L’illusion d’être connecté sans l’être

Je reçois beaucoup d’appels et de courriers à propos de ces billets de blog que je mets en ligne un peu n’importe quand. « Comment ça, dit-on en substance, le sage précaire est censé vivre au milieu des bois, sans électricité, et nous sommes bombardés de billets fantasques ! » On s’insurge peut-être à tort. Les services de la sagesse précaire sont débordés et doivent répondre avec douceur à des gens très énervés.

Je me permets alors de prendre la parole pour remettre les pendules sur les i. Le sage précaire, il faut se le dire, a plus d’un tour dans son arc, et plus d’une corde à son engrenage. Il n’a pas d’électricité sur le terrain où il habite, mais internet existe à d’autres endroits, chez des amis, des voisins et des cafés.

De plus, et c’est la chose qu’il fallait souligner ici, ce qui paraît un jour n’est pas forcément posté le jour même. Il est possible d’antidater les billets de blog. Ainsi, il m’arrive de poster quatre ou cinq billets en même temps et de planifier leur parution à des échéances variées. Par exemple, un jour où j’ai un accès internet, je puise dans mon journal de bord de quoi faire quelques billets, je les mets tous en forme en quelques minutes, et poste le premier, décide de faire paraître le deuxième le lendemain, le troisième le surlendemain, etc.

C’est le cas de ce billet-ci, que vous avez sous les yeux. Il a été écrit début février et paraît un peu avant le mitan du mois.

C’est ainsi qu’on donne l’illusion d’être constamment branché et connecté à la toile, alors que l’on se balade autour du mont Aigoual.

L’aventure lexicale du récit de voyage

Ceci répondra aux trop rares interrogations concernant la différence qui existe entre roman et récit de voyage.

Valérie Magri-Mourgues a fait un gros travail de « textométrique » sur ces deux genres. Elle a pris douze auteurs, de Chateaubriand à Loti, et a analysé pour chacun de ces auteurs un récit de voyage et un roman. A l’aide de techniques scientifiques, statistiques, utilisant des logiciels particuliers, elle a compté, dénombré, listé, tant et si bien qu’on se retrouve avec un livre extrêmement bien écrit, qui contient des réponses fermes sur des questions génériques.

Car Magri-Mourgues ne se contente pas de dire s’il y a plus d’adjectifs dans l’un ou l’autre genre, mais élabore des outils d’analyse qui permettent d’avancer que le récit de voyage est un genre plutôt lyrique, et qu’il met en scène un univers plutôt fragmentaire.

Ce livre s’intitule Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle (Paris : Champion, 2009). 

On y apprend que le récit de voyage appelle des phrases plus longues que le roman.

Que la richesse du vocabulaire est plus grande aussi. En effet, « la variété lexicale du récit de voyage s’explique par les divers domaines que ce type de récit se doit de parcourir ; les mots étrangers voisinent avec les termes techniques ou spécialisés qui servent à décrire le monde découvert et ses autochtones » (Le Voyage à pas comptés, p.132).

Enfin, que le roman utilise une grammaire plus complexe que le récit de voyage.

Nous sommes alors en présence de deux sortes d’aventure, en réalité. D’un côté la variété des mots, de l’autre l’élaboration grammaticale. Comme dans les arts plastiques, on peut privilégier la forme (Picasso) ou la couleur (Matisse). Cela donne deux belles orientations esthétiques, que l’on pourrait aussi bien retrouver en musique, avec les oppositions sonorité/structure, harmonie/composition. Pour mettre en relief ces deux tendances génériques, Magri-Mourgues invente la belle notion d’ « aventure lexicale » :

« Là où le récit fictionnel exploite les paradigmes grammaticaux, explore les variations morphosyntaxiques, le récit de voyage se contente d’une expression monolithe, privilégiant l’aventure lexicale. »

Je trouve cela très enthousiasmant. L’aventure lexicale, ça me plaît beaucoup, ça me fait penser à Berlioz. Les varitations morphosyntaxiques, ce serait plutôt Chopin.

Statistiques du récit de voyage et du roman

Je viens de découvrir une spécificité amusante du récit de voyage, mais avant de la donner, je vais poser une devinette aux lecteurs, afin que la réponse prenne plus de sens;

Prenez un roman et un récit de voyage, écrits la meme année et par le meme auteur. Lequel des deux possède

1- Les phrases les plus longues ?

2- La plus grande richesse de vocabulaire ?

3- La plus grande complexité grammaticale ?

Aucun des deux genres ne possède les trois caractéristiques, donc faites votre choix.

Greenwich, le centre du monde

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Quel endroit au monde peut avoir plus de puissance émotive pour un amoureux de la littérature des voyage ? Greenwich, le centre du monde, le temps 0 à partir d’où la terre entière est mesurée, coupée en rondelles ?

La critique est très facile, et je ne m’y laisserai pas prendre. On le sait que c’est mal de vouloir centraliser la vision du monde, et que c’est méchant de hiérarchiser les espaces, et que ce n’est pas gentil pour les étrangers que de se percevoir soi-même au centre de l’univers.

Ah, what the fuck! Les Anglais sont au centre du monde, et puis c’est tout. Ils l’ont mérité, que diable, vous avez vu les générations de génies scientifiques et techniques il a fallu pour créer ces horloges, ces bateaux, ces observatoires ? Quel argent il a fallu investir, année après année, monarque après monarque ?

Visiter Greenwich, c’est frémir devant l’incroyable épopée scientifique, où tout est lié inextricablement : la connaissance scientifique, la mesure du temps, la connaissance de l’espace, la capacité à éviter les tempêtes, les voyages au long cours, la découverte de nouveaux mondes, l’impérialisation, la colonisation, la domination politique, économique et militaire de l’Europe.

C’est un des endroits les plus intenses, historiquement, de l’Europe moderne.    

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Jean de Léry et Claude Lévi-Strauss : intertextualité totémique

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Protestant, fuyant les persécutions dues à sa religion, Jean de Léry embarque en 1557 dans l’équipage de Villegaignon pour joindre une colonie française dans le nouveau monde, dont l’échec lui a permis de vivre dans l’hospitalité des Indiens du Brésil. Il a écrit son récit vingt ans plus tard, sous le titre d’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil. Dans ce formidable récit de voyage, lu par Montaigne qui s’en inspira, il se montre si désireux de comprendre les peuples indigènes qu’il va jusqu’à leur « pardonner » leur cannibalisme, au motif que la société européenne lui paraît capable de crimes plus atroces encore, à l’endroit de la communauté protestante particulièrement. (Les massacres de protestants eurent lieu en France d’août à octobre 1572).

Il est tentant de penser que Claude Lévi-Strauss, juif fuyant lui aussi son propre pays à cause de sa religion, s’est identifié à Léry. Gérard Cogez juge que l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil hante Tristes tropiques d’un bout à l’autre comme modèle et comme observation. De fait, Lévi-Strauss aborde la baie de Rio muni de ce récit de voyage, qu’il désigne comme le « bréviaire de l’ethnologue » et rappelle, au chapitre 9 de Tristes tropiques, l’aventure de ces protestants navigateurs qui vécurent avec des Indiens cannibales pendant neuf mois en 1557.

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L’ethnologue lui-même confesse un sentiment de proximité avec le huguenot ; intimité qui l’amène à avoir « l’impression d’une connivence, d’un parallélisme, entre l’existence de Léry et la mienne » (préface à l’édition de poche de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 1974). Si l’on s’en tient à la structure du récit de Léry tel que Lévi-Strauss en rend compte, force est de constater que Tristes tropiques (1955) fait figure de reprise de l’Histoire d’un voyage. Non seulement Léry est cité à différents moments et incarne les « vrais voyages » dont Lévi-Strauss a la nostalgie, mais son Histoire est, comme Tristes tropiques, un récit de voyage qui met en avant « un parcours semé d’embûches » et « des régimes divers de l’observation » (Gérard Cogez, Les Ecrivains voyageurs du XXe siècle, Seuil, 2004).

Il serait aisé de mettre au jour un système de correspondances entre les deux récits, du type de ceux que James Joyce a mis au point entre Ulysse et L’Odyssée d’Homère : de nombreuses scènes burlesques, troublantes ou tragiques peuvent être rapprochées d’un récit à l’autre, et dans les deux cas, le regard posé sur les Indiens est l’occasion de développer une méditation pessimiste sur la société européenne de son temps.

La correspondance entre les deux récits se remarque tant sur le plan de la structure, que sur celui de l’approche intellectuelle, que sur celui des détails narratifs. L’interprétation que l’on peut avancer à cela est anthropologique autant que littéraire. L’intertextualité mise en œuvre ici est plus proche d’un rituel de possession que d’un travail intellectualisé de référence. Lévi-Strauss croit en l’efficace de l’art, en ses pouvoirs magiques et ses fonctions sociales et symboliques. Fidèle en cela aux pratiques dramatiques observées chez les indiens Tupi-Kawahib (Tr. Trop., VII, 34), il crée une littérature de transe qui ouvre à des phénomènes de possession vis-à-vis de Léry. « C’est comme de la sorcellerie », écrit-il à propos de l’ Histoire d’un voyage, dont il évoque plusieurs fois les pouvoirs enchanteurs. Il s’efforce d’entrer en sympathie totémique avec Léry, de la même façon que les Indiens le faisaient avec leurs ancêtres. Car Léry est en définitive un ancêtre aux yeux Lévi-Strauss, au sens où son récit de voyage est à la fois un « extraordinaire roman d’aventure » et le « premier modèle d’une monographie d’ethnologue » (Lévi-Strauss, préface op.cit.).

les-canibales-jean-de-lery.1295219507.jpgScène de cannibalisme selon Léry, 1578.

Le rapport de Lévi-Strauss à Léry dépasse donc bien les rapports d’admiration rationnelle que l’on peut attendre d’un homme cultivé avec un classique de la renaissance, pour entrer dans un territoire de « sur-réalité », c’est-à-dire « une réalité plus réelle encore que celle dont j’ai été le témoin. » L’intertextualité chez Lévi-Strauss peut s’apparenter à un phénomène de cannibalisme symbolique. « Je vous laisse imaginer, dit Lévi-Strauss, ce que les surréalistes auraient pu tirer d’une telle… intimité avec Léry. » Les surréalistes auraient en effet utilisé ces rapprochements entre textes, situations et pensées, pour déceler des correspondances plus profondes, plus magiques et plus troublantes que ce que la science peut se permettre d’énoncer.

Voyages au Xinjiang : Les archéologues de la Belle Epoque

Quand on lit les récits de voyage contemporains, on note que les auteurs actuels se sentent proche des grands explorateurs médiévaux, Rubrouck et Marco Polo, mais qu’ils ignorent ou dénigrent les grands savants des années 1900. Pourtant, ces derniers font rêver le sage précaire à un point d’intensité proche de l’incandescence.

 pelliotcave2.1272443972.jpg P.Pelliot examinant les manuscrits, 1906.

Profitant de la période de paix dans la région, due en grande partie à la puissance de la dynastie Qing, et à sa volonté de sécuriser les provinces occidentales de l’empire, trois grandes missions explorèrent la région à des fins archéologiques. Quelques noms illustrent cet âge d’or : le Britannique Aurel Stein, l’Allemand Von Le Coq, le Suédois Sven Hedin et le Français Paul Pelliot.

Les écrits et les photos produits par Pelliot et ses camarades donnent une image du Xinjiang assez sino-centrée, peut-être parce que la Chine était à l’époque le garant de la paix à leurs yeux, ou peut-être parce qu’en tant qu’archéologues, ils furent fascinés par les découvertes de documents écrits en chinois datant de l’antiquité. Les manuscrits trouvés et étudiés par Paul Pelliot dans les grottes de Dunhuang, étaient des trésors insondables. La plupart de ces documents ont été achetés si peu cher qu’aujourd’hui, les Chinois crient au vol. 

 aurel-steine28094caves.1272444374.jpg Dunhuang, photo A.Stein, 1906.

La langue la plus répandue parmi les documents trouvés par les archéologues était le chinois, et pour cela au moins, ces derniers pouvaient difficilement considérer ce territoire comme étranger à la Chine. Les théories archéologiques prévalant à cette époque faisaient la comparaison entre les postes avancés de l’armée chinoise antique dans les territoires du Turkestan et les légions romaines aux confins de l’empire romain. Ce parallèle montre, de la part d’hommes formés à une solide culture humaniste et classique, un respect pour la civilisation chinoise : de même que la civilisation latine est vue par la tradition nationaliste de l’historiographie française comme le moyen pour les Gaulois d’entrer dans le monde du droit, de même, une ancienne civilisation du livre, retrouvée dans les ruines et le sable des déserts asiatiques, donne à cette terre une identité antique et civilisatrice. Ainsi, l’impression donnée par la lecture de ces quatre explorateurs est qu’ils attribuent à la Chine les valeurs d’ordre, de culture et de progrès que les historiens français du début du XXe siècle attribuaient au régime de César et de Marc Aurèle.

Depuis, les Chinois autant que les écrivains voyageurs contemporains méprisent Pelliot et ses camarades. Ils les font passer pour des « rôdeurs » qui ont « volé » ces manuscrits à la Chine. Le rejet des archéologues de la Belle époque serait donc seulement moral ? S’ils n’avaient rien volé, ils seraient aujourd’hui célébrés par nos baroudeurs humanitaires ? J’en doute. Mon hypothèse sur ce point, c’est qu’aujourd’hui, la seule attitude mentale qui est acceptée, concernant le Xinjiang, est le sentiment « anti-chinois ». Il faut dénoncer la Chine, et pour la dénoncer, il faut montrer qu’elle est colonisatrice et exterminatrice. Pour prouver cela, il faut s’assurer qu’elle n’est pas chez elle dans le Xinjiang. Or, si des archéologues montrent qules Chinois étaient là depuis deux mille ans, cette mission anti-chinoise est clairement affaiblie. C’est à mon avis une des raisons qui poussent les reporters, photographes et voyageurs actuels à passer sous silence les grandes aventures de Paul Pelliot.

En revanche, pour ceux que cela intéresse, le magnifique Musée Guimet, à Paris, lui rend hommage dans une salle qui expose, entre autres choses, quelques-uns des manuscrits qu’il a rapportés des grottes de Dunhuang.

Les études postcoloniales et la France

On s’étonne que le « postcolonialisme » n’ait pas pris en France, alors qu’il en est à sa troisième ou quatrième génération de chercheurs dans les universités anglophones. On fait de débats là-dessus, on essaie de comprendre pourquoi les Français sont aussi « en retard ». Et si c’était le contraire ? Si la recherche française faisait la fine bouche devant les études postcoloniales pour de bonnes raisons ? Et si c’était les postcolonialistes qui étaient en retard ?

Edward Said écrit Orientalism à la fin des années 70. On entre dans les années 80, pour dire le vrai. Or, la pensée de Said est très proche de celle de Michel Foucault, à qui il rend hommage en préface : il s’agit de percevoir, à travers les oeuvres littéraires des romantiques, mais aussi à travers la constitution d’un corpus scientifique donné (l’orientalisme du XIXe siècle), les ressorts profonds de notre société et ses motivations politiques et culturelles, cachées par des discours écrans. Dans cette optique, l’artiste romantique, le voyageur ou l’écrivain, croit faire oeuvre intellectuelle, désintéressée et progressiste, et il se retrouve en fait acteur d’un système politique oppresseur qui définit l’Autre (l' »Oriental ») et qui le modèle à sa convenance.

Ce que faisait Foucault dans le domaine de l’épistémologie de l’époque moderne (Les Mots et les Choses, 1967), Said le fait dans une situation beaucoup plus visible socialement, et aux implications politiques immédiates, puisqu’il s’agit de la relation coloniale, et donc de l’identité actuelle de millions d’individus appartenants à des territoires ayant été colonisés. Deuxième différence, Foucault écrit depuis la philosophie, et dans les sciences sociales, alors qu’Edward Said écrit depuis la littérature comparée, et dans un contexte universitaire très pluridisciplinaire : les Cultural studies.

Alors pourquoi le postcolonialisme, dont Edward Said est reconnu comme un des pères, n’a pas pris en France ? Certains disent que cela fait peur, entre autres parce que les Français ne voudraient pas regarder en face leur passé colonial et leur présent néo-colonial. Cet argument ne tient pas une seconde, et on y reviendra si le coeur nous en dit. La raison est plutôt à chercher dans l’évolution parallèle du monde de la recherche français et anglo-saxon.

D’abord, quand on lit Orientalism, on trouve cela formidable, mais après avoir lu Foucault, Deleuze, et même Lévi-Strauss et Sartre, on a du mal à s’enthousiasmer. C’est un peu du réchauffé, si l’on me permet cette grossièreté, ou du moins, cela ressemble à un cas pratique de la pensée poststructuraliste, appliqué à l’orientalisme. Pour enfoncer tout à fait le clou, Edward Said, c’est Michel Foucault en beaucoup moins bien écrit. Ce que je dis là est très incorrect politiquement, je le sais, mais enfin, si je ne peux pas dire ce que je veux sur mon blog, où pourrai-je le faire ?

Enfin, il y a le décalage historique entre le monde de l’intelligence français et anglo-américain. Dans les années 50, 60 et 70, les grands « perdants » de la guerre (en tout cas ceux qui n’ont aucune raison d’être fiers de leur comportement pendant la guerre), Allemagne, Italie et France, connaissent un bouillonnement intellectuel ahurissant, tandis que les Britanniques et les Américains s’enlisent, soit dans un conservatisme chiant, soit dans un activisme politique radical sans grande théorie. En France, le bouillonnement intellectuel constitue même une période miraculeuse. Ce qui deviendra en Amérique The French theory crée des concepts qui explosent de toute part. Philosophie, psychologie, ethnologie, histoire, critique littéraire, Paris est alors le théâtre de la plus grande concentration de talents théoriques du monde occidental.

Or, cette explosion de créativité a besoin, à partir des années 1980, d’être digérée par le monde de la recherche français, et c’est la raison pour laquelle nous ne créons pas grand chose de nouveau depuis trente ans. Et c’est justement dans les années 1980 que les anglophones se réveillent et qu’ils prennent à bras le corps ce qu’ils voient comme un nouveau champ d’étude complètement révolutionnaire : la critique postcoloniale, avec ses branches indianistes des études « subalternistes », à quoi s’ajoute le féminisme qui prend de l’envergure avec l’appellation plus inclusive de Gender studies (études du genre sexuel).

Aujourd’hui, depuis quatre ou cinq ans, le grand public français s’aperçoit que les universités anglophones ont énormément travaillé, et il faut bien reconnaître qu’on a du mal à penser sereinement ce qui se passe.

« Transformers 2 », apogée et fin du cinéma

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Je recommande d’aller voir Transformers II pour les dix premières minutes, qui sont une ouverture ébouriffante. Un spectacle extraordinaire, qui vous cloue sur votre fauteuil, incrédule, devant ces corps et ces machines qui se transforment, se transfigurent, se métamorphosent dans un ballet invraisemblable qui croise les mouvements de caméra les plus complexes et les plus irréels qui soient imaginables.

Le reste de film a dû être réalisé par quelqu’un d’autre, d’autres équipes. Je pense que le producteur a voulu une équipe spéciale, un budget séparé et une technologie à part pour les quelques minutes d’ouverture. Il a voulu marquer l’histoire des arts visuels, nul doute à cela. En regardant ces danses de machines et d’humains, je me suis dit que le cinéma avait atteint là une sorte d’apogée. Jamais on ne pourra faire mieux, sur le plan des effets spéciaux et de la virtuosité. Pour faire plus fort, il faut sortir du bi-dimensionnel et créer du volume.

Il y a, dans l’histoire de l’art, des réalisations qui parachèvent un style ou une technique. Aucune sculpture ne sera jamais mieux faite que celles du Bernin, aucun tableau ne sera plus parfait que certains Ver Meer. Personne ne dépassera Bach dans l’art de la fugue. Après lui le déluge, les musiciens se concentrent sur d’autres choses à faire.

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La comparaison avec Bach n’est pas fortuite. Quand il compose, il est déjà vieux-jeu, et tout le monde se fiche du baroque. On a de nouveaux instruments, de nouvelles salles, de nouveaux sons et de nouvelles pratiques d’écriture. Le baroque est déjà mort, par rapport aux modes et aux technologies, et c’est précisément à ce moment-là que le baroque va connaître ses compositions les plus belles et les plus puissantes, pour devenir immortelles.

De la même manière, le cinéma est déjà presque mort, il est dépassé de toutes parts, par l’internet, par la renaissance de la télévision, par les jeux vidéo, et c’est là que, en détournant l’esthétique desdits jeux vidéo, le réalisateur de Transformers a fait dix minutes de cinéma abstrait magnifique, sans intrigue, sans récit, sans début ni fin : des images mouvement pures, mais des images mouvement machiniques, dans la machine, par la machine et pour la machine.

Transformers, c’est un chant à la transformation des corps et à la prothèse. Pas étonnant que cela plaise aux adolescents, qui non seulement sont en pleine croissance, mais portent de la ferraille au bout du nez, sur les dents, dans la bouche, marchent avec des béquilles, restent fascinés par des voitures et des motos, se collent des téléphones aux oreilles, manipulent des Ipod, ont les poches pleines de machines bruyantes et flashantes.

A cet égard, il s’agit de l’accomplissement des grandes expérimentations du début du XXe siècle, créations futuristes, odes à la machine, au piston, à la thermodynamique.

Après, le film développe une histoire que personne, à mon avis, ne peut même comprendre. Il y a des bons et des méchants, parmi les machines, mais à part ça, je ne sais même pas pourquoi on se bat, ni qui gagne à la fin. Si, c’est l’amour qui gagne à la fin, car le héros, qui a toujours refusé de dire « I love you » à sa sublime girlfriend, le dit quand il revient à la vie. Mais il le dit de manière mécanique, je n’y ai pas cru un seul instant. Et surtout, j’ai trouvé insupportable la présence de ses parents, toujours là quand il enlace la jeune fille. La jeune fille, elle, est complètement indépendante de ses parents, ce qui me fait penser, entre autres raisons, que c’est là un film pour jeunes garçons pubères, très branchés ordinateurs et mécanique.

Caroline Riegel, ingénieuse et marcheuse

En disant « Caroline Riegel, ingénieuse » je fais un jeu de mot. Comme je n’ai pas d’humour, j’explique mes blagues.

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Ingénieuse, ici il faut le lire comme « féminin d’ingénieur », car elle est ingénieur hydrologue, elle a construit un barrage dans la Montagne Noire (Dieu sait ce que c’est) et un au Gabon (mais où au Gabon, Dieu le sait.) Et puis elle décidé de faire un long voyage du lac Baïkal au Bengale, en passant par les steppes et les montagnes d’Asie centrale.

Comme cela se peuple, dites-moi, l’Asie centrale! Un nombre très élevé de livres de voyage paraissent ces temps-ci sur cette région du monde. On peut le comprendre pour différentes raisons : 1) Région riche en pétrole, elle intéresse toutes les puissance du monde. 2) Région riche en jolies femmes, elle intéresse tous les traîne-savate. 3) Région riche en cultures mélangées, elle passionne les ethnologues. 4) Région longtemps sous-visitée, elle représente quelque chose de neuf.

La carte générale de Caroline Riegel va un peu dans le sens d’une région très pure, très « neuve ». De même, les photos qui parsèment le livre sont toutes prises dans la nature. A feuilleter le premier tome de Soifs d’Orient, un léger malaise s’installe : on dirait que ces immenses territoires ne connaissent pas la ville, que les hommes qui peuplent ces lieux n’ont jamais rien construit. Puis quand on lit le récit de voyage, les villes apparaissent mais sont détestées par la narratrice. Elle les trouve sales, grises, sans charme.

Il faut s’interroger sur tous ces voyageurs qui n’aiment pas les villes. Ils y voient une perte d’authenticité. C’était déjà le cas chez nos orientalistes du 19ème siècle, qui allaient voir en Algérie et au Liban une humanité et une nature pas encore contaminées par la révolution industrielle. Nos grands voyageurs écologistes sont-ils vraiment tout à fait différents de nos grands artistes colonisateurs des siècles passés ? 

Je pose seulement la question.

Reste que notre ingénieuse hydrologue féminise la cartographie. Du moins elle essaie, dans l’apparence. 

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 La carte qu’elle place en début de récit est légendée ainsi : « Du Baïkal au Bengale : pérégrination d’une goutte d’eau. »

Sur une carte satellite, la ligne de l’itinéraire de l’ingénieuse Caroline est un peu impressionniste, comme un coup de pinceau assisté par oridnateur. Les lignes de l’itinéraire sont jonchées de gouttes d’eau.

Il n’y a pas à dire, c’est un bel itinéraire. Un grand zig-zag dans l’Asie centrale, qui n’est pas sans rappeler la figure symbolique du Yin et du Yang. Comme je n’ai pas de sens artistique, j’explicite et j’illustre mes idées plastiques. Avec des couleurs, sans quoi la vie est terne.

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Au Baïkal, la formation scientifique de notre voyageuse s’avère précieuse. Elle en parle avec émotion et en connaissance de cause. Une telle masse d’eau pure, sur la terre, pour elle c’est une perle. D’ailleurs elle intitule son chapitre « La perle de Sibérie ».

Et moi, ce que je trouve précieux, ce qui m’émeut, c’est le destin scientifique de la voyageuse. Je l’aime d’autant plus qu’elle est une femme de science, qu’elle va voir des savants dans des instituts de limnologie (science des lacs), qu’elle s’informe et que le lecteur l’admire autant pour ses aventures de voyageuse que pour son savoir qu’on imagine vaste.

En réalité, on n’en sait rien, mais cela fait partie de la panoplie du voyageur, ses compétences supposées, les exploits qu’on lui prête, les mystères qui l’enrobent. C’est le crédit du voyageur.

Tuer la peine

Je n’avais pas eu de rage de dents depuis une quinzaine d’années. Pour moi, les problèmes de dents, c’était un peu comme les problèmes de jointures douloureuses, de boutons d’acné ou de coupe de cheveux, ça ne concernait que le monde des adolescents et des gens coquets.

J’ai commencé à avoir mal à Liverpool. Le mal a empiré et, à Belfast, j’achetai pour la première fois de ma vie, un médicament contre la douleur. En anglais, on dit Pain killer, cela dit bien ce que cela veut dire. Tuer la peine, casser la souffrance, voilà qui me séduisait : je pris une pilule de « cuprofen » et, dix minutes plus tard, je n’avais plus mal.

Magie absolue.

Je continuais de sentir mes membres, notez bien. Si je me pinçais, je sentais que je me pinçais, mes perceptions n’étaient pas annulées, mais simplement, je n’avais plus mal aux dents. C’est un médicament qui tue la douleur là où elle est, sans annihiler les autres sensations, croyez-le ou non. J’ai dû recommencer l’opération trois ou quatre fois par jour.

Au bout de trois jours de ce traitement, le soir, j’avais encore mal et la rage perçait, chaque jour un peu plus fort.

Un vendredi, j’eus l’impression que les pain killers ne faisaient plus d’effet. Samedi soir, je passai un très mauvais quart d’heure (trente bonnes minutes, plutôt). Pourquoi la pilule du soir ne marche-t-elle pas ?

A 21h45, la douleur était vraiment très forte, m’empêchait de rien faire, de rien écrire, de rien lire, de rien regarder et rien écouter. La douleur se répercutait sur tout le visage, toute la partie gauche de la tête. Comment se fait-il que les dents fassent irradier leur douleur à ce point sur le reste d’un corps ? Quand j’ai mal aux yeux, je n’ai mal qu’aux yeux. Même chose pour les genoux ou les pieds.

Je souffrais de tout mon corps, j’écris cela sans vraiment y croire. Notre corps oublie ce qui lui fait mal à une vitesse étourdissante. Ce doit être un mécanisme de défense : dès qu’une douleur est passée, elle est oubliée. Et plus elle est grande, plus on l’oublie vite et radicalement. Voyez comment il était difficile pour Claude Lanzmann de faire parler les rescapés des camps de concentration pour réaliser Shoah. Ils étaient passés à autre chose, aussi incroyable que cela paraisse. Une amie qui venait d’accoucher ne comprenait pas qu’une de ses amies lui propose d’aller boire un verre si peu de temps après l’accouchement. L’amie avait pourtant subi la même épreuve. Ce n’était pas de la cruauté de sa part, elle avait simplement oublié l’épuisement par lequel elle était elle-même passée.

Maintenant que je n’ai plus mal, j’en viens même à douter que j’ai eu mal, et à douter même de la possibilité d’avoir mal de nouveau.

J’ai fait appel à un dentiste, finalement, malgré mon absence de sécurité sociale. Elle m’a charcuté la dent comme il fallait, et après une demie heure de travail, elle avait résolu mon problème. Il n’empêche, je n’oublierai pas l’aubaine des Pain killers.

Tuer la peine, casser la souffrance, étouffer la haine, assécher la tristesse, annihiler l’angoisse et réduire le malheur à néant. Voilà, pourrait dire le sceptique, l’idéal des civilisations qui veulent occulter leur destin tragique.