon vrai but est de descendre le fleuve Liffey, en Irlande, qui traverse Dublin en fin de course. Je sais qu’il y a quelques rapides et quelques cascades. Il faut que je me prépare pour prendre tout le plaisir possible, le cas échéant.

Mon colocataire allemand

Il a atterri à l’aéroport de Dublin, en provenance de Munich, avec sa bicyclette dans la soute à bagages. A peine arrivé, il a pédalé le long de la côte, direction Belfast. Il est arrivé dans l’Athènes du nord le lendemain, et n’a dormi qu’une nuit à l’auberge.

Il a visité ma maison, qui lui a tout de suite plu, grâce au loyer extrêmement bas, et a su forcer la décision grâce à un sens de la détermination tout à fait convaincant.

Son vélo était son bijou. Il le possédait depuis huit ans et avait dépensé des centaines d’euros à l’équiper, car il comptait faire le tour de l’Irlande en pédalant. Manque de chance, on le lui a volé au bout de trois jours dans la capitale de l’Ulster.

Il était très en colère, il disait que c’était une forme de crime. Il appela la police et fit de multiples efforts. Il disait : « Je ne comprends pas ; les gens ne sont pas si pauvres que ça ici! Je veux dire, ils ne meurent pas de faim! »

Il en a été inconsolable. Avec ses lunettes et son air d’étudiant en physique (qu’il est), il ressemblait à Harry Potter en deux-roues.

Le lendemain du forfait, je l’ai vu de bon matin, avant 8 heures, dans la cuisine. Une capuche sur la tête, il buvait une tasse de thé, il dit sombrement : « Je n’accepte pas qu’on m’ait volé mon vélo. » C’était un petit déjeuner un peu dramatique.

Extrêmement symptahique et réfléchi, comme les Allemands savent l’être, il a fini par laisser sa bonne nature prendre le dessus et digérer le fait horrible qu’il habite maintenant dans un monde où l’on dérobe des chose aussi sacrées que les vélos. Il l’accepte, mais ne le comprend pas tout à fait.

En riant, il suggère de pousuivre l’université Queen’s en justice, pour publicité mensongère. « Si j’ai décidé de faire mon année Erasmus en Irlande du nord, c’est parce que la brochure annonçait une vie dynamique et culturelle. On lisait que Belfast était une ville ouverte d’esprit, énergique et sûre. Résultat, l’insécurité règne, les gens sont étroits d’esprit et la ville est désolante. »

Et de rire, comme un Harry Potter vengeur et sarcastique.

Ma propriétaire part pour l’Italie

Je m’entends vraiment bien avec ma propriétaire, ça fait plaisir. Elle est venue hier pour récolter son loyer de sepembre, et elle a trouvé que je lui donnait trop d’argent. « Non, m’at-elle dit, vous n’avez qu’un colocataire, vous n’avez pas à payer la totalité du loyer. »

Elle avait déjà réduit le loyer général, en condamnant formellement la chambre la plus difficile à louer, celle du rez-de-chaussée. Elle m’avait dit de ne trouver preneurs que pour les deux chambres du premier étage, et elle a déduit du loyer le montant de cette petite chambre où habitait autrefois mon Pakistanais.

Je crois qu’elle est touchée du fait que j’ai payé de ma personne pour prendre soin de cette maison. J’ai fait de la peinture, j’ai nettoyé, j’ai bricolé un peu. Au final je lui ai fait économisé de l’argent, car les peintres professionnels prennent bon bon pour un travail plus rapide et de qualité équivalente. Moi, je vais lentement, mais le résultat est satisfaisant.

Mais ce n’est pas qu’une question d’argent. Ma proprio était touchée du travail que nous avons fait ensemble dans la maison, elle, son mari et moi. J’ai l’âge d’être leur fils, et ces scènes de travaux domestiques, où je peignais les murs, pendant que son mari réparait le lit d’une chambre, et qu’elle faisait du nettoyage, avait une dimension familiale indéniable.

Il n’est pas impossible qu’à un certain niveau de conscience, ce couple sans enfants ait projeté légèrement sur ma charmante personne un semblant de sentiment parental.

Alors ils partent pour la Toscane, vendredi. Ah l’Italie, ma seconde patrie. Ma propriétaire ne sait pas trop ce qu’elle va y faire, elle n’y est jamais allée. Je me suis permis de lui déconseiller d’aller à Rome, trop profond et trop riche, mais de rester en Toscane et en Ombrie. Et je lui ai parlé avec lyrisme, car la mention de l’Italie provoque toujours chez moi une sensation de bonheur nostalgique.

Elle a été convaincue. Elle est partie ragaillardie à l’idée de zyeuter les individus si bien habillés dans les squares. Elle ira chez le coiffeur avant de partir pour l’aéroport.

La nervosité d’un Irlandais à Belfast

De retour du Kerry, un ami irlandais a voulu m’accompagner jusqu’à Belfast et y rester un jour ou deux.

Je ne l’avais jamais vu aussi tendu. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il venait chez moi, dans ce ghetto protestant, mais cette fois, c’était peut-être à cause des événements de début juillet, ou de la fatigue, mon ami était à cran.

Avant d’aller chez moi, on a bu une pinte au Kelly’s cellar, un vieux pub républicain. On y a rencontré des gens que je connais bien, un Anglais et une Autrichienne. L’Anglais est d’origine irlandaise et il a tendance à surjouer les signes d’appartenance à l’Irlande. Quand un hooligan nous a abordés et a su que l’Anglais venait de Birmingham, il ne lui a plus adressé la parole, alors qu’il m’a serré la main quand je lui ai dit que j’étais français.

Pour rentrer chez moi, nous avons pris le taxi. Pendant que j’ouvrais ma porte, mon ami irlandais a cru voir que le chauffeur de taxi attendait que nous entrions dans ma maison avant de s’en aller. Il pensa qu’il l’avait entendu parler dans la voiture et qu’il allait maintenant prévenir les paramilitaires de l’UVF pour venir le chercher.

J’ai essayé de le rassurer, de lui dire qu’il n’y avait jamais eu de violences dans ma rue depuis trois ans, cela n’a eu aucun effet. Il préféra me laisser faire les courses tout seul. Le lendemain matin, quand je descendis de ma chambre, il était déjà dans le salon, en pyjamas, et me raconta qu’il avait entendu une scène de violence dans la rue qui l’avait empêché de dormir. Je n’avais rien entendu, moi, mais peut-être ai-je le sommeil plus lourd ?

Je lui ai proposé d’aller faire une promenade chez les catholiques, pour changer un peu. Il se sentirait davantage chez lui, sur Falls Road, où les gens affichent le drapeau irlandais. L’ambiance était meilleure en effet. Café, ou soupe du jour, au centre culturel irlandais « Culturlann », où une charmante joueuse de bandonéon enchanta mon ami.

C’était la première fois qu’il visitait Falls Road, et ses célèbres fresques murales. Arrivé au bout de la rue, près du centre-ville, il m’a dit que ces républicains étaient de sacrés communicants, pour réussir à se donner une belle image internationale, tout en ayant commis tant de crimes.

Signe de sa tension constante, il me demandait de répéter tout ce que je lui disais. Il ne comprenait plus mon accent, alors que nous sommes amis depuis 1998. Treize ans d’acclimatation à l’accent français ont volé en éclat en un week-end. Il était comme un chat en terrain hostile, aux aguets, incapable de se concentrer sur ce qu’il entendait, même si c’est lui qui posait des questions.

On a alors bu une pinte dans un charmant pub irlandais, où l’on joue parfois de la musique traditionnelle, The Maddens Pub. Il a trouvé l’ambiance sympathique, mais il m’a dit, en sortant, une remarque que j’ai trouvée très judicieuse : « A Belfast, on peut pas aller dans un pub irlandais sans que ce soit un acte militant. On ne peut pas écouter de la musique innocemment. »

Les raisons derrière les émeutes de Belfast

On se souvient que les émeutes ont eu lieu il y a exactement une semaine, lundi et mardi soir. Depuis, les journaux ont envoyé leurs reporters pour en savoir plus. Les journaux du dimanche ont donc donné leur version des faits.

Il faut préciser ici que les journaux dits « Tabloïd », qui sont de véritables torchons sous bien des apsects, sont aussi des vrais lieux d’information, si on sait les lire. Le tabloïd Sunday World, par exemple, emploie de vrais reporters, au courage réel et à la plume acérée, dont certains ont reçu des menaces de mort. La mise en page, pleine de photos trash et de gros titres sensationnels, donne à penser que l’article se limite à remuer la merde, mais ce serait une erreur de la penser. Il y a eu de véritables enquêtes, des sources vérifiées, des informateurs rencontrés, des informations croisées. En lisant plusieurs tabloïds, qui ont généralement des résultats un peu différents, le lecteur scrupuleux peut se faire une idée de la marche des événements, à condition de ne pas tout prendre au pied de la lettre.

Je résume donc. On croyait que les émeutes avaient été télécommandées par la « Bête de l’est », un membre du groupe terroriste UVF. Bon, mais est-ce bien vrai, et à quelle fin ? A ce jour, deux motivations principales semblent se dessiner, mais qui ne peuvent être, on le comprendra vite, que des faisceaux d’indices, non des informations définitives.

Premièrement, le gouvernement avait assigné la somme de quatre millions de livres sterling pour venir en aide à des quartiers défavorisés de Belfast. La priorité était donné aux quartiers qui sont à l’interface d’un lieu catholique et de rues protestantes. Mettre le feu à East Belfast permettait à l’UVF de faire pression sur les décideurs pour rediriger cette manne financière et créér les fameux « emplois communautaires » au sein de leur groupe. Il est probable que les groupes paramilitaires appréhendent ces emplois fictifs comme des pensions pour leurs cadres. Des travailleurs sociaux du quartiers ont déjà fait actes de pressions pour qu’ils dégagent, et certains ont purement et simplement démissionné pour laisse la place à des gens de la mafia locale.

Deuxièmement, les groupes protestants les plus radicaux sont en conflit contre la commission officielle des marches et parades. On sait combien les marches orangistes sont importantes dans les quartiers protestants, mais aussi combien elles créent de tensions quand elles passent à proximité des quartiers catholiques. La question des itinéraires est donc cruciale. S’il n’a pas été possible de trouver des itinéraires paisibles, c’est que les groupes les plus radicaux font pression contre cela. Ils ont leurs raisons que je n’exposerai pas ici. Toujours est-il que les émeutes de la semaine dernière seraient une piqûre de rappel violente, à l’approche du 12 juillet, pour que la commission ne se croie pas autorisée à faire ce qui lui semble bon impunément.

Ce sur quoi se rejoignent tous les journaux, jusqu’à présent, c’est que les émeutes vont reprendre et que l’été est promis à de grandes agitations.

Mes propriétaires

J’aime voir arriver mes propriétaires. C’est un couple de retraités extrêmement gentils et ingénieux. Ils ont acheté cette maison à l’approche de la retraite, à la fin des années 90, et ils s’en occupent bien.

Au contraire de nombreux propriétaires, dès qu’il y a un problème dans la maison, ils accourent et le règlent. Pour donner un ordre d’idées, quand je suis arrivé, tout était refait plus ou moins à neuf. Or, depuis, les travaux se sont multipliés pour améliorer, bout à bout, le standing de l’habitat : deux chambres ont été repeintes, deux lits et deux moquettes ont été changés, le lino de la cuisine a été remplacé, un réfrigérateur et un lave-linge neufs achetés.

Le carrelage de la salle de bains a été refait, et comme il y a eu une fuite d’eau de la salle de bains vers la cuisine, ils ont travaillé sur la tuyauterie et sont sur le point de refaire le plafond de la cuisine.

Et je ne parle pas du travail de nettoyage qu’abat Florence, la véritable proprio. Elle n’hésite pas à prendre les unités de la cuisinière pour laver tout cela chez elle. Elle revient quelques jours plus tard avec les mêmes éléments si propres que je crois ne les avoir jamais vus tels moi-même. Elle me dit que la graisse accumulée par mes colocataires auraient pu causer un incendie.

Son mari, Philippe, ne possède rien. Il se limite à faire preuve de bon sens et de bonne humeur. Il apporte son flegme, son expertise d’ingénieur et son talent de bricoleur. Il sait tout faire, cet homme-là, dans une maison. Il bourre sa Mercedes d’outils de toutes sortes et il remet une maison en ordre de marche, avec modestie et patience. Quand nous avons assemblé les lits, achetés en pièce, je me suis permis de foutre un peu le boxon, de briser des rivets en bois, et Philippe a réparé mes fautes sans broncher.

Sur le plan du loyer, Florence est très arrangeante. Elle sait que le quartier laisse à désirer et que les colocataires ne se bousculent pas au portillon. Elle n’hésite pas à baisser le montant global du loyer pour que les départs de colocataires de soient pas trop lourds pour moi. Sa dernière trouvaille fut de me proposer de ne pas m’inquiéter pour la chambre du rez-de-chaussée, et de baisser le loyer au point que la maison pourrait bien devenir un petit havre de paix si j’arrive à trouver deux compères (ou deux commères) pas trop pénibles.

Mes propriétaires me donnent une image de ce que pourrait être l’harmonie du couple. Elle est un peu autoritaire, il est un peu dégagé et bonasse, ils sont d’accord sur tout. Ils ne se déprennent pas d’exquises manières britanniques, polies et humoristiques. Lui appelle sa femme « pet » (animal domestique, « mon poussin », « ma chatte », je ne sais ce que dirait un couple bourgeois pour faire l’équivalent ; « Pupuce » ? « Canaris » ?).

Quand ils viennent prendre leur loyer, ils s’assoient dans le salon, et nous parlons un peu. Ils font le détail de leurs soucis de santé. Il y a toujours un petit truc qui cloche. Une fois, c’est Florence qui avait une infection urinaire, et qui dut utiliser mes toilettes d’urgence. Une autre fois c’est Philip qui s’est détruit le genou droit en faisant du jardinage. Une autre fois, c’est l’opération des hanches de Florence.

Pendant que je peignais la chambre du premier étage, Philippe ne pouvait pas trop bouger, à cause de son genou, alors je l’ai interrogé sur son enfance. Philippe est anglais, né dans une ferme du nord, et qui a profité des bourses des années 50 pour faire des études d’ingénieur à Londres. Aujourd’hui, avec les frais d’inscription que connaissent les université britanniques, Philippe ne serait pas en mesure de faire des études au-delà du bac. A l’époque, il suffisait d’être accepté dans une université.

J’ai aussi fait parler Florence. Je leur ai demandé comment ils s’étaient rencontrés. Ils ont pris cette question le plus naturellement du monde, mais intérieurement ils ont dû se demander de quoi se mêlait cet intrusive Frenchman. Elle a répondu avec le plus grand calme : ils avaient des amis en commun qui les ont invités à une sage party le soir de la Saint Patrick. Philip habitait à Belfast à l’époque, c’était avant les Troubles. Un soir de Saint Patrick ? « Comme c’est romantique », me suis-je exclamé.

« Pas vraiment, a rigolé Florence. Mais au moins, nous ne nous sommes pas rencontrés dans un pub. » C’est déjà ça.

Quand les protestants en appellent au vote catholique

Peter Robinson, premier ministre nord-irlandais

Le premier ministre nord-irlandais ne se contente pas d’arborer une chevelure du meilleur effet, il commet aussi des articles révolutionnaires. Peter Robinson, qui a su rebondir après une sale période de doute (j’avais salué le fait que sa femme avait provoqué ce scandale, par amour pour un adolescent), a retrouvé son siège au parlement de Stormont (après avoir perdu celui de Westminster lors des élections générales de 2010) lors des dernières élections, et jouit aujourd’hui d’une popularité très forte.

Popularité d’autant plus forte que l’un de ses plus importants soutiens, quand il était au creux de la vague, venait du républicain Martin McGuinness, l’ennemi juré avec qui il partage le pouvoir, et qui a refusé de profiter de la situation pour enfoncer Robinson. Les deux hommes se téléphonaient, paraît-il, et leur estime réciproque s’est définitivement affirmée, ce qui, dans cette région du monde où être un gentleman veut dire quelque chose, leur a procuré une aura incomparable.

Robinson, donc, n’hésite plus à annoncer qu’il vise maintenant l’électorat catholique!

Lui qui dirige le parti protestant le plus représentatif de l’anti-papisme. Le parti du fameux Iain Pasley. Oublie-t-il, Robinson, que si son parti est au pouvoir, c’est parce qu’il a longtemps été extrêmiste, qu’il a d’abord ratissé parmi les mécontents et les radicaux, avant d’accepter de gouverner en collaboration avec le Sinn Fein ? Que s’il a su attirer une grande majorité de suffrage parmi les protestants, c’est justement parce qu’il manie une rhétorique sectaire, qui « rassure » ceux qui se sentent envahis et menacés par la vague catholique et nationaliste.

Robinson veut donc faire évoluer la tactique de son parti, car il dit vouloir devenir un parti « trans-communautaire ». Il veut capitaliser sur sa bonne image et surtout sur des enquêtes d’opinion récentes qui montrent que la majorité des catholiques sont aujourd’hui préfèrent habiter au Royaume-Uni plutôt qu’en Irlande, et ne demandent plus que l’Irlande soit réunifiée.

Le positionnement de Robinson est simple : il est de droite, libéral, il veut promouvoir la liberté d’entreprise. Or, les catholiques de droite, pour qui peuvent-ils voter ? Les partis perçus comme « pro-catholiques » sont des partis socialistes (SDLP et Sinn Fein) si bien qu’ils sont condamnés à voter soit contre leur communauté, soit contre leur tendance politique. Le même problème, inversé, existe pour les protestants de gauche.

Alors Robinson veut rendre son parti plus ouvert aux catholiques de droite, qui, de plus, sont heureux de vivre au Royaume-Uni. Mais sont-ils « heureux » de vivre au Royaume-Uni ? Ces résultas de sondage ne sont-ils pas l’effet de l’état catastrophique de l’économie irlandaise ? Dans la situation actuelle, il est naturel de préférer vivre en Irlande du nord qu’en Irlande, mais cela va-t-il durer ? David Cameron, le premier ministre anglais, a déjà fait savoir que des provinces telles que l’Irlande du nord coûtaient trop d’argent aux contribuables britanniques.

Le Sinn Fein va-t-il faire pareil ? Se déclarer ouvert aux protestants qui veulent une politique plus sociale ? On ne les imagine pas tenir ce même discours, car si vous enlevez aux nationalistes le désir de l’Irlande unie, vous leur enlevez beaucoup de leur attrait.

Alors, certains analystes conseillent Robinson d’enlever carrément le mot « unioniste » du parti qu’il préside. Voilà l’aveuglement des centristes. Ce que ne voient pas tous ces modérés, à mon avis, c’est que ce type de discours d’ouverture déplait souverainement aux loyalistes hard core, ceux qui se sentent toujours menacés et envahis par des rebelles catholiques auxquels le pouvoir pardonne tout. Encore un pas dans cette direction, et aux prochaines élections, le DUP ne gagnera pas chez les catholiques ce qu’il aura perdu parmi les plus conservateurs de sa base.

Les conseillers en communication du premier ministre seraient bien inspirés d’aller voir ce qui se passe chez leurs voisins français. Un homme au pouvoir est en train de perdre sur sa droite ce qu’il n’a pas réussi à obtenir sur son centre-gauche.