Tabuk, des découvertes en cascades

Regardez ce mouvement du chasseur ! La gravure rupestre que je place en tête de ce billet m’est apparue dans un chaos de rochers dans la région de Wadi Disah. Mon vieil ami bédouin, après m’avoir fait crapahuter, avait de nouvelles surprises à me révéler.

Les ancêtres néolithiques des Arabes savaient créer de véritables scènes de cinéma. Homme armé et protégé d’un bouclier, le lion semble être sur la défensive. Cela ressemble autant à une chasse qu’à un combat de gladiateurs préhistoriques, où un homme seul affronte une bête féroce.

Cette autre gravure m’intéresse pour cette ligne ondoyante au centre de l’image. J’ai spontanément songé que c’était une stylisation de la rivière ou du wadi qui séparait deux paysages, deux tribus ou deux systèmes de chasse.

Il m’a paru évident que c’était un ancêtre épigraphique des hiéroglyphes d’Egypte. Un long signe qui participe à la fois de la représentation et de la signification.

À moins que ce ne soit un serpent monstrueux, une espèce de monstre du Lochness arabique. Un être mythique qui tient du dragon chinois et qui préside à la création de l’univers.

C’est l’avantage et la limite de découvrir des sites archéologiques. Il n’y a aucune raison de s’interdire a priori la moindre interprétation.

Notre pérégrination avec l’ancêtre bédouin Abu Mahdi nous mena vers une mosquée perdu au pied d’un montagne. C’était l’heure de prier.

Il y avait assez d’eau dans les citernes pour faire nos ablutions et nous nous refîmes une virginité avec quelques traits de filet d’eau éclaboussé et une demie-douzaine de versets coraniques chantés et psalmodiés.

Sortis de la mosquée, nous avions encore de nombreux paysages à traverser et Abu Mahdi s’impatientait car il était le seul à savoir tous les trésors nabatéens qu’il nous restait à découvrir. Comme il ne nous disait rien à l’avance, je croyais à chaque minute que c’était la fin du voyage et qu’on avait fait le tour des découvertes.

Seule la tombée du jour a pu sonner la fin de notre excursion.

Wadi Disah, Province de Tabuk, Arabie Saoudite : la vallée où l’eau parle aux pierres

Intéressé d’en savoir plus sur les Bédouins, j’ai eu la chance de rencontrer un ami à Tabuk qui m’a proposé de m’emmener voir un paysage stupéfiant, à quelques heures de route : le Wadi Disah.

Il m’a dit qu’il y avait de l’eau.

On peut nager ?

لا، الماء سطحي جدًا، فقط منظر جميل.

(Non, me dit-il, l’eau est trop superficielle, juste belle à regarder.)

Il devait de toute façon conduire sa mère voir une amie dans le coin, et peut-être que ses enfants viendraient aussi. Résultat : nous voilà partis tous les trois, lui au volant, sa mère à l’arrière, moi entre deux mondes.

Sa mère aime parler. Elle rit, taquine son fils, me pose des questions. À un moment, elle me complimente sur mon arabe, avec ce ton attendri qu’on réserve aux enfants quand ils ont dessiné une horreur sur une feuille.

ما شاء الله، تتكلم عربي ممتاز!

(Machalla, dit-elle, tu parles arabe superbement!), mais je sais très bien que « ممتاز » (Mumtaz, superbe) veut dire en l’espèce : « c’est mignon d’essayer ».

Nous nous arrêtons quelque part entre deux montagnes pour déposer la maman. Elle disparaît derrière un mur de pierre, avalée par le paysage. Alors commence une autre scène : on s’installe sous une tente bédouine, sur des coussins aux couleurs à dominante rouge.

On me présente le chef de cette famille, Saleh, qu’on appelle Abu Mahdi — le père de Mahdi. Sa poignée de main est ferme, son regard calme. Il parle peu, car il sait que je comprends peu et ne peux exprimer que très peu.

Nous attendons longtemps, très longtemps. Je pense à plusieurs hypothèses, puis je comprends : on a tué une chèvre à l’annonce de notre visite. Le temps de la préparer, de la bouillir, et de prévenir des convives du villages, il s’est écoulé une bonne partie de la journée. Et quand enfin on nous sert ce festin, non pas sous la tente mais dans un salon où l’on s’assoit par terre, je ressens à la fois la générosité et la gravité de ce geste : une hospitalité qui se mesure en vie donnée.

La chèvre est découpée sur un gros tas de riz parfumé jonché de galettes de pain qui semblent aussi être bouillies et non cuites au four. Un seul plat gigantesque autour duquel nous mangeons à la main. Tout est de couleur blanchâtre et la consistance glutineuse du riz facilite cette manière de table : on se forme des boules de riz dans la paume avant de la porter à la bouche.

Quand nous terminons et allons nous laver les mains et la bouche, les jeunes hommes entrent dans le salon, s’assoient et continuent le repas. Il y en aura pour tout le monde et c’est un vrai festin.

Après le repas, nous reprenons la route du wadi, accompagnés d’Abu Mahdi, qui se proclame connaisseur du lieu. Notre 4×4 s’engage dans un couloir de sable et d’eau, l’un de ces passages où le désert hésite entre sécheresse et oasis. Les roues trempent dans de véritables mares, les roseaux s’écartent, des familles et des bandes de jeunes pique-niquent sous les palmiers et sur des rochers.

Je propose qu’on laisse la voiture pour marcher.

On me répond en répétant simplement ma demande, mais sans arrêter la voiture.

Le paysage est d’une beauté à laquelle je ne m’attendais pas : de hautes falaises dorées et rougeoyantes, des jeux de lumière sur le calcaire, un ciel bleu cru et, en contrebas, une verdure éclatante qui semble presque tropicale.

Abu Mahdi, malgré son âge, bondit hors du véhicule et commence à escalader une paroi. Il me dit :

تعال! اتبعني!

(Viens ! Suis-moi !)

Je le suis quelques mètres avant que le vertige ne m’arrête. Ce sexagénaire grimpe comme un jeune cabris. Il rit en me voyant hésiter, me lance une main solide, puis me montre du doigt une ouverture dans la roche.

Nous contournons la falaise, et soudain elle s’ouvre devant nous : une grande anfractuosité, creusée par l’eau depuis des millénaires. Une nef de pierre, une minuscule cathédrale naturelle, où la lumière filtre comme à travers des vitraux invisibles.

Je me dis que c’est sans doute pour ça que les Bédouins parlent peu.

Tabuk, centre à venir des voyageurs

Tabuk est une très vieille destination pour les êtres humains qui voyagent, c’est-à-dire pour les êtres humains. Sans remonter jusqu’à l’époque préhistorique, Tabuk était une étape importante pour les voyageurs qui faisaient le pèlerinage à la Mecque. Le château médiéval qui se situe en haut du souq traditionnel de la ville est un magnifique vestige de ces voyages sacrés.

Il était construit pour que les pèlerins se reposent, se lavent, fassent boire les dromadaires, sans interrompre leurs prières. Ce fort est tout petit, preuve qu’il ne devait pas héberger une famille régnante mais concentrer en son sein une administration stricte.

J’imagine que le coût d’une nuitée était exorbitant. La plupart des pèlerins, même les riches, dormaient sous des tentes bien mieux aérées et bien plus confortables, puisque les bêtes transportaient des tonnes de tapis, de coussins et de tentures.

C’est pourquoi je pose l’hypothèse que le fort de Tabuk, dont les espaces de prières sont indiscutables, devait servir plutôt de centre administratif et militaire que d’auberge pour pèlerins assoiffés.

Il n’en reste pas moins que Tabuk est un hommage au voyage et au pèlerinage. D’ailleurs c’est une région de Bédouins. Toutes les familles d’ici sont d’origine bédouine et il suffit de discuter avec les gens du coin pour avoir des histoires d’une enfance qui se déroulait sous la tente. Aujourd’hui, la plupart des Bédouins sont sédentarisés mais Tabuk est une des villes au monde qui incarne le mieux cette culture nomade et désertique.

D’ailleurs la ville chante le voyage par d’autres moyens. Quand vous allez au musée de la ville, vous y rencontrez une autre forme d’itinérance. Le musée est ouvert mais comme il est en cours de renouvellement, il ne présente pas d’expositions. On peut juste le traverser et en admirer l’architecture.

En revanche, sur le site du musée, on aperçoit un hangar d’un autre siècle. Et dans ce hangar, un train à vapeur des années 1900. Fabrication allemande. C’est le vestige d’une des grande gares de la fameuse ligne du Hijaz, qui reliait Damas à Médine, pour faciliter le pèlerinage probablement.

Les années 1900 en Arabie étaient sous le contrôle des Ottomans, donc cette ligne de chemin de fer est un signe du pouvoir turc sur le monde musulman.

Si vous lisez Les Sept Piliers de la Sagesse, vous comprendrez combien les Anglais voyaient ces trains comme des adversaires à combattre. Rappelez-vous que T. E. Lawrence participait à la révolte des Arabes contre la domination turque.

The Hijaz railway was the main artery of the Turkish army in Arabia; to cut it was to paralyse their movement, to bleed them slowly to death.

Donc ce roman historique raconte comment les tribus arabes aidées par quelques militaires anglais, sabotaient les chemins de fer et attaquaient les wagons de voyageurs comme si c’était des armées ennemies.

We were not fighting to win battles, but to destroy materials; not to take cities, but to ruin communications; to make the Turks feed their men in the desert instead of in the towns.

Seven Pillars of Wisdom

Pendant longtemps, ces trains et cette voie ferrée étaient donc un sujet sensible et douloureux en Arabie, car c’était le symbole d’une domination extérieure et plutôt humiliante, car tandis que les Turcs et les riches voyageurs du Levant traversaient le désert en toute sécurité, les Arabes regardaient passer les trains et voyageaient en caravanes comme au Moyen-âge. Nous, ça nous fait rêver, ces longues marches dans le désert avec des chameaux, mais eux ne pouvaient pas juger les trains autrement que comme une modernité hostile, dangereuse, puissante et dominatrice.

De plus, les Anglais le disent ouvertement, les Arabes se sont fait avoir de la pire des façons par les militaires britanniques. Les Sept Piliers le raconte de manière poignante, et les archives sont nombreuses à le certifier : les Anglais se servaient des Arabes pour lutter contre l’Empire Ottoman. Ils promettaient aux Arabes qu’une fois la guerre terminée (celle de 14-18), ils leur permettraient d’avoir un grand royaume arabe régnant sur toute la péninsule.

Mais les Anglais mentaient comme des arracheurs de dents. Ils préparaient en fait leur propre domination sur le proche-Orient et partageaient avec la France les territoires qui reviendraient à la Couronne et ceux qui iraient dans l’escarcelle de la République…

Il a fallu du temps pour digérer toutes ces humiliations et panser les plaies de l’histoire. Aujourd’hui que le pétrole l’a rendue riche, l’Arabie Saoudite est assez confiante pour prendre soin de ce patrimoine historique plutôt que de le vouer aux gémonies.

Tabuk peut se redéfinir comme une capitale du voyage sous toutes formes : nomadisme pastorale, pèlerinage religieux, voyages d’affaire en train, et tourisme contemporain.

Connaissez-vous Tabuk ?

Je vous écris de Tabuk mais je ne suis pas certain de votre connaissance géographique. Moi-même, j’ai découvert cette ville/province du nord-ouest de l’Arabie saoudite très récemment.

Encore une fois, je vais être dans l’obligation de vous cacher la raison véritable qui m’a amené ici. Je le regrette parce que c’est plus intéressant que ce que je pourrais en dire en tant que voyageur lambda.

Pour les besoins de la cause, on va faire comme si j’étais là en bon touriste, le livre de T. E. Lawrence à la main, Les Sept Piliers de la Sagesse, et sans autre mission à accomplir que de m’esbaubir et de m’ahurir devant des paysages mystiques.

Sans autre mandat que de m’abîmer et me résoudre dans l’ensauvagement des wadis et l’épuisement des gravures néolithiques.

Je vous écris de Tabuk et j’ai bien des choses à vous confier.

Je publie un essai sur un musicien juif tandis qu’Israel commet l’irréparable

Je suis heureux d’annoncer la publication de mon article consacré à Léo Sirota dans l’ouvrage collectif L’Asie ou la mort (Éditions Hermann), sous la direction de Gérard Siary et Philippe Wellnitz.

Lire aussi : Fuir les Nazis en Asie

La Précarité du sage, 22 octobre 2021

Ce livre rassemble des recherches sur l’exil de nombreux juifs en Asie, qui, au XXe siècle, ont fui les persécutions en Europe. Mon texte s’intéresse au parcours de ce grand pianiste juif d’origine ukrainienne, contemporain d’Arthur Rubinstein, qui choisit de vivre au Japon. Entre Sirota et le Japon, il y eut une véritable histoire d’amour : celle d’un artiste cosmopolite incarnant la meilleure tradition européenne, et d’un pays en marche vers la modernité.

Lire aussi : Le Pianiste juif et le Japon

La Précarité du sage, 29 août 2021

Au-delà de la musique, le destin de Sirota nous rappelle combien les artistes exilés ont façonné des ponts culturels inattendus. Son parcours, de Kiev à Vienne, Paris, Berlin, Tokyo puis les États-Unis, illustre une culture européenne ouverte sur le monde, généreuse et créatrice, loin des enfermements identitaires et des essentialisations qui sont en train de s’imposer aujourd’hui dans le débat public.

Dans le contexte tragique que nous traversons aujourd’hui – guerres, génocide, persécutions, manipulations idéologiques – il me semblait important de rappeler que les juifs ne sont pas les Israéliens, qu’ils sont porteurs d’une culture flamboyante et qu’ils doivent être protégés de ceux mêmes (les sionistes fanatiques qui ont table ouverte dans nos médias) qui les amalgament au projet mortifère du grand Israël.

C’est maintenant, quand les Israéliens commettent l’irréparable, qu’il faut célébrer les artistes juifs exceptionnels qui, du fond de leur fragilité constitutives, ont su résister par la musique et la pensée.

Je profite de cette publication pour rappeler que les juifs, les Arabes, les Ukrainiens, et tant d’autres, ne sont pas d’abord des étiquettes communautaires, mais des êtres humains porteurs d’une histoire universelle.

Je dédie ce travail à tous ceux qui croient encore à une culture européenne ouverte aux échanges et à la diversité, capable de résister aux discours de haine et de racisme.

Le Sage précaire en mission archéologique

Depuis que je fais des missions pour le monde de la culture en Arabie Saoudite, j’ai visité plusieurs sites archéologiques. Trois d’entre eux figurent depuis quelques années sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Sur le papier, je pensais visiter des lieux bien connus, déjà étudiés, qui s’ouvrent peu à peu au public. En réalité, ce que j’ai vu m’a surpris à deux niveaux : c’est à la fois exceptionnel et, pour beaucoup d’éléments, d’une rareté presque totale.

Lion, site de Shuwaimis

Je travaille en ce moment sur un texte para-journalistique et je cherche des illustrations dans l’art rupestre saoudien. Ce qui me frappe, et qui me met face à une petite perplexité professionnelle, c’est l’absence presque totale de reproductions de haute qualité et l’absence d’analyses scientifiques accessibles sur certaines des figures que j’ai photographiées.

Cavaliers combattants et chasseurs, Bir Hima

À Bir Hima, dans la région de Najran, j’ai vu des gravures et des dessins en tout point remarquables : des silhouettes humaines, des scènes de danse, de guerre et de chasse, des motifs dont la facture m’a paru originale et puissamment évocatrice.

Œuvre rupestre la plus extraordinaire qui m’ait été donnée de voir. Bir Hima. Chef d’œuvre qui impose le silence au sage précaire.

Mais quand je me tourne vers les sources scientifiques, je ne trouve pas l’aide dont j’ai besoin pour en parler. Bibliothèques en Allemagne et en Arabie, revues archéologiques européennes et Saoudiennes (notamment les numéros d’ATLAL qui rendent compte des missions franco-saoudiennes dans la province de Najran menées entre 2007 et 2012), catalogues d’expositions (Roads of Arabia, 2020) me laissent dans le silence de mon ignorance. Je ne trouve ni images en haute résolution ni études détaillées centrées sur mes panneaux préférés.

Figure humaine masquée, divine, épigraphique ? Probablement un peu tout cela à la fois. Site de Bir Hima

Je me suis posé plusieurs hypothèses. Peut-être que des restrictions empêchent la diffusion d’images, peut-être que certaines recherches existent mais ne sont pas publiées ou restent cloisonnées. Puis, plus simplement, j’ai fini par accepter l’idée que beaucoup de ces œuvres n’ont tout simplement pas encore été étudiées en profondeur. Il n’est pas impossible que je sois l’un des rares êtres humains à avoir vu, et photographié, certaines figures humaines du Néolithique sur ces parois.

Je me croyais visiteur, je me retrouve témoin d’un patrimoine inconnu.

Rencontre entre le Sage précaire et des figures masquées, mi-humaines mi-animales, d’il y a 7 000 ans. Décembre 2024.

Je ne cherche pas la mise en lumière pour elle-même. Mon objectif est pragmatique : terminer mon texte avec des images et des informations fiables, rendre compte de ce que j’ai vu sans l’embellir inutilement. Cela exige du temps de recherche, de la vérification rigoureuse et parfois des démarches pour retrouver des archives ou des chercheurs qui ont travaillé sur le terrain. C’est aussi un rappel de ce que signifient aujourd’hui les missions de terrain : on peut croire qu’on visite des lieux « connus » et découvrir qu’ils restent, sur bien des points, mystérieux.

Couple de musiciens pastoraux du Néolithique, visées par des tirs de carabines bédouines

Si ce billet a une portée narcissique, c’est celle-ci : la pratique du terrain et l’arpentage des terres arabes ont fait de moi un voyageur digne de la chasse au trésor. À force de petites visites, je me rends compte que je fais un travail d’exploration. Ce constat est davantage qu’une marque de prétention, c’est une prise de conscience qui change la manière dont je regarde mes photos, mes notes et les lieux eux-mêmes.

Je poursuis donc ma recherche documentaire et photographique pour alimenter le texte. Mon ambition est de rester fidèle à ce que j’ai vu, d’éviter les phrases toutes faites et les effets littéraires qui n’apportent rien, et d’offrir au lecteur une description claire, audacieuse mais plausible : ce qui est là est précieux, souvent silencieux et parfois encore en attente d’un regard scientifique attentif.

Je me croyais en promenade, j’étais en mission scientifique.

Je me croyais simple touriste, appareil photo en bandoulière, curieux de ce que l’UNESCO avait déjà validé comme patrimoine mondial. En fait, sans le savoir, je me suis retrouvé explorateur. À la manière de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose « sans qu’il en sût rien », le Sage précaire se découvre en chercheur de trésors discrets. À son insu.

Carnet de route à Haïl. Ses sites trop extraordinaires pour le sage précaire

Ce billet me coûte beaucoup. J’ai un peu honte de l’écrire, et par conséquent, j’ai du mal à l’écrire. Mon problème est le suivant : il est des choses trop belles pour moi, trop extraordinaires pour la sagesse précaire.

À Haïl, j’ai eu la chance de visiter le Musée Régional, qui n’est pas encore ouvert au public. C’est la grande institution culturelle de la région, et elle sera consacrée principalement à l’archéologie. Le musée présentera l’art rupestre, les gravures et inscriptions des peuples qui habitaient la région depuis le Néolithique. Cela m’a immédiatement rappelé mes explorations de l’année dernière à Bir Hima (Najran), un site classé à l’UNESCO. Le personnel m’a d’ailleurs confirmé que ce musée évoquera aussi Bir Hima, et plus largement l’archéologie de toute l’Arabie, avec probablement des liens internationaux. À voir l’ampleur du projet, je suis convaincu que ce sera un lieu important à visiter pour mes amis archéologues.

J’ai appris que la région de Haïl compte aussi des sites archéologiques classés à l’UNESCO. On m’a proposé de visiter Jubbah dès le lendemain, mais pas Shuwaymis, trop éloigné pour eux, nécessitant un 4×4 et une journée entière de route. C’est finalement Mohamed, un membre du musée, qui m’y a conduit.

Le sage précaire en explorateur prétentieux, scrutant la plaine, sur des roches volcaniques, août 2025

À Jubbah, j’ai connu une petite déception. Mon point de comparaison restait Bir Hima, et ici, l’expérience était moins forte. La visite commence par un centre d’accueil où un guide récite son texte appris par cœur et où l’on nous fait voir un film, alors que l’on voudrait simplement accéder au site. Tout s’explique ensuite : sur place, il y a finalement peu à voir. On a installé des escaliers métalliques et des passerelles pour donner accès à la gravure principale, impressionnante certes, mais d’à peine un mètre sur deux. En dehors de cela, quelques chameaux et scènes de chasse, mais rien de plus.

Le lendemain à Shuwaymis, ce fut encore plus long et plus frustrant : plus de sept heures de route aller-retour pour un site au contenu limité. Entendez-moi, c’est probablement un site merveilleux pour ceux qui s’y connaissent. Par exemple il y a ce lion gravé dans la roche, unique en Arabie, vieux de plus de 7 000 ans, et c’est exceptionnel. À n’en point douter.

Mais, comment vous dire, visiter ce site archéologique présente quand même quelque chose de décevant, et cela m’embête beaucoup de l’écrire. Pour donner un élément de comparaison, cela est un peu analogue à un voyageur peu connaisseur en peinture qui ferait des heures de route en Belgique pour atteindre un village sans charme particulier, dont la seule attraction serait pour une petite fresque authentique d’un Primitif flamand. Pour un passionné qui a tout son temps, cela vaut le détour. Pour un visiteur non spécialiste, c’est beaucoup demander.

Cela dit, je ne considère jamais ces journées comme perdues. Le voyage et la découverte font partie du plaisir, même quand l’intérêt scientifique dépasse l’intérêt visuel immédiat. Simplement je ne recommanderais pas forcément ces excursions à tous mes lecteurs.

À ce titre, le projet de regrouper ces témoignages dans un musée prend tout son sens : cela permet de donner une vision d’ensemble sans imposer ces longs trajets.

Un moment inattendu m’a cependant enchanté : après Jubbah, Mohamed m’a emmené dans un village oasis voisin, où un homme avait transformé une vieille maison en musée privé. La bâtisse en terre avait beaucoup de charme, et l’intérieur ressemblait à une caverne d’Ali Baba. Sur les murs, des tapis Sadu. Dans les vitrines, des pièces d’argent anciennes, des armes, des pointes de flèches, et, de toute évidence, des objets archéologiques récupérés sans autorisation sur les sites.

J’adore ces musées privés qui couvrent l’Arabie, beaucoup plus nombreux en Arabie Saoudite qu’en Oman d’ailleurs. Ces petites structures sont souvent pleines de passion et d’émotion.

Rien n’était vraiment mis en valeur ni présenté scientifiquement, mais l’ensemble avait une force et une atmosphère qui m’ont davantage marqué que les sites archéologique classés au patrimoine mondial de l’humanité.

Carnet de route à Haïl

Haïl m’apparaît comme une ville saoudienne particulière, presque une ancienne capitale alternative à Riyad. Elle fut longtemps le centre de la tribu des Shammar, rivale des Saoud, et garde encore aujourd’hui une identité forte. C’est peut-être cela qui me plaît dans cette ville : elle donne le sentiment d’incarner une histoire officieuse et silenciée…

Outre mes obligations professionnelles, un des aspects qui m’a conduit ici est le tissage traditionnel des tapis Sadu, reconnu par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité. Dans les marchés, je me suis mis en quête de ces tapis, qui portent les motifs géométriques hérités du mode de vie bédouin. Ils sont à la fois objets usuels et mémoire tribale.

Tapis Al-Saoud, souk traditionnel de Ha’il

Le soir, grâce à des amis du musée régional, je me suis retrouvé dans un lieu inattendu : un jardin-café tenu par un certain Abou Abdelaziz. Apiculteur de métier, il a transformé un terrain hérité, dans lequel se trouvaient quelques palmiers dattiers et un puits, en un espace de sociabilité. Avec l’aide de ses ouvriers venus du sous-continent indien, il a installé des bassins, des moteurs recyclés pour puiser l’eau. Même ce moteur est amusant à regarder car il est une pièce d’antiquités, fabriquée en Europe pour les colonies d’Inde.

Je me suis promené dans ce jardin des délices avec gourmandise car il correspondait, en plus ambitieux, au jardin que je rêve de réaliser sur mon lopin cévenol. De l’eau, du soleil, des arbres fruitiers. Des rêves.

L’hôte de ce café-musée a même inventé un système qui reproduit la pluie. Il actionne une machine et des grosses gouttes tombent du ciel, et nous devons courir pour nous protéger de la pluie sous un petit pavillon en bois. On entend alors les claquettes que fait l’averse sur le toit, ce qui est d’un romantisme achevé. Dans le désert de l’Arabie, se protéger de la pluie fût-elle artificielle, est vécu comme un bonheur rare.

Tout cela garde un caractère très rural, sans sophistication, mais d’une grande inventivité. Ce jardin improvisé est devenu un lieu de rencontre et de détente. Je m’y suis laissé surprendre par une abeille, qui m’a piqué l’oreille, mais cela n’a pas gâché la soirée.

Tous les matins, à partir de 6 heures, le café et le petit déjeuner sont servis pour les lève-tôt. Je n’ai pas compris si les collations étaient alors gratuites ou payantes.

De temps en temps, le maître des lieux fait résonner une cloche pour annoncer à qui le désire qu’il offre le café et un petit en-cas traditionnel.

J’y ai trouvé une atmosphère simple et hospitalière, quelques idées pour mon propre terrain, et beaucoup de nostalgie pour des espaces de rencontre et de conversation dans les villes surchauffées.

Le Pays où l’on n’arrive jamais, d’André Dhôtel, mon premier livre capital

Si Dhôtel est mon écrivain fétiche, c’est parce que son roman pour enfants m’a ouvert, par étapes, les voies de l’émotion littéraire. Et en y repensant, je me rends compte que c’est sans doute le livre qui a le plus compté pour moi dans mes débuts de lecteur.

Et le paradoxe, c’est que je ne l’ai pas lu très jeune.

Je n’étais pas un enfant lecteur. Ni un bon élève, ni un de ces petits singes savants qui écrivent de jolis poèmes que les adultes adorent. Aucun adulte n’a jamais pensé que j’étais brillant ou intéressant. Je vivais une vie d’enfant. Je ne lisais pas. Je ne faisais pas les choses qui intéressent les adultes.

À l’école, je faisais mon travail plus ou moins. C’est ainsi qu’en classe de sixième, quand la professeur de lettres nous a fait lire Le Pays où l’on n’arrive jamais, je me suis exécuté. J’ai vaguement fait les exercices demandés. Je me souviens de la couverture, mais pas d’un plaisir particulier à la lecture. Ni rejet, ni passion. Je me souviens surtout que, dès la première page, il y avait des mots que je ne comprenais pas — comme « beffroi » par exemple. Pour moi, ce n’était pas un livre qui donnait envie.

Et pourtant, il a dû travailler quelque part, en silence, dans les replis de ma mémoire.

Des choses se sont imprimées.

Arrivé à l’adolescence, quand j’ai commencé à me cultiver, à m’intéresser aux arts et aux lettres, je me souviens avoir vu à la télévision un documentaire sur André Dhôtel. À l’époque, il était encore vivant, un vieil homme extrêmement sympathique. Je lui ai trouvé beaucoup de charme, et, surprise, beaucoup de points communs avec moi : nous roulions nos cigarettes, nous vivions dans une campagne pas très belle mais où il faisait bon vagabonder, nous étudiions la philosophie sans en faire un enjeu majeur de notre vie.

Alors je me suis dit : Si cet homme-là est un « grand écrivain », comme le dit la voix de Pierre-André Boutang, il faut que je ressorte mon vieux livre de sixième.

Et vers mes 17 ans, je l’ai relu. Cette fois-ci, l’émotion fut immense. Probablement préparée par une première lecture sans conscience de soi. Après la lecture, pendant une semaine, je ne savais plus distinguer le rêve de la réalité. J’étais dans un état d’enchantement, non pas tant à cause de l’histoire ou des personnages, mais à cause des lieux, des territoires, des paysages.

À tel point que, quelques années plus tard, je suis allé faire les vendanges dans le nord de la France, en Champagne, dans l’espoir de m’approcher des Ardennes. Mais dans les Ardennes, chez Dhôtel, il n’y avait pas de vendanges à faire, pas de travail pour moi.

Ce type de mouvement raté, aller dans l’Aube pour me rapprocher des Ardennes, est assez typique des décisions hasardeuses des personnages de Dhôtel. Se rajoutait à la bizarre association Ardennes/Aube, une attirance réelle pour l’aube, ainsi que la lecture de Gaston Bachelard qui évoque ses promenades dans la campagne champenoise dans L’Eau et les Rêves. Tout se mélangeait dans mon esprit de cancre rêveur.

Vous comprenez peut-être un peu mieux pourquoi je sens que Le Pays où l’on n’arrive jamais fonctionne comme la préhistoire de la sagesse précaire. Existence floue, voyage incompréhensible, déterminisme absolu, décisions aléatoires, passions inextinguibles pour l’échec et l’émerveillement.

Puis, à l’université de philosophie à Lyon, j’ai rencontré mon ami Ben, que les lecteurs de ce blog connaissent bien. Lui aussi avait lu Dhôtel. Cette rencontre fut décisive : je découvrais que mon attachement à cet écrivain n’était pas une rêverie solitaire. Il y avait une communauté invisible de lecteurs, une intersubjectivité, autour de Dhôtel. Avec Ben, en camaraderie, nous avons commencé à lire ses autres livres. Et c’est là que ma passion s’est définitivement affirmée.

La France touristique en déclin silencieux

Le tourisme en France se porte encore bien. Mais cette année, un constat s’impose : le pays, pourtant première puissance touristique mondiale, montre des signes de déclin que la sagesse précaire a pu expérimentés de manière concrète.

Cela est apparu clairement dès notre arrivée, en voiture, depuis l’Allemagne où nous habitons, et la Suisse. En descendant les Alpes vers Lyon, où habite la mère du sage précaire, on remarque immédiatement la qualité exceptionnelle des routes et des ouvrages d’art. Mais en y regardant de plus près, on réalise que tout cela est hérité des Trente Glorieuses, période d’intense développement économique et d’infrastructures entre 1945 et 1975. Depuis cette époque, aucun investissement fondamental n’a été entrepris. Ni dans les ouvrages d’art, ni dans les transports. Même les trains que l’on utilise aujourd’hui datent de cette période.

En somme, l’attractivité touristique de la France repose quasi exclusivement sur son passé. Les sites que l’on visite relèvent de l’histoire longue, et les infrastructures encore en fonctionnement sont celles des décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale.

Un second constat nous est apparu en passant une nuit en bord de mer, à l’une des plages de la ville de Georges Brassens et de Paul Valéry. L’organisation des lieux est correcte, mais elle semble figée dans les années 1960. Surtout, la plage était loin d’être bondée. Et les visiteurs que nous avons croisés étaient presque exclusivement français, d’un âge moyen assez élevé. Peu de familles, peu de jeunes. Notre hôtel n’était pas mal mais la chambre était minuscule et nous a coûté 200 euros pour une nuit, petit-déjeuner inclus. C’est un prix exorbitant quand on compare avec les autres pays en bord de mer, surtout pour s’entendre dire à 11 heures du matin qu’il faudrait se presser pour partir !

Ce phénomène en dit long : lorsque la génération des baby-boomers aura disparu, une chute du tourisme intérieur et extérieur est certaine. Une chute qui ne sera plus seulement perceptible à l’œil nu, mais bien visible dans les chiffres.

Les jeunes générations, quant à elles, voyagent plus loin. Non pas parce que les plages étrangères sont plus belles, mais parce que les billets d’avion sont peu chers pour les jeunes, et que dans de nombreux pays, le coût de la vie est tellement bas que le surcoût du transport est vite amorti. Pour le coût d’une nuit à Sète au mois d’août, un étudiant français peut passer un mois au bord de l’océan indien.

Il rencontrera des jeunes gens d’autres pays, il sera accueilli avec le sourire, n’aura pas l’impression de se faire dépouiller, pratiquera l’anglais et des idiomes asiatiques, tombera amoureux dix fois et écrira des poèmes à la con sur le soleil qui se couche sur le monde et les étoiles qui ressemblent aux yeux de la fille à moitié droguée qu’il aura rencontrée la veille.

Il est donc urgent de tirer la sonnette d’alarme. Si la France veut conserver sa place dans un secteur aussi stratégique que le tourisme, il est indispensable de réinvestir massivement, et de changer de mentalité. Dans les infrastructures, les services, l’accueil, et dans l’expérience touristique prise dans son ensemble. Le réveil est nécessaire.

Première mesure : baissez les prix

Deuxième mesure : améliorez la bouffe

Troisième mesure : baissez les prix