La nervosité d’un Irlandais à Belfast

De retour du Kerry, un ami irlandais a voulu m’accompagner jusqu’à Belfast et y rester un jour ou deux.

Je ne l’avais jamais vu aussi tendu. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il venait chez moi, dans ce ghetto protestant, mais cette fois, c’était peut-être à cause des événements de début juillet, ou de la fatigue, mon ami était à cran.

Avant d’aller chez moi, on a bu une pinte au Kelly’s cellar, un vieux pub républicain. On y a rencontré des gens que je connais bien, un Anglais et une Autrichienne. L’Anglais est d’origine irlandaise et il a tendance à surjouer les signes d’appartenance à l’Irlande. Quand un hooligan nous a abordés et a su que l’Anglais venait de Birmingham, il ne lui a plus adressé la parole, alors qu’il m’a serré la main quand je lui ai dit que j’étais français.

Pour rentrer chez moi, nous avons pris le taxi. Pendant que j’ouvrais ma porte, mon ami irlandais a cru voir que le chauffeur de taxi attendait que nous entrions dans ma maison avant de s’en aller. Il pensa qu’il l’avait entendu parler dans la voiture et qu’il allait maintenant prévenir les paramilitaires de l’UVF pour venir le chercher.

J’ai essayé de le rassurer, de lui dire qu’il n’y avait jamais eu de violences dans ma rue depuis trois ans, cela n’a eu aucun effet. Il préféra me laisser faire les courses tout seul. Le lendemain matin, quand je descendis de ma chambre, il était déjà dans le salon, en pyjamas, et me raconta qu’il avait entendu une scène de violence dans la rue qui l’avait empêché de dormir. Je n’avais rien entendu, moi, mais peut-être ai-je le sommeil plus lourd ?

Je lui ai proposé d’aller faire une promenade chez les catholiques, pour changer un peu. Il se sentirait davantage chez lui, sur Falls Road, où les gens affichent le drapeau irlandais. L’ambiance était meilleure en effet. Café, ou soupe du jour, au centre culturel irlandais « Culturlann », où une charmante joueuse de bandonéon enchanta mon ami.

C’était la première fois qu’il visitait Falls Road, et ses célèbres fresques murales. Arrivé au bout de la rue, près du centre-ville, il m’a dit que ces républicains étaient de sacrés communicants, pour réussir à se donner une belle image internationale, tout en ayant commis tant de crimes.

Signe de sa tension constante, il me demandait de répéter tout ce que je lui disais. Il ne comprenait plus mon accent, alors que nous sommes amis depuis 1998. Treize ans d’acclimatation à l’accent français ont volé en éclat en un week-end. Il était comme un chat en terrain hostile, aux aguets, incapable de se concentrer sur ce qu’il entendait, même si c’est lui qui posait des questions.

On a alors bu une pinte dans un charmant pub irlandais, où l’on joue parfois de la musique traditionnelle, The Maddens Pub. Il a trouvé l’ambiance sympathique, mais il m’a dit, en sortant, une remarque que j’ai trouvée très judicieuse : « A Belfast, on peut pas aller dans un pub irlandais sans que ce soit un acte militant. On ne peut pas écouter de la musique innocemment. »

Les raisons derrière les émeutes de Belfast

On se souvient que les émeutes ont eu lieu il y a exactement une semaine, lundi et mardi soir. Depuis, les journaux ont envoyé leurs reporters pour en savoir plus. Les journaux du dimanche ont donc donné leur version des faits.

Il faut préciser ici que les journaux dits « Tabloïd », qui sont de véritables torchons sous bien des apsects, sont aussi des vrais lieux d’information, si on sait les lire. Le tabloïd Sunday World, par exemple, emploie de vrais reporters, au courage réel et à la plume acérée, dont certains ont reçu des menaces de mort. La mise en page, pleine de photos trash et de gros titres sensationnels, donne à penser que l’article se limite à remuer la merde, mais ce serait une erreur de la penser. Il y a eu de véritables enquêtes, des sources vérifiées, des informateurs rencontrés, des informations croisées. En lisant plusieurs tabloïds, qui ont généralement des résultats un peu différents, le lecteur scrupuleux peut se faire une idée de la marche des événements, à condition de ne pas tout prendre au pied de la lettre.

Je résume donc. On croyait que les émeutes avaient été télécommandées par la « Bête de l’est », un membre du groupe terroriste UVF. Bon, mais est-ce bien vrai, et à quelle fin ? A ce jour, deux motivations principales semblent se dessiner, mais qui ne peuvent être, on le comprendra vite, que des faisceaux d’indices, non des informations définitives.

Premièrement, le gouvernement avait assigné la somme de quatre millions de livres sterling pour venir en aide à des quartiers défavorisés de Belfast. La priorité était donné aux quartiers qui sont à l’interface d’un lieu catholique et de rues protestantes. Mettre le feu à East Belfast permettait à l’UVF de faire pression sur les décideurs pour rediriger cette manne financière et créér les fameux « emplois communautaires » au sein de leur groupe. Il est probable que les groupes paramilitaires appréhendent ces emplois fictifs comme des pensions pour leurs cadres. Des travailleurs sociaux du quartiers ont déjà fait actes de pressions pour qu’ils dégagent, et certains ont purement et simplement démissionné pour laisse la place à des gens de la mafia locale.

Deuxièmement, les groupes protestants les plus radicaux sont en conflit contre la commission officielle des marches et parades. On sait combien les marches orangistes sont importantes dans les quartiers protestants, mais aussi combien elles créent de tensions quand elles passent à proximité des quartiers catholiques. La question des itinéraires est donc cruciale. S’il n’a pas été possible de trouver des itinéraires paisibles, c’est que les groupes les plus radicaux font pression contre cela. Ils ont leurs raisons que je n’exposerai pas ici. Toujours est-il que les émeutes de la semaine dernière seraient une piqûre de rappel violente, à l’approche du 12 juillet, pour que la commission ne se croie pas autorisée à faire ce qui lui semble bon impunément.

Ce sur quoi se rejoignent tous les journaux, jusqu’à présent, c’est que les émeutes vont reprendre et que l’été est promis à de grandes agitations.

Quand les protestants en appellent au vote catholique

Peter Robinson, premier ministre nord-irlandais

Le premier ministre nord-irlandais ne se contente pas d’arborer une chevelure du meilleur effet, il commet aussi des articles révolutionnaires. Peter Robinson, qui a su rebondir après une sale période de doute (j’avais salué le fait que sa femme avait provoqué ce scandale, par amour pour un adolescent), a retrouvé son siège au parlement de Stormont (après avoir perdu celui de Westminster lors des élections générales de 2010) lors des dernières élections, et jouit aujourd’hui d’une popularité très forte.

Popularité d’autant plus forte que l’un de ses plus importants soutiens, quand il était au creux de la vague, venait du républicain Martin McGuinness, l’ennemi juré avec qui il partage le pouvoir, et qui a refusé de profiter de la situation pour enfoncer Robinson. Les deux hommes se téléphonaient, paraît-il, et leur estime réciproque s’est définitivement affirmée, ce qui, dans cette région du monde où être un gentleman veut dire quelque chose, leur a procuré une aura incomparable.

Robinson, donc, n’hésite plus à annoncer qu’il vise maintenant l’électorat catholique!

Lui qui dirige le parti protestant le plus représentatif de l’anti-papisme. Le parti du fameux Iain Pasley. Oublie-t-il, Robinson, que si son parti est au pouvoir, c’est parce qu’il a longtemps été extrêmiste, qu’il a d’abord ratissé parmi les mécontents et les radicaux, avant d’accepter de gouverner en collaboration avec le Sinn Fein ? Que s’il a su attirer une grande majorité de suffrage parmi les protestants, c’est justement parce qu’il manie une rhétorique sectaire, qui « rassure » ceux qui se sentent envahis et menacés par la vague catholique et nationaliste.

Robinson veut donc faire évoluer la tactique de son parti, car il dit vouloir devenir un parti « trans-communautaire ». Il veut capitaliser sur sa bonne image et surtout sur des enquêtes d’opinion récentes qui montrent que la majorité des catholiques sont aujourd’hui préfèrent habiter au Royaume-Uni plutôt qu’en Irlande, et ne demandent plus que l’Irlande soit réunifiée.

Le positionnement de Robinson est simple : il est de droite, libéral, il veut promouvoir la liberté d’entreprise. Or, les catholiques de droite, pour qui peuvent-ils voter ? Les partis perçus comme « pro-catholiques » sont des partis socialistes (SDLP et Sinn Fein) si bien qu’ils sont condamnés à voter soit contre leur communauté, soit contre leur tendance politique. Le même problème, inversé, existe pour les protestants de gauche.

Alors Robinson veut rendre son parti plus ouvert aux catholiques de droite, qui, de plus, sont heureux de vivre au Royaume-Uni. Mais sont-ils « heureux » de vivre au Royaume-Uni ? Ces résultas de sondage ne sont-ils pas l’effet de l’état catastrophique de l’économie irlandaise ? Dans la situation actuelle, il est naturel de préférer vivre en Irlande du nord qu’en Irlande, mais cela va-t-il durer ? David Cameron, le premier ministre anglais, a déjà fait savoir que des provinces telles que l’Irlande du nord coûtaient trop d’argent aux contribuables britanniques.

Le Sinn Fein va-t-il faire pareil ? Se déclarer ouvert aux protestants qui veulent une politique plus sociale ? On ne les imagine pas tenir ce même discours, car si vous enlevez aux nationalistes le désir de l’Irlande unie, vous leur enlevez beaucoup de leur attrait.

Alors, certains analystes conseillent Robinson d’enlever carrément le mot « unioniste » du parti qu’il préside. Voilà l’aveuglement des centristes. Ce que ne voient pas tous ces modérés, à mon avis, c’est que ce type de discours d’ouverture déplait souverainement aux loyalistes hard core, ceux qui se sentent toujours menacés et envahis par des rebelles catholiques auxquels le pouvoir pardonne tout. Encore un pas dans cette direction, et aux prochaines élections, le DUP ne gagnera pas chez les catholiques ce qu’il aura perdu parmi les plus conservateurs de sa base.

Les conseillers en communication du premier ministre seraient bien inspirés d’aller voir ce qui se passe chez leurs voisins français. Un homme au pouvoir est en train de perdre sur sa droite ce qu’il n’a pas réussi à obtenir sur son centre-gauche.

La « Bête de l’est » : reportage à East Belfast

Après avoir écrit ce billet sur les affrontements des deux nuits dernières, j’ai enfourché mon vélo et suis allé faire un tour sur les lieux des événements, dans l’est de Belfast.

J’ai été surpris de la différence frappante entre l’enclave catholique et le reste de l’environnement. Enclave, c’est vraiment le mot, et ces gens vivent de peu, dans un climat de pauvreté assez étonnant. Des espaces sont clôturés et laissés à l’état de friche, ou de terrain vague, sans raison apparente. Les magasins sont extraordinaires : ils ressemblent à des épiceries d’un pays soviétique, à une autre époque. Les clients sont séparés des articles par des comptoirs qui font un U devant l’entrée, alors il faut demander à être servis et la marchande s’exécute. Les bonbons sont encore présentés dans de grosses boîtes circulaires en plastique transparent, et, ô jeunesse, ô saison ô châteaux, la marchande prend les bonbons avec la main pour remplir les sachets en papier. Un lieu où l’on n’utilise ni les gants hygiéniques, ni les pinces ni les pelles, mais la main nue, il fallait se rendre dans une enclave catholique de Belfast pour voir cela.

Dans la rue, ambiance difficile à décrire, mais beaucoup de jeunes, souriants, détendus. Ils n’ont pas l’air d’être menacés.

Il faut savoir que lundi soir, un groupe de paramilitaires protestants étaient venus dans ce quartier et avaient causé des déprédations, plus ou moins pour se venger d’un cassage de gueule du week-end dernier, mais surtout pour attirer des bandes dans la rue, ce qui fut fait. On pourrait comprendre, ce faisant, que les habitants de l’enclave catholiques se sentent à la merci de l’humeur de la majorité protestante.

Dans le reste des quartiers d’East-Belfast, je suis étonné de voir de nombreux et nouveaux murals loyalistes. J’apprends que le groupe de l’UVF (Ulster Volonteer Force) de ce coin est dirigé par un personnage mystérieux, surnommé « Beast in the East » (La Bête de l’est) et qu’il est out of control. Ce leader serait en situation de rupture avec la hiérarchie du mouvement UVF, qui avait amorcé un changement d’attitude vis-à-vis du pouvoir en place et acceptait de déposer les armes. La « Bête de l’est » ne voulait rien entendre de ce processus de paix qu’il abhorre. Il a recruté, il a aussi fait appel à des extrêmistes dans d’autres quartiers, et il est prêt, semble-t-il, à mobiliser des troupes assez importantes pour des actions d’envergure.

Cela a commencé avec de nouvelles fresques murales, représentant des hommes cagoulés et en armes. Une recrudescence d’images violentes et sectaires, avec des mots d’ordre aussi simples que : « Nous ne voulons rien d’autre qu’exercer ce droit naturel qu’un homme possède quand il est attaqué – Se Défendre! » Les observateurs savaient que des actes violents allaient suivre, mais ils ne savaient ni où, ni quand, ni de quelle ampleur.

Il ne faut pas s’y tromper, si les habitants détestent cette violence, ils ne sont pas tous éloignés des idées de la « Bête de l’est » : l’opinion la plus partagée dans ce quartier populaire est que le « processus de paix » est une escroquerie, que ce n’est qu’un mot élégant pour désigner le fait que l’on a reculé devant les terroristes républicains, et que l’on vend petit à petit l’Ulster au Sinn Fein et à l’IRA. Il n’est pas difficile, dans ces conditions, de recruter des jusqu’au boutistes, surtout dans un contexte de crise économique. 

A voir le nombre de voitures blindées que j’ai vu opérer dans l’est de Belfast cet après-midi, je subodore que cette nuit sera chaude à nouveau. D’après les plus haut responsables de la police, ce groupe dissident de l’UVF est clairement responsable de ces nuits d’émeute, et l’utilisation d’armes à feu ne fait aucun doute sur les intentions de la « Bête de l’est » : tuer un ou plusieurs officiers des forces de l’ordre.  

La saison des marches orangistes vient à peine de commencer, elle culminera le 12 juillet. Cet été va être long à décanter.

Québec et Irlande du nord

Quand les Québécois me parlent de leur histoire et des problématiques politiques, culturelles, je ne peux pas m’empêcher de voir des similitudes avec la situation des Irlandais en Irlande du nord.

Après tout, les mouvements des droits civiques, en Irlande du nord, avant que cela ne dégénère dans les « Troubles », étaient inspirés par les mêmes sentiments d’injustice. Les catholiques en irlande du nord, comme les francophones du Québec, étaient « considérés comme incompétents » (Jacques Parizeau) par l’élite composée des protestants ici et des anglophones là. Dans les deux cas, la population la plus ancienne sur le territoire était traitée comme inférieure, avait moins de droits et profitait moins que les autres des richesses produites par l’industrie.

Dans les deux cas, la politique continue de se ressentir de ces oppositions. Dans les deux cas, les partis les plus importants sont des partis qui mettent des questions de souveraineté en avant, à la différence des pays « banalisés » où les partis s’opposent sur des questions économiques et sociales.

Quand j’ai dit à Jonathan comment a commencé la lutte du Bogside, à Derry, en 1969, il s’est écrié : « Mais c’est comme au Québec ».

J’ai parlé de cette similitude avec un universitaire, dans l’enceinte de la grande université anglophone de Montréal, la prestigieuse McGill. Il m’a dit : « Ah, vous trouvez là des apparentements ? C’est bien la preuve que nous faisons fausse route, avec ces histoires de souveraineté. » Il me dit que ses opinions, il peut les dévoiler en privé, mais qu’il ne se risquerait jamais à dire ce qu’il pense en public. Similitude, donc, jusque dans l’autocensure.

Saint Patrick à Belfast (3) : La rue est à nous

C’est en me promenant dans les rues du quartier Hollyland que j’ai découvert ce qui était l’un des centres nerveux de la Saint-Patrick à Belfast.

C’est là qu’il y a des problèmes avec la police, des voitures qui ont brûlé, des émeutes parfois, beaucoup d’alcool et les drames qui lui sont associés.

Mais les drames, les émeutes et les violences, ce sera peut-être pour plus tard. Ce qu’il faut célébrer, c’est la journée dans les Hollylands. La façon dont la rue se remplit de jeunes gens habillés en vert, et qui passent d’une maison à l’autre, et s’entassent dans les minuscules cours, où ils installent des canapés, et où ils boivent dès la matinée.

A onze heures du matin, la police est déjà là, qui patrouille par petits groupes, ainsi que des étudiants qui arborent la tunique fluorescente des volontaires pour aider à garder un semblant de contrôle sur la situation. Ici et là, des tables ont été installées avec des thermos de thé et de café, pour abreuver autant que possible les gamins qui vont inévitablement trop boire aujourd’hui. Ces petits rafraîchissements sont une des grandes actions des églises de Belfast. Les volontaires qui servent les boissons chaudes appartiennent à telle ou telle église.

Je marche dans ces rues ensoleillées, et les étudiants me hèlent, se moquent de mon chapeau, ils me crient des choses que je ne comprends pas. Ils me sourient et me font des signes amicaux. Des filles, depuis les fenêtres des maisons, lancent des paroles aux uns et aux autres dans la rue. Dans Fitzroy avenue, des étudiants jouent au football sur la chaussée. Dans Palestine road, des balles de Hurling volent d’un trottoir à l’autre. De certaines maisons sortent des musiques assourdissantes. Un groupe de punks et d’amateurs de métal passe en hurlant des mots, pour impressionner et attirer l’attention sur eux. Ils paradent eux aussi, lèvent le poing pour mimer la fête et l’ivresse, avant même d’avoir bu.

Partout, absolument partout, c’est la fête qui débordent des maisons, et qui investit la rue.

Ce n’est pas tant que les jeunes catholiques ne savent pas se tenir, mais c’est un quartier qui est investi par la fête pendant une journée, et les jeunes ne veulent pas la rater.

Je m’arrête à une « table à café », et me fais servir un gobelet en carton. La dame qui me sert est infirmière, et pour elle, c’est une journée évidemment dangereuse, mais c’est d’abord « great fun ». Elle comprend bien, l’infirmière, que le danger n’est pas contradictoire avec la joie de vivre, bien au contraire.

Nous sommes dans le village d’Asterix, ni plus ni moins. Les étudiants catholiques se sentent vivre dans un ghetto, et aujourd’hui, c’est le jour de leur ghetto. Ils se voient comme des irréductibles Irlandais dans une province occupée par les Britanniques, et ils arborent en criant leur drapeau tricolore, qui est censé représenter toute l’Irlande, et non la république seulement. Comme dans le village d’Astérix, on boit, on chante et on pelote sa voisine. Mais il arrive aussi, et les Gaulois ne pourront le nier, que quelques coups de poings volent par ci par là. Que quelques bouteilles de bière s’envolent aussi, pour s’écraser sur le crâne malheureux d’un pauvre hère.

Sur le toit-terrasse d’une maison basse, des jeunes ont installé un banc et contemplent la rue en contrebas.

Je ne sais pourquoi, j’ai pensé constamment à New York. Un ghetto de New York, Harlem peut-être. Ce n’est pas au Gang de New York, que j’ai pensé, où Irlandais et Italiens se battent (tous deux immigrés de fraîche date), mais aux films de Spike Lee. Les quartiers noirs de New York. Et je me suis dit que je ne pourrais pas circuler aussi librement dans un quartier noir défavorisé, mais que ma couleur blanche et ma gueule de prisonnier me permettent de le faire dans un ghetto blanc. Je me suis donc perçu, pendant une minute ou deux, dans la peau d’un écrivain noir, dans le Bronx, dans les années 1960. Voilà exactement le sentiment dans lequel j’étais.

Saint-Patrick à Belfast (2) : une fête pour qui, finalement ?

Au moment où j’écrivais ces lignes, une amie brésilienne revenait de la parade, organisée dans le centre-ville, par les soins de la mairie, et qui avait pour but de rendre la fête familiale et intégrée à l’ensemble de la population.

L’un des enjeux de la Saint Patrick, en Irlande du nord, est de ne pas la voir confisquée par les catholiques, alors que ces derniers, les jeunes en tout cas, tendent à lui faire prendre une dimension de revendication territoriale.

Dans les esprits, on note – et la presse locale relaie ce sentiment – qu’il y a finalement deux fêtes en Irlande du nord, la saint-Patrick pour les catholiques, le 12 juillet pour les protestants. C’est cette division que le gouvernement et le discours de la bien pensance essaie de contester, en faisant de la Saint Patrick quelque chose de plus rassembleur pour tout le monde.

Or, la parade du centre-ville s’avère très décevante et très peu fédérative. L’amie brésilienne est contente de l’avoir vue, mais il est évident, à l’entendre que cela n’a pas la puissance des événements qui prennent place dans le quartier des Holylands.

Saint-Patrick à Belfast (1) : les « Holylands »

Je rentre d’une longue promenade dans le quartier où il ne faut pas aller le jour de la Saint Patrick.

Pour beaucoup de gens de la bonne société, c’est un quartier où il ne faut jamais mettre les pieds, no matter what. Entre autres conseils, à mon arrivée dans la ville, on m’avait chaudement recommandé de ne pas y prendre un logement, malgré sa proximité avec l’université. On me disait : « C’est plein d’étudiants ».

Dans mon esprit naïf, les étudiants sont des gens qui discutent, qui draguent, qui boivent, qui font l’amour quand ils peuvent, qui lisent et écrivent. Toutes sortes d’activités qui me semblaient propices à l’exercice tempéré de la sagesse précaire.

Il n’en était rien. Il fallait décrypter les messages. Les « étudiants », pris dans le contexte, cela voulait dire des jeunes gens qui vont à la fac, mais qui se comportent comme des malfrats, qui violent des filles ivres, qui brûlent des voitures, qui jouent au sport gaélique dans la rue, au mépris des voitures et de l’ordre public.

Un ami protestant m’explique que les autres quartiers d’étudiants sont beaucoup plus calmes, mais à la question de savoir pourquoi celui-là pose problème, je reçois cette réponse énigmatique : « I don’t want to speculate. »

Quand un Nord-Irlandais dit qu’il ne veut pas « spéculer », c’est qu’il y a du conflit communautaire sous roche. On en vient vite à comprendre que ce quartier est plein de jeunes Irlandais catholiques, et que les autres quartiers d’étudiants sont plus mélangés, avec une majorité d’étudiants protestants (donc, pour caricaturer, plus proches de la bourgeoisie, plus respectueux d’un ordre qui, mutatis mutandis, travaille pour eux).

Mon ami protestant confirme : « Personne ne veut le dire, mais c’est ce que tout le monde pense, oui. » Le quartier des Holylands est un ghetto de jeunes catholiques sans parents, et le jour de la Saint-Patrick est le grand jour de liberté, de fête orgiaque et de revendication confuse de leur identité d’Irlandais.

Le faux billet

Barra est passé me rendre visite l’autre jour. Nous sommes allés voir jouer Lyon contre le Real Madrid dans un pub d’Ormeau Road, qui acceptait de diffuser ce match sur une de leur télé. D’ordinaire, les pubs ne diffusent que les matchs auxquels participent des clubs britanniques. Jusqu’à présent, c’est le « Royal bar » qui me permettait de voir Lyon, Bordeaux ou Marseille. Mais Barra, avec son accent du sud, ne pouvait pas aller dans un pub aussi unioniste que le Royal.

L’Errigle, sur Ormeau road, a l’avantage d’être mixte, du point de vue communautaire.

A la fin du match (un partout), il pleuvait. Nous prîmes un taxi pour rentrer chez moi. Le chauffeur était un républicain de la première force. Un accent très fort, un maillot vert, clamant qu’il jouait au hurling (un des sports gaéliques, faisant partie des symboles nationalistes irlandais).

Barra s’autorisa alors à poser une brève question. « Qu’est-ce que c’est que cet accent de Dublin ? » dit le chauffeur. « Et qu’est-ce qui vous prend d’habiter Roden street ? Doit pas y avoir beaucoup de Dublinois, down there… » Nous rions. Non, il n’y a pas d’Irlandais dans mon quartier, c’est vrai. Je rappelle qu’une femme de ma connaissance vient de la république, et qu’elle ne se sent pas en sécurité. « La république, dit le chauffeur, pourquoi tu dis la république ? C’est l’Irlande, point final. » Il se lança dans un réquisitoire contre la république, qui avait abandonné le nord aux Anglais, qui avait volé le drapeau de l’Irlande unie pour se l’appliquer à elle, qui n’avait cure du sort des catholiques et des républicains de l’Ulster. Barra n’en menait pas large, et préférait ne rien répondre.

Arrivé chez moi, je lui donnai un billet de 10 livres. « Donne-moi deux livres, et je te rends un billet de 5. » Ce que je fis.

Le lendemain matin, dans la supérette du coin, je voulus acheter des œufs, des haricots, du pudding et des champignons pour faire le petit déjeuner. On me refusa le billet de 5 livres. « Forgery », me dit la caissière. Contrefaçon. Le chauffeur de taxi s’était vengé des Irlandais du sud, des Français qui habitent chez les protestants, et du monde entier.

Insularité

La Grande Bretagne est une île par rapport à l’Europe.

L’Irlande est une île par rapport à la Grande Bretagne.

L’Irlande du nord est « isolée » de l’Irlande : elle est l’île d’une île d’une île. 

Une île puissance trois.