Nos enfants d’immigrés sont dans la même situation que les écoliers français de la troisième république

L’immigration n’est pas un problème pour les pays européens, et ceux qui disent que l’immigration coûte cher, incluent l’instruction des enfants dans l’équation.

Or, les enfants d’immigrés en France sont des petits Français et doivent être considérés comme tels, pas comme des étrangers qui nous coûtent de l’argent. Qu’on le veuille ou non, ils sont les adultes de demain, alors autant s’occuper d’eux sans attendre. Et si possible d’une manière intelligente et bienveillante, dans la mesure où l’on préférerait avoir une nation d’adultes intelligents et bienveillants quand nous serons des vieillards grincheux et impotents…

Il est vrai que de nombreux enfants ne maîtrisent pas la langue française car ce n’est pas forcément leur langue maternelle. Il faut donc les aider à devenir de bons francophones, pas seulement pour eux mais pour le bien de la France car ils sont bel et bien là pour rester et ce sont eux qui nous soigneront, construiront nos logements et inventeront les technologies nouvelles.

Nos écoles et nos collèges doivent donc recevoir une aide massive en Français Langue Étrangère (FLE). Un plan national doit être mis en place pour que se déploie sur tout le territoire des adultes qui encadreront nos enfants.

La situation actuelle me fait penser aux investissements de l’école républicaine entre 1870 et 1914. La troisième république a construit 35.000 écoles et formé 100.000 instituteurs dans de nouvelles universités appelées « écoles normales ». Cette nouvelle population de fonctionnaires a été logée et salariée par l’Etat, les départements et les communes. Cela a « coûté » tellement cher aux Français qu’on a préféré appeler cela un « investissement » sur le long terme.

Or cet effort colossal qui a été consenti par la nation il y a 150 ans doit être renouvelé aujourd’hui pour nos enfants de 2030. Comme en 1870, la nation craque et se divise, manque de cohésion et d’inclusion.

En 1870, je le rappelle, la plupart des enfants de France ne parle pas le français et doit donc suivre une instruction dans une langue commune qui est vécue comme une langue étrangère.

C’est probablement la raison pour laquelle Jean-Luc Mélenchon, leader de La France Insoumise, parle de plus en plus de « langue commune » pour désigner le français appris à l’école. Je n’ai aucun doute que le vieux politicien prépare un programme qui fait le parallèle entre la troisième république et « sa » sixième république : l’école républicaine commencée en 1870 a permis l’installation de la raison républicaine dans les consciences de la nation ; de même l’école inclusive de la sixième république se donnera pour objectif le développement d’une nation réconciliée avec elle-même.

Or, si les gens ont peur de l’immigration, plutôt que de chercher à exclure, renvoyer, enfermer, persécuter, il serait plus judicieux de faire comprendre aux électeurs d’extrême droite que nous avons plus à gagner en investissant dans un plan scolaire qui se propose d’inclure, d’instruire, d’embrasser toutes les familles qui ont choisi de vivre avec nous et de participer à notre nation. L’école est le meilleur instrument pour cet effort d’intégration et de cohésion nationale.

Et cela tombe bien, le nombre d’enfants dans les écoles françaises baisse à cause d’une natalité en berne. Profitons-en pour avoir des classes moins chargées, créer des groupes de FLE , de théâtre et de jardinage, de sciences naturelles au grand air, élaborer une pédagogie créatrice, faire plus d’activités physiques et manuelles, enfin donner à ces enfants l’encadrement de qualité qui permettra à tous de maîtriser le français et d’acquérir de nombreux savoir-faire utiles à la vie quotidienne.

Pour élever un enfant, dit un proverbe africain, il faut un village entier. Nos enfants seront accompagnés d’adultes un peu partout, à l’école, au sport, à la maison. Moi quand j’étais petit, j’avais toujours conscience que des adultes étaient non loin. C’était cela qui m’empêchait de devenir délinquant, pas une structure morale ni je ne sais quelle respect civil.

Hélas, les gouvernements successifs nous annoncent des suppressions de postes dans l’Education nationale. Nos politiciens ne sont pas à la hauteur de l’époque. Il fallait penser investissement dans l’instruction pour revivifier la nation, ils pensent économie et baisses des dépenses.

L’histoire mythique qui fonde l’Arabie saoudite

Le roi Abdulaziz, par un artiste brut, nom et date inconnus.

Quel événement incarnerait le mieux la fête nationale en Arabie saoudite ?

Après une recherche minutieuse, je suis arrivé à un consensus avec mes équipes. Ce serait un événement qui a eu lieu en 1902, quand le royaume n’existait pas encore, et que les puissances coloniales étaient encore chez elles en Arabie : Ottomans et Britanniques cherchaient à contrôler la péninsule. En 1902 s’est déroulé un événement majeur et marquant pour tout Arabe, donc déterminant pour tout Saoudien.

Le jeune Abdulaziz n’était pas encore roi et il était en exil au Koweit avec son père et tout son clan. Personne ne misait sur lui et ne lui voyait un rôle quelconque dans le concert des nations. Or, en 1902, il est allé saisir la ville de Riyad, ville perdue dans le désert, ville pauvre et modeste dont il a fait la capitale d’une nation richissime.

Abdulaziz est parti du Koweït avec une poignée d’hommes pour aller reprendre Riyad, qui n’était que la capitale d’une petite province dont les Al Saoud était la famille régnante depuis des siècles. C’est pourquoi je dis qu’Abdulaziz Al Saoud est allé la « reprendre » puisque c’est la ville d’où vient sa famille.
Or pourquoi cette conquête (ou cette reconquête) de Riyad pourrait incarner la fête nationale de tous les Saoudiens ? Parce que les historiens racontent que quand il est devenu roi, Abdulaziz ne cessait de raconter cette épopée, comme une sorte de mythe, de légende personnelle, et avec raison, car cet exploit militaire a été réalisé quand il était pauvre et au bord du néant.

Plutôt que d’aller directement en ligne droite sur Riyad, comme il y avait des espions, Abdulaziz a décidé d’aller dans le sens inverse, direction sud dans le désert. Le fameux désert Rub al Khali. Le fabuleux territoire mortel que l’écrivain anglais, Wilfred Thesiger, appelle Le désert des déserts (ou en anglais le « territoire du vide ».

Et justement, Abdulaziz y est allé, dans ce désert de la mort, et il s’y est fait oublier.

Avec ses hommes il est allé vivre une vie de pauvreté, une vie au bord de la mort, une vie de survie et de patience. Une vie de Bédouin et une vie de prophète. C’est là qu’il a bâti sa légende et son charisme d’homme d’État respecté de tous les Arabes.
Il a passé même un mois de ramadan avec ses hommes dans le désert. Donc quand il fallait rompre le jeûne le soir, il n’avait presque rien que quelques dattes séchées, un peu de farine et un peu d’eau qu’ils mélangeaient pour en faire des galettes cuites sur les braises du feu. Ils buvaient le lait des chamelles et ils priaient.

Une véritable vie de prophète.

C’est là qu’Abdulaziz a su montrer à ses hommes qu’il avait une très grande volonté d’âme, il a su les remotiver chaque soir avec des histoires avec des discours avec des poèmes avec des discussions sur la religion et des promesses sur l’avenir.

Ce séjour dans le désert fut un grand moment de communion entre des hommes qui n’ont pas craqué. C’est un grand moment où l’Arabie Saoudite était en germes, non pas simplement chez cet homme, qui en est devenu le roi et le fondateur, mais dans une communauté réduite à l’état d’une famille, d’un mini clan, de presque rien. On retrouve dans cette narration historique tout ce qui fait une légende arabe avec la dimension bédouine qui est toujours essentielle à l’identité arabe.
Quelque chose que l’on retrouve dans la légende dorée par exemple du prophète Jésus, qui part 40 jours dans le désert. Ou du prophète Mahomet qui reçoit la visite de l’archange Gabriel après avoir longtemps médité dans les montagnes autour de La Mecque.
Grace à sa connaissance de la vie bédouine, Abdulaziz réussit à faire survivre ses hommes, à les faire traverser des épreuves extrêmement dures de chaleur, de soif et de faim, de solitude. Il arrivait à provoquer chez eux l’enthousiasme et la fidélité, ce qui est très difficile compte tenu du fait qu’il n’avait rien pour s’assurer de la loyauté de ses compagnons, rien d’autre que sa personnalité, son charisme personnel et son appartenance à la famille régnante des Saoud.

Et c’est après cette longue période de disette et d’ascèse qu’il est allé, en pleine nuit, reprendre le fort de Masmak, au sud de Riyad, ce fort qui est aujourd’hui un musée d’histoire.
Il n’a fallu que quelques hommes pour emprisonner le gouverneur de la ville, tuer quelques soldats, et retourner toute un ville et une province.

Élégance, économie de moyen, courage, voisinage de la mort et de Dieu, nuit, poésie et désert. Toute l’Arabie est dans ce récit mythique et c’est pourquoi on devrait en faire la date de célébration de la fête nationale.

Un compositeur génial que l’occident a ignoré, et qui est pleuré par tout l’orient

Répétion de Fairuz avec son fils Ziad

Le fils de la chanteuse Fairuz est mort cet été.

Cela ne vous fait ni chaud ni froid, il est même possible que vous ne sachiez pas tout à fait qui est Fairuz, sans parler de son fils, Ziad Rahbani.

Ce n’est pas de votre faute, l’occident à consciencieusement occulté leurs poignantes ballades.

Ces jours-ci, depuis plusieurs semaines, mon épouse écoute les chansons de Fairuz matin, midi et soir. Fairuz est une chanteuse chrétienne du Liban adorée par les arabophones de toutes confessions. Je ne vois pas d’équivalent en France à cette adulation. Elle transcende les générations, les genres, les religions et les nationalités.

Les Égyptiens, peut-être, lui vouent un culte moins ardent, car ils se sentent dépositaires de la meilleure culture musicale du monde arabe, mais dans l’ensemble, l’appréciation de Fairuz est universelle chez tous ceux qui vivent dans la magnifique langue arabe.

Si la mort de son fils Ziad est vécue comme un drame, c’est parce qu’il fut un compositeur de grand talent. Certaines de ses chansons, interprétées par sa star de mère, sont des tubes invraisemblables depuis 40 ans.

Meilleur exemple : Keifak Anta ? ( Comment vas-tu ?), une chanson toute en subtilité d’une rencontre entre deux interlocuteurs, dans laquelle on croit comprendre qu’un ancien amour semble avoir refait sa vie à l’étranger… Mon épouse avait une autre interprétation : pour elle, c’est la rencontre entre une maman et son fils qui a émigré et à coupé les ponts avec sa famille restée au pays.

Il faut comprendre que Fairuz était une star bien avant que son fils devienne son compositeur. Dans les années 1960, elle fit des ravages avec sa voix inimitable et les compositions audacieuses de deux frères qui inventaient une musique inouïe, mêlant tradition arabe, jazz, et musique classique occidentale.

Fairuz s’est mariée avec un des deux frères Rahbani, et a consacré sa vie à la musique et sa famille. Son existence pudique et ses manières conservatrices plaisaient et émouvaient les Arabes chrétiens, juifs et musulmans. Car la pudeur est une manière de respecter les divergences sans se renier pour autant.

Quand son fils Ziad est devenu à son tour compositeur, l’attente était proportionnelle à l’immensité du talent concentré dans le couple et la famille Rahbani. Le résultat dépassa les attentes. Le fils Rahbani avait hérité de la musicalité de son père et l’augmentait d’études nouvelles vers le Funk et la pop. Les tubes devinrent des classiques instantanés.

Ziad Rahbani ne s’est pas contenté d’être le fils de Fairuz. Il a écrit des pièces de théâtres et des chansons pour lui-même. Il a enfin une carrière de pianiste de jazz car il pouvait se permettre tout ce qu’il voulait. Son œuvre est aussi très apprécié dans tout le Proche-Orient car il défendait la cause palestinienne et faisait preuve de satire, d’esprit sardonique et de moquerie à l’endroit des politiciens corrompus du Liban, et à cet humour décapant, tout le monde pouvait s’identifier…

C’est pourquoi tous les jours, pendant nos vacances en Cévennes, quand je demande à ma femme ce qu’elle écoute sur son téléphone, c’est invariablement une archive tirée de l’immense œuvre de Fairuz, de son mari, du frère de son mari, et de son fils qui vient de mourir.

Tous les Arabes ont passé l’été 2025 à pleurer et à chanter, et nous ne nous sommes aperçu de rien car les Arabes sont des gens pudiques et respectueux.

Dans les montagnes d’Arabie. J’ai fixé des vertiges

Toujours dans le village de Rijal, province d’Assir, j’ai exploré les maisons abandonnées dans l’espoir de trouver des décorations murales connues pour être l’œuvre des femmes. Œuvres à la fois géométriques et vertigineuses.

Lire sur ce sujet: Qatt Al-Aseeri, l’art caché des femmes saoudiennes

La Précarité du sage, 2025

Dans mes explorations je rencontre des Saoudiens qui me parlent. Je suis trop peu liant, selon ma femme, mais elle ne comprend pas que j’ai des antennes : je distingue les gens qui posent toujours les mêmes questions de ceux qui sont susceptibles de nouer une relations intéressante.

Celui-ci est de la seconde catégorie. Je me suis donc laissé aller à la conversation de surface.

Il s’appelle Abdullah et offre de m’aider à trouver les décorations murales de mes rêves.

Il m’annonce qu’il est le petit-fils de Fatima Abou Gahas, rien de moins.

La maison où elle habitait a été transformée en petit musee.

Les petits musées familiaux sont très nombreux en Arabie Saoudite, et ils sont toujours touchants et répétitifs. Celui-ci est singulier de fait des peintures d’une grande artiste du Qatt Al-Assiri.

Abdullah ne le sait pas encore, et moi non plus, mais il va me révéler bien plus de secrets de la région qu’il ne l’imagine.

Dans les Montagnes d’Arabie. De Dhee Ayin à Baljuraishi

Saïd, qui m’accompagne dans mon exploration d’Al-Baha et de ses environs, fait très attention à son poids, car il a été obèse. Aujourd’hui, il n’est pas en surpoids. Il est plus grand que moi, un peu plus jeune aussi, mais il pesait plus de 125 kilos il y a quelques années. Il a donc mis en place un programme pour maigrir, basé sur un régime alimentaire particulier et, surtout, sur la marche en montagne.

C’est autour de la quarantaine qu’il a commencé à pratiquer la randonnée, une activité encore peu courante en Arabie saoudite. Il a marché régulièrement et appris à s’orienter en montagne. Ce n’est pas un homme qui a grandi dans ces montagnes comme un enfant issu d’une famille paysanne. Son père était commerçant, et Saïd a lui aussi suivi cette voie avant de prendre sa retraite le plus tôt possible. Prendre sa retraite à 45 ans est quelque chose de courant dans le système saoudien.

À partir de ce moment-là, Saïd a changé de mode de vie. Il a perdu du poids, appris l’anglais, et s’est ouvert à de nouvelles pratiques. Il a la force de volonté des individus capables de se réformer et de se maîtriser, ce qui lui permet de mener les conversations avec assurance et humilité. Une fois assuré d’un revenu régulier, il s’est lancé dans une forme de découverte plus active du monde. Il a marché dans les Alpes et dans d’autres massifs d’Europe et d’Asie. Ces expériences l’ont conduit à porter un nouveau regard sur les montagnes du Hijaz, qu’il considère comme dignes d’exploration, autant que les Alpes.

Lorsque nous étions à Dhee Ayn, il m’a proposé de monter jusqu’en haut du village. Il était heureux de voir que j’étais prêt à le faire. De toute façon, je l’aurais moi-même demandé. La montée sur le piton rocheux, dans la chaleur, demande un effort important. Pour lui, c’est devenu un plaisir et une planche de salut.

Il a suivi des cours d’orientation et il est aujourd’hui un guide de moyenne montagne certifié qui essaye de toucher une clientèle saoudienne désireuse de pratiquer ce sport un peu nouveau. Nous avons échangé sur la possibilité de futurs projets ensemble, notamment dans les montagnes saoudiennes. Je me demande s’il serait possible d’organiser une randonnée le long de la crête de la montagne du Hijaz, par exemple de La Mecque jusqu’au Yémen. Il me promet d’y réfléchir et d’étudier la faisabilité du projet.

Chemin faisant il apprend que je suis moi-même un habitant de la montagne, et je lui dis quelques mots de mon terrain des Cévennes. Il propose alors de me faire visiter une coopérative d’apiculteurs dans la commune de Baljuraishi.

Je donne mon accord avec enthousiasme mais je peine à garder les yeux ouverts. Nous remontons vers les hauteurs et ma respiration redevient courte. Je m’endors.

La fragilité d’un art : retour sur « Monique s’évade »

Après avoir été très enthousiaste pour le premier livre d’Édouard Louis, Pour en finir avec Eddy Bellegueule, publié en 2014, je lis avec plaisir mais un soupçon de déception le bon livre de 2024, Monique s’évade.

Ce texte raconte, toujours avec la même méthode puisée chez Annie Ernaux, l’évasion, en effet, de la maman du narrateur, qui avait déjà réussi à quitter son mari et qui vivait avec un nouvel homme qui la maltraitait.

Édouard Louis met en scène une coopération, une alliance entre mère et fils pour organiser la fuite, et même une relation tripartite mère-fille et fils, puisque la sœur apparaît dans le protocole. Ils inventent de nouvelles relations qui ne soient plus simplement filiales et familiales. Ils tâchent, tous les trois, de créer une forme d’amitié d’adultes, comme je le fais moi-même avec ma propre mère

Les Plaisirs de ma mère

La Précarité du sage, 2014

Le texte de Louis est très intéressant mais littérairement, c’est, franchement, un ton en dessous que celui qu’il a publié en 2014. Il faut le dire, mais il ne s’agit pas de critiquer de manière brutale et légère. C’est difficile, l’art de narrer. On voit dans ce livre combien c’est délicat, la littérature. C’est délicat parce que c’est de l’art.

Il y a de nombreuses pages moins puissantes, non pas que Louis manque d’inspiration (il est inspiré, il a du talent), mais son phrasé touche moins au but. Peut-être parce que cela correspond déjà à une recette élaborée par quelqu’un d’autre. Louis accumule les formules qui sont censées frapper au cœur du sujet mais qui se révèlent poussives :

Et je pensais : Arrête de réfléchir ! Il faut agir d’abord, réfléchir après.

Sans ça il n’y aurait jamais d’évasion.

Nulle part.

p. 68.

Par endroits l’auteur essaie plusieurs formules, il s’y reprend à plusieurs reprises, insatisfait et pourtant incapable de tout effacer pour recommencer et trouver le paragraphe qui sonne juste. Je cite trois phrases apparaissant telles quelles dans le livre, dans cet ordre et cette succession :

Je n’avais jamais vu mon père accomplir la moindre de ces tâches en quinze ans.

Elle n’avait jamais fait quoi que ce soit pour elle-même.

Sa vie avait été, jusqu’à maintenant, une vie pour les autres.

p. 34-35.

Cela est bien vrai et peut mériter d’être dit, mais on pourrait continuer ainsi sur des pages car cela demeure malgré tout une sorte de cliché.

J’avais dit, dans mon billet consacré à son premier livre, que le travail génial était celui d’Annie Ernaux parce qu’elle inventait un genre. Personne n’avait vraiment écrit de cette manière-là sur son père, sa famille, et sur la distance qui apparaît avec sa famille quand on grandit, quand on fait des études.

Personne n’avait vraiment dit, de manière très plate et sensible, de manière factuelle et artistique, la rupture dans le langage même, dans les codes, la manière dont les codes et la façon de parler s’inscrivent dans le social. Donc elle, Annie Ernaux, tâtonnait, elle cherchait son style, elle cherchait sa voix.

Édouard Louis, au contraire, partait avec cette capacité d’analyse, mais surtout il avait acquis chez Annie Ernaux le genre littéraire qui était le sien.

Et là, il y a beaucoup de phrases qui sont un peu banales, qui n’ont pas la dimension de surprise, de révélation, que l’on trouve dans les livres réussis.

Et dans ce type de littérature-là, la littérature à la fois factuelle, sociale et personnelle, on s’en rend bien compte aussi quand on lit Didier Eribon lui-même, qui apparaît dans Monique s’évade comme l’ami du narrateur qui peut assister la maman en fuite. Ce type d’écriture peut vite s’avérer banale car elle s’ingénie à parler de choses quotidiennes, apparaissant comme naturelles aux protagonistes. Elle réclame donc beaucoup de travail pour distinguer les notations de micro-événements significatifs et les remarques sans intérêt.

C’est quand même un livre réussi : je vais vous donner un exemple de moments où Monique S’évade, le livre, a quelque chose de fort, d’original, de singulier.

Pendant ces quelques jours de fuite et de préparation de sa Nouvelle Vie, ma mère réclamait une prise en charge totale. Elle estimait qu’elle avait droit au repos et à l’assistance radicale après ce qu’elle venait de vivre, et j’étais d’accord, je le faisais volontiers – Didier l’avait fait pour moi des années plus tôt

p. 42.

Cette volonté d’être entièrement prise en charge est intéressante car elle arrive de manière un peu contre-intuitive. On aime bien donner l’image inverse dans les récits de transfuge de classe : donner l’impression qu’on s’est battu, qu’on a inversé les forces du destin, les forces de l’habitude.

C’est intéressant qu’à l’intérieur de ces récits de lutte, de survie, il y ait ces moments-là où l’on dit qu’on voudrait être entièrement passif.

J’ai beaucoup aimé les détails pratiques concernant le déménagement de sa mère. Le narrateur révèle à la fois la gentillesse du fils qui veut aider et son inaptitude aux tâches simples de la vie populaire : il achète des cartons à distance (je n’ai jamais acheté un carton de ma vie car je sais où me les procurer gratuitement), il se demande combien il en faut, dix ? Vingt ? Ce mec n’a vraiment aucune idée, ça m’a fait sourire, comme son questionnement sur les rouleaux de scotch, et sa dernière question m’a carrément fait rire :

Est-ce qu’il fallait des gants pour se protéger des coupures du carton ?

p. 77.

Alors oui, Édouard, on peut porter des gants, mais pour être franc, si on travaille avec soin, on devrait pouvoir se sortir d’un petit déménagement sans coupures ni blessures.

Édouard Louis, pas vraiment génial mais presque parfait

Le premier livre d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, sonne comme un grand classique. Un livre qui sera lu et étudié pendant des dizaines d’années. Un grand texte sur la construction de soi, la violence, la masculinité, le rôle des femmes. Un livre à la fois sociologique et littéraire d’une force implacable.

À chaque page, on pense à la littérature d’Annie Ernaux. En finir avec Eddy Bellegueule, c’est véritablement l’équivalent masculin et XXIe siècle de La Place. C’est précisément pour cette raison que je dirais que ce n’est pas un livre génial : parce que celle qui a vraiment fait preuve de génie, c’est Annie Ernaux. On comprend en lisant Louis à quel point La Place était difficile à écrire, à quel point il fallait chercher les mots justes, inventer une manière de dire.

On pourrait bien sûr faire remonter cette façon d’écrire à Simone de Beauvoir, à Sartre. Cette volonté de se prendre soi-même comme objet d’étude, de ne pas mentir, de faire la lumière sur les zones les plus honteuses de sa personnalité. Et, encore plus sûrement, à Jean-Jacques Rousseau. On pense évidemment à l’épisode de la fessée dans Les Confessions, car il ne fait aucun doute que Louis y pense dans la scène où son narrateur connaît son premier rapport sexuel qui est censé être un jeu « entre copains ». Le caractère rousseauiste est surtout prévalent dans la rencontre souterraine de la punition et du désir, de la maltraitance et de la jouissance.

Mais dans une forme très contemporaine, Eddy Bellegueule est un texte lumineux, d’une grande intelligence, et c’est parce que je lisais les analyses d’un auteur intelligent que je consentais à lire des scènes qui, sinon, eussent été intolérable pour une petite nature comme la mienne.

La manière dont il parle du père du narrateur est remarquable car on sort de la lecture sans penser que le père n’est qu’un salaud. Il y a de nombreuses scènes où le père, bien que beauf et brutal, est un brave homme maladroit et bêtement viril, avec des valeurs et beaucoup de sensibilité rentrée.

Ce qui m’a le plus ému est une scène qui concerne les deux élèves qui torturent le narrateur tous les jours au collège. Un jour, le narrateur Eddy joue dans une pièce de théâtre qu’il a lui-même écrite. Il voit apparaître dans le public ses deux bourreaux qui peuvent à tout moment détruire le spectacle comme ils ont essayé de le détruire, lui. La boule au ventre, Eddy tente de faire bonne figure et termine la pièce avec le reste de la troupe. Les deux petites frappes se lèvent alors avec un enthousiasme sans frein et applaudissent à tout rompre en criant « Bravo Eddy ! », ce qui encourage le public à scander son nom. Les deux adolescents coupables de harcèlement sont fiers de leur souffre-douleur et on ne sait plus où est la frontière entre l’amitié, la haine, le mépris et la violence.

C’est un grand livre social, bien plus fort que ceux de François Bégaudeau, dont j’avais pourtant apprécié Deux singes ou Ma vie politique. Mais la prose de Bégaudeau n’est pas aussi précise, aussi travaillée que celle d’Édouard Louis. Chez Louis, il y a une vraie économie de moyens. Il va droit au but, il tient son objet littéraire et le façonne sans se laisser distraire par des thématiques connexes.

Cela dit, comme il s’inscrit dans le sillage d’Annie Ernaux, ses livres, bien que brillants, n’ont pas cette sensation de tâtonnement qu’avaient les premiers textes d’Ernaux dans les années 1980. Elle, elle cherchait encore. Elle travaillait la langue, le genre littéraire, ses souvenirs, tout à la fois. Elle nous emmenait avec elle, nous prenait par la main pour inventer une forme.

Avec Édouard Louis, c’est différent. Il a déjà intégré tout cela. Il a lu Ernaux. Il maîtrise la structure, l’équilibre narratif, et cela produit un pur plaisir de lecture. Mais c’est aussi l’œuvre de quelqu’un qui s’inscrit déjà dans un genre établi. Pour reprendre la théorie de Roland Barthes, Eddy Bellegueule est du côté du « plaisir du texte », alors qu’Annie Ernaux se trouve du côté de la « jouissance ».

Un vrai coup de chapeau. Je m’attendais à ce qu’Édouard Louis soit un meilleur orateur qu’écrivain. J’avais tort. C’est un écrivain, qui a su faire un petit chef d’œuvre, comme les maîtres d’autrefois.

Quand le genre déborde : à propos d’Un avenir radieux, de Pierre Lemaitre

J’aurais pu écrire un billet après Le Grand Monde ou Le Silence et la Colère, les deux premiers volumes de la tétralogie Les Années Glorieuses de Pierre Lemaitre. L’écriture y est impeccable, les personnages attachants, le rapport aux événements historiques stimulant, ce qui rendait le plaisir de lecture si fluide, qu’il n’y avait rien à en dire. Lemaitre réussissait le pari rare de la littérature populaire bien faite, celle qui captive sans forcer, qui raconte sans peser, et que je lis sans bouder mon plaisir.

Et puis voici Un avenir radieux, paru en 2025, et soudain, l’envie me vient d’écrire. Non pas par passion, mais par déséquilibre. Quelque chose, dans ce troisième tome, s’est déplacé. Et c’est ce déplacement, plus encore que ma déception, qui me semble intéressant à interroger. Car il touche à la question centrale du genre littéraire.

On retrouve bien sûr la famille Pelletier, cette belle galerie de personnages que Lemaitre anime avec talent depuis le début : Hélène, Geneviève, François, et les autres. Une fresque familiale sur fond de Trente Glorieuses, entre satire sociale, roman d’apprentissage, chronique historique. Jusqu’ici, l’équilibre tenait. Mais dans Un avenir radieux, François Pelletier devient le héros d’un roman d’espionnage, mêlant services secrets, missions troubles entre Paris et Prague, en pleine Guerre froide. Et là, pour moi, la lecture vacille.

Non pas que ce soit mal écrit. L’intrigue est efficace, rythmée, bien structurée. Mais cette incursion dans le roman d’espionnage rompt l’équilibre délicat qui faisait la force de la saga. Le récit se désaxe : l’intrigue d’espionnage prend une telle ampleur qu’elle relègue les autres personnages au second plan. Quand Geneviève ou Hélène réapparaissent au détour d’un chapitre, on sursaute presque : « Ah oui, elles étaient là ». C’est un regret sincère, car ce sont elles, pour ma part, que j’avais envie de suivre. Chacun ses préférés, moi, ce sont Geneviève et Jean.

Mais il ne s’agit pas seulement d’une préférence de lecteur. Cette évolution révèle un effet plus profond : l’absorption du personnage par le genre. François Pelletier, que l’on connaissait sensible, complexe, un peu dissimulateur et ambitieux, devient ici un pion du récit d’espionnage. Il perd en densité ce qu’il gagne en action. Le genre polar, avec ses codes bien huilés, écrase la singularité du personnage. François n’est plus François : il devient un archétype, un « héros traqué », un rouage dans une mécanique narrative. Et c’est précisément cela qui me gêne.

Je ne veux pas faire le procès du roman d’espionnage qui a ses lettres de noblesse. Mais il me faut avouer que ce genre me laisse froid. Il ne me divertit pas, il m’ennuie un peu. Sylvain Tesson, dans Dans les forêts de Sibérie, écrivait qu’il emportait quelques polars « pour se distraire », voilà encore un détail qui m’éloigne de l’écrivain voyageur. Moi, c’est l’inverse : j’ai l’impression de faire mes devoirs quand je lis un polar. Ce qui me plaît dans Les Années Glorieuses, c’est la chronique sociale, le roman familial, l’observation fine des milieux. Et tout cela se trouve dilué dans Un avenir radieux.

Il ne s’agit donc pas simplement d’un choix narratif de Lemaitre, mais d’un déplacement structurel. Le roman bascule dans un autre genre, et ce faisant, transforme tout : les personnages, le rythme, le ton, l’ambition même du projet. Ce n’est pas le même livre – ce n’est plus la même saga.

Moi, je continue à préférer les romans où le personnage reste au centre. Ceux où l’intrigue ne l’écrase pas, où l’écriture lui laisse de l’espace pour respirer. Sans doute est-ce pour cela que je lis et écris davantage sur le voyage, et pourquoi il est essentiel de tracer une frontière entre fiction et récit factuel : les romans de voyage ont la même tendance que je vois chez Lemaitre aujourd’hui à subsumer le voyage aux effets d’intrigue. Alors que ce que j’aime dans le genre Voyage, c’est l’inattendu et les égarements, les cyclistes qui perdent les pédales.

Scandale de l’électrique : comprendre la rupture de Bob Dylan

Pourquoi le passage de Bob Dylan à l’électrique a-t-il fait scandale ? C’est une question qu’on évacue trop vite, à force de raconter l’histoire comme une rupture entre l’ancien et le nouveau, entre le folk et le rock. Pourtant, ce que symbolise ce moment dépasse largement une affaire de sons ou d’instruments. Il faut remettre les choses dans leur contexte et comprendre ce que représentait le folk à ce moment-là, et pourquoi ses adeptes ont pu se sentir trahis.

Quand Bob Dylan prend la guitare électrique et abandonne le combo guitare-folk-harmonica, il faut comprendre pourquoi ça a fait scandale. Le film de James Mangold et beaucoup de critiques font croire – ou feignent de croire – que la guitare électrique est à ce moment-là la modernité. Mais ce n’est pas vrai du tout. Quand Dylan décide de jouer de la guitare électrique, celle-ci est déjà utilisée depuis longtemps dans la musique populaire américaine.

Avant Dylan et avant Hendrix: le génie électrique de 1954

Dès les années 1930, des musiciens de jazz et de blues jouaient sur des guitares électrifiées. Le rock’n’roll, lui, s’est imposé au début des années 1950, et la guitare électrique y occupe une place centrale dès le milieu de la décennie, notamment grâce à des artistes comme Chuck Berry. Quant à Elvis Presley, il commence sa carrière en 1954 avec That’s All Right, et devient une star en 1956 avec Heartbreak Hotel joué à la guitare électrique. Bref, cela faisait déjà plus de dix ans que cette musique électrique remplissait les ondes.

Il ne faut donc pas imaginer qu’il y a un « avant » un peu préhistorique avec les joueurs de folk, et un « après » plus moderne avec la guitare électrique. Ce n’est pas du tout le bon tableau. La réalité est différente. Il y avait d’abord de l’électrique, largement appréciée dans la musique noire américaine – dans le blues, le rhythm’n blues – avant que n’émerge ce que nous appelons, en France, le folk. En fait la musique folk est elle aussi ancienne puisqu’elle vient des immigrants de toutes parts, mais le mouvement dans lequel prend place Bob Dylan en 1960 est le « Folk revival », le renouveau folk qui s’inspire des chansons européennes et africaines traditionnelles et qui l’adaptent.

Et justement, l’arrivée de ce « renouveau folk », c’est un peu l’équivalent dans la musique populaire de la Nouvelle Vague dans le cinéma : une volonté d’appauvrissement volontaire, de retour à l’essentiel. C’est aussi comparable à l’Arte Povera en art contemporain : un choix esthétique et politique de se dépouiller des artifices. Le mouvement folk est un mouvement de contestation, non pas de l’électricité en soi, mais du capitalisme en cours, du pouvoir en place, de l’appareil industriel et militaire qui utilise l’énergie pour faire la guerre et broyer la vie humaine – ouvriers, soldats, étudiants.

La guitare folk, ce n’est pas le refus du progrès, c’est une tentative de produire un son nouveau, plus proche de la vie, plus en prise avec la nature. En 1960, le folk est quelque chose de jeune, pas une survivance du passé. C’est une manière de dire non aux grands orchestres de la chanson à succès. En France, on peut penser à Georges Brassens, qui monte sur scène avec une guitare et une contrebasse. Les gens de gauche adoraient ça.

Dans le folk, il y a cette idée d’une voix non transformée, naturelle, comme celle de Joan Baez, qui chantait pieds nus, avec une voix d’ange. Politiquement, les folkeux se voyaient comme minoritaires, marginalisés, méprisés par la bourgeoisie et le grand public formaté par la télévision. Ils formaient une communauté. Quand une voix étrange, nasillarde, comme celle de Dylan apparaît, ils sont contents de l’accueillir, justement parce qu’elle ne correspond pas aux canons esthétiques dominants. C’est pourquoi les adeptes du folk vont continuer à voir Bob Dylan comme l’un des leurs pour toujours. Regardez la vidéo qui suit et passez directement à la minute 10:30. On est en 1972 et Joan Baez chante avec des grands folkeux des montagnes californiennes, son bébé sur les genoux. Vous voyez les gens rigoler. Pourquoi ? Parce que Joan Baez imite l’accent et la façon de chanter de Bob Dylan, sur une chanson du premier album de Dylan. Sous-titre : dix ans après leur histoire d’amour, Baez et Dylan sont toujours associés dans les mémoires. C’est une manière émouvante à mon avis de rendre hommage à un ancien compagnon tout en se foutant de sa gueule.

Alors quand Bob Dylan passe à l’électrique, en 1965, ce n’est pas l’arrivée de la modernité : c’est une rupture perçue comme une trahison politique et esthétique. Non parce que les folkeux rejetaient l’électrique en soi mais parce qu’ils craignaient que Dylan cède à l’industrie, qu’il renonce à la communion vertueuse des luttes pour se soumettre aux lois du marché.

Et puis ils se disaient : d’accord, ce petit con prend le succès que nous lui avons donné avec notre rigueur morale, il prend la poésie militante qu’il a trouvée chez nous, et il va donner tout ça à des capitalistes pour aller faire danser des Blancs pleins de pognons dans des drugstores rutilants.

Le scandale était donc plus politique qu’esthétique, plus une lutte de valeurs qu’un conflit de générations. En 1965, les uns chantaient la guerre du Vietnam et l’injustice sociale avec des guitares acoustiques ; les autres faisaient danser la bourgeoisie blanche sur des histoires d’amour avec orchestre électrifié. C’est cette ligne de fracture qui explique le choc provoqué par la « trahison » de Bob Dylan en 1965.

Ce qu’a décidé de faire Dylan, c’est plutôt de prendre une tangente que personne ne voyait venir. Une musique et des paroles déstructurées, où le sens se dissout et la danse se ramollit.

Malheureusement, le film de James Mangold n’a pas montré cela de manière convaincante. Toute cette problématique est concentrée sur un seul personnage, Pete Seeger, qui est trop sanctifié pour être vraiment puissant. Le spectateur part avec l’idée que Bob Dylan était un génie révolutionnaire et les autres des tacherons sympathiques, et cela n’est ni vrai ni intéressant.

L’Entrepôt projette un film bouleversant sur l’avortement au Yémen

Les Lueurs d’Aden : un film d’Amr Gamal, sorti en 2023. Titre original : « المرهقون » (Al Murhaqoon), ce qui peut se traduire par « les Accablés ».

C’est grâce à Laurent Bonnefoy, directeur de recherche au CNRS et chercheur au CERI, spécialiste du Yémen et de l’Arabie Saoudite, que je suis allé au superbe cinéma L’Entrepôt, dans le 14ᵉ arrondissement de Paris. Ce soir-là, on y projetait Les Lueurs d’Aden, un film bouleversant d’Amr Gamal, dont le titre anglais, The Burdened, me semble d’ailleurs plus évocateur et plus fidèle à l’original arabe. « Burdened » signifie “chargé d’un fardeau”. Je ne sais pas si ce mot existe en anglais, mais en français, il faudrait dire “les gens alourdis d’un fardeau”.

Ce fardeau, c’est la quatrième grossesse d’Israa. Avec son mari Ahmed, ils ont déjà trois enfants. Ils ont perdu leur emploi, ou en tout cas, leurs salaires sont suspendus à cause de la guerre et des difficultés de l’État yéménite. Ils veulent donc avorter.

Tout le film repose sur cette décision. C’est un film extrêmement bien écrit, d’une efficacité narrative remarquable. Je n’y ai décelé aucune imperfection, ni esthétique ni dramatique. Franchement, c’est le meilleur film que j’ai vu au cinéma depuis le début de 2025. Chaque plan est utile, nécessaire à la narration, et en même temps d’une grande beauté. Amr Gamal est un cinéaste que je ne connaissais pas mais dont je veux tout voir désormais.

On apprend dans le film que, si l’avortement est interdit au Yémen, il fait néanmoins l’objet de débats au sein des autorités religieuses. Certains estiment que, sous certaines conditions, il ne serait pas forcément un péché. C’est sur cet espoir que repose toute la quête du couple.

Ce qui est bouleversant, c’est qu’il s’agit d’un couple fonctionnel. Ahmed et Israa s’aiment profondément, ils aiment leurs enfants. Ils ne sont pas égoïstes, ils ne cherchent pas à se “débarrasser” d’un enfant. Ils n’en peuvent juste plus. La vie est devenue trop dure. Le coût de la nourriture, du loyer, des écoles est trop élevé. On les voit changer d’appartement pour une maison décrépite. Leur décision n’a rien de léger : ils veulent cet avortement par nécessité absolue.

La tension est telle que le mari, à bout de nerfs, finit par lever la main sur sa femme. Mais il s’effondre immédiatement, en larmes, demandant pardon à trois reprises. C’est Israa qui porte la famille à bout de bras. C’est le cas dans ma vie, dans la tienne : la femme est le pilier d’une famille. Mais ici, l’homme, déchu de son rôle traditionnel de soutien financier, s’effondre peu à peu. Et ce sont les femmes qui vont lui sauver la vie ainsi que ses apparences.

C’est une famille qui a tout pour être heureuse mais qui, dans la modernité, se retrouve incapable d’assumer un enfant de plus.

Après la projection, Laurent Bonnefoy a repris le micro pour un éclairage passionnant. Il nous a révélé que le film avait été financé en partie par des fonds saoudiens. Ce qui est surprenant, car on pourrait penser que l’avortement est totalement tabou en Arabie Saoudite. Mais ce financement montre peut-être qu’au sein des pays du Golfe, en Arabie Saoudite comme au Yémen, certains pouvoirs souhaitent ouvrir le débat : jusqu’où peut-on discuter de l’avortement ? Dans quelles conditions peut-il être acceptable ? Le cinéma se fait ici porteur de débats trop sensibles pour être vraiment lancés sur la place publique, mais assez cachés dans les festivals et les plateformes de streaming pour nourrir des réflexions parmi une certaine élite culturelle.

Ce film était une expérience marquante pour moi, qui ai passé tant de temps dans des hôpitaux similaires avec la femme de ma vie pour des problématiques inverses de celles que connaissent les personnages du film. Et L’Entrepôt fut un cadre parfait pour cette dernière soirée à Paris. Ce type de cinéma, avec son café confortable et son ambiance accueillante, me manque souvent dans les pays où je m’expatrie parfois.