André Dhôtel, 1900-1991, est un romancier qui a très fortement compté dans ma vie. J’ai lu pour la première fois un de ses livres avant l’adolescence : Le Pays où l’on n’arrive jamais, son plus grand succès. Je ne savais pas alors que c’était un grand écrivain. Pour moi, c’était juste un livre pour enfants. Mais ce roman m’avait fait rêver bien avant que je prenne au sérieux la lecture et que j’aime les livres.
C’est l’histoire de plusieurs enfants qui fuguent et qui partent à la recherche d’un parent, se retrouvant dans différents territoires ruraux et fluviaux, assez reconnaissables, et même triviaux du nord de la France, de la Belgique et des Pays-Bas. Mais André Dhôtel réussissait, sans sortir d’une réalité stricte, à faire naître des sensations de fantastique. À tel point que ce sont les Ardennes elles-mêmes qui deviennent, dans l’esprit du lecteur, un pays irréel.
J’ai lu d’autres livres de Dhôtel, en particulier ses livres pour adultes, quand je suis devenu moi-même un jeune adulte. Et là, évidemment, ces romans étaient moins bouillonnants que ses livres pour enfants, mais j’ai été étonné de retrouver dans ces textes des moments de narration où surgit une sensation de splendeur ou d’éclat. Quelque chose de splendide arrive dans une ambiance générale plutôt réaliste et populaire. Une beauté folle se révèle dans un paysage peu romantique.
Quelque chose d’impalpable me touchait car les paysages où j’ai grandi étaient, pour le coup, désolés : ni beaux ni laids, ruraux mais en partie industriels sans jamais être pittoresques, agricoles et sans charme… Ou plutôt, ruraux mais dont le charme était caché. Mes promenades d’enfant et d’adolescent devaient être soutenues par une forte capacité de rêverie pour transfigurer les terres froides du haut Dauphiné en sites prodigieux. L’art d’André Dhôtel consiste à faire apparaître des prodiges chez des gens médiocres, dans des environnements ternes, et cela me parlait beaucoup.
Et c’est ce que tous les lecteurs de Dhôtel disent et répètent à foison, sans réussir vraiment à exprimer ce qu’ils ressentent. Ce sont les mots de « merveilleux » ou de « fantastique » qui reviennent. On le dit, mais lui n’emploie jamais ces mots. Et surtout, on ne comprend jamais comment il parvient à nous donner cette sensation-là. Car le matériau qu’il utilise — les personnages, les paysages, les actions, les objets — tout est absolument banal.
Par ailleurs, Dhôtel était un homme extrêmement régulier et conventionnel. Professeur de philosophie jusqu’à la retraite, il menait une vie maritale, de fonctionnaire parfaitement ordinaire. Il n’était ni révolutionnaire, ni drogué, ni fasciste, ni vraiment de gauche, ni vraiment de droite. J’aimerais beaucoup savoir pour qui il votait. Et ses histoires n’ont rien qui permette d’être racontées avec feu. Ce sont des livres dont la banalité réaliste est difficile à décrire. On aime ces livres parce qu’il y a une rencontre entre un lecteur et un texte : sans cette rencontre intime, on ne peut se raccrocher à du contenu, des réflexions ou des partis pris ; il n’y a pas de discussion, pas de débat, pas de « culture » ni de conversation cultivée avec Dhôtel. Soit on n’a rien à en dire, soit on ne sait pas comment le dire.
Pour toutes ces raisons, ce qui marque le lecteur est un moment où tout bascule pour un personnage, c’est-à-dire un événement surgit. Cela peut être lié à l’amour ou à autre chose. Un moment de folie peut-être, de perte de repères pour quelqu’un, mais où, en même temps, surgit une sensation étrange, comme si tout s’éclairait.
Cet art de l’épiphanie est probablement lié à sa culture philosophique et à sa foi, car il était catholique. Mais sans jamais parler ni de philosophie, ni de religion dans ses textes. Ses personnages religieux sont de braves curés incultes qui convertissent des âmes de délinquants en chassant le lièvre ; on est loin de Bernanos. J’imagine que Dhôtel vivait concrètement un mysticisme à fleur de peau. Avec des croyances dans les anges et dans une réalité qui, parfois, peut présenter une splendeur divine.
Évidemment, tout cela ne fonctionne que pour quelques lecteurs. La plupart de ceux à qui j’en parlais, quand j’étais étudiant, avaient bien envie, par amitié pour moi, de le connaître. Ils faisaient un effort pour le lire, puis l’abandonnaient, trouvant cela ennuyeux, sans relief. Un ami lyonnais me rendit le roman que je lui avais prêté en soupirant : « Je me suis forcé à le finir, mais je dois avouer que pour moi aussi, ça a été une expérience pathétique. » Il m’avait emprunté le roman intitulé Le Village pathétique.
C’est que son œuvre est à la fois très singulière et extrêmement conventionnelle. De même que lui-même se promenait en costume et se fondait dans la masse des gens du peuple, de la population normale, il n’était en aucun cas un bohème, un provocateur, quelqu’un qui voulait montrer, dans son style ou dans sa façon d’être, qu’il était un marginal ou un homme extraordinaire. C’est dans cette normalité, cette convention, ce respect apparent des règles, qu’il effectuait des sorties complètement folles.
Un bon exemple de cela se voit dans La Chronique fabuleuse, publié la première fois en 1955. Deux amis partent en vadrouille, sans but et sans plan, et leur voyage est en partie une fugue, une errance, une randonnée, une dérive… mais loin de prendre l’allure branchée des dérives urbaines des contemporains situationnistes, leur balade prend tout aussi bien la forme de vacances de fonctionnaires. Les deux amis font des rencontres, dorment dehors, jouent de la trompette sur un talus, élaborent une méthode pour voir les anges, draguent des filles sans succès, on ferme le livre en n’ayant rien compris.
Pas étonnant que La Chronique fabuleuse soit élu « Livre préféré » du sage précaire dans la notice biographique de ce blog.