La chute de Michel Onfray, mais pas exactement comme je l’avais prophétisée​

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Écoutant les énormités qu’il proférait en 2021, en préparation des élections présidentielles de 2022, je prédisais dans ce blog une chute physique de Michel Onfray, un accident médical, je sentais chez lui monter une catastrophe intime touchant sa vitalité même.

Lire sur ce sujet : La Détresse de Michel Onfray

La Précarité du sage, juin 2021

Les émissions dont il se rend coupable depuis quelques semaines confirment ma prophétie mais d’une manière insoupçonnée. Le philosophe est devenu fou. Sa chute, je ne m’y attendais pas, est simplement psychique. Il se met à parler de multivers, d’astronomie délirante digne d’une secte sans queue ni tête. Il est passé de l’autre côté de la barrière sanitaire.

On a perdu Michel Onfray, mais loin d’être prostré, il se porte bien et bavarde à qui mieux mieux dans un climat de psychose grassouillette.

Il est devenu la risée des comédiens de réseaux sociaux, comme le montre le sketch de Guillaume Meurice diffusé hier dans son émission comique du dimanche. Pour faire rire, il n’y a même plus besoin d’interpréter les paroles d’Onfray : diffuser des séquences entières en l’état est suffisant.

Je pourrais prendre un ton compassé, comme quand on assiste à l’internement d’un ami pris de bouffées délirantes. Mais je me dis que la chute de l’écrivain peut se muer en une dernière période riche de sa carrière. On ne sait jamais : il va peut-être nous régaler avec des fusées réactionnaires de plus en plus maladives et chatoyantes ! Ne désespérons pas, au contraire, prions qu’Onfray termine sa carrière en feux d’artifice d’aliénés et nous gratifie de délires aussi drôles que poétiques.

Esclavagisme ou salariat : quel est le modèle préféré du sage précaire ?

Ce jour-là, où je me morfondais dans un embouteillage, je me suis dit que l’on traitait mieux un esclave que moi. J’avais accepté l’offre d’emploi de professeur dans un lycée privé de Montpellier, mais cela exigeait que je fasse le déplacement à mes frais, et donc deux heures de cours dans cet établissement situé en lointaine banlieue me bloquait une journée entière.

J’ai demandé qu’on me loge dans une cellule de moine, une chambrette quelconque. On aurait aménagé mon emploi du temps sur deux jours et j’aurais dormi sur place. C’était impossible.

Il y a des pensées qui traversent l’esprit comme une intuition désagréable, mais insistante. Et celle-ci en fait partie : et si l’esclavagisme était un système aussi digne que le salariat précaire du XXIe siècle ?

Solution pour trouver des professeurs dans vos collèges et vos lycées

La Précarité du sage, 2023

Cette idée n’est pas une provocation gratuite. C’est une hypothèse de lecture. Quand on écoute les discours politiques ou managériaux, on sent poindre cette nostalgie trouble d’un monde où le travail humain ne coûte rien, où il est docile.

Mais le plus troublant, c’est qu’aujourd’hui, dans certains cas, le salarié semble traité avec moins de considération que ce que recevrait un esclave dans un système rationnel. Prenons un exemple réel : celui d’un professeur de philosophie, affecté loin de chez lui, mal payé, contraint à de longs trajets quotidiens à ses frais, à préparer ses cours sur son propre temps, avec son propre matériel. Il n’a pas vraiment choisi son lieu de travail, son salaire est non négociable, et aucune aide n’est prévue pour le logement ou les transports. Sa liberté est théorique ; sa dignité, conditionnelle.

Imaginons maintenant un scénario absurde mais révélateur : le même professeur, non salarié cette fois, mais esclave. Supposons un lycée privé où l’on exploite des professeurs esclaves. Sur le papier, le patron y gagne : pas de salaires à verser. Et pourtant… dans ce cadre, j’aurais obtenu ma cellule de moine et n’aurait pas perdu ma vie dans les embouteillages. Il faut bien loger ces esclaves, les nourrir, les vêtir, les maintenir en état physique et mental pour qu’ils fassent correctement cours. Il faut aussi leur donner le temps nécessaire pour corriger les productions d’élèves

(combien de temps passeriez-vous à corriger une dissertation de philosophie ? Réponse libre compte tenu que vous êtes attendu au tournant que si vous faites mal votre travail, élèves et parents d’élèves se retournent contre vous. Alors combien de temps ? Et maintenant multipliez ce chiffre par 100 ou 200. Cela vous donnera une idée de ce que l’entrepreneur esclavagiste devra donner à ses professeurs pour qu’ils viennent à bout de leur tâche.)

L’héroïsme silencieux des professeurs français

La Précarité du sage, 2023

Car sans cela, les élèves fuiront, les parents ne paieront plus. L’entrepreneur perdra de l’argent. Il faudra donc, dans le cadre d’un esclavagisme banal, construire des dortoirs, des réfectoires, fournir des vêtements décents, organiser une vie collective supportable. En somme : assumer une série de coûts fixes bien plus élevés que le simple versement d’un salaire modeste.

On se rend compte alors que le salariat est une solution rusée : on transfère au salarié tous les coûts d’entretien. Le logement ? À lui de se débrouiller. La nourriture ? Pareil. Les vêtements, les trajets, les outils de travail, l’énergie nécessaire à la préparation des cours et à la correction ? On ne s’en occupe pas, on a déjà versé un salaire qui couvre tout cela. Le salariat, loin d’être une forme d’émancipation, est dans bien des cas une externalisation sophistiquée des coûts de l’esclavage. L’esclave coûte cher à l’achat et à l’entretien ; le salarié, lui, s’entretient tout seul.

C’est ici que Marx revient en force. Ce qu’il appelait l’ « aliénation », ce n’est pas seulement la dépossession du produit de son travail, c’est aussi la mise à distance de soi-même comme sujet. Le travailleur ne se reconnaît plus dans son labeur, dans ses conditions, dans les termes du contrat. Il devient étranger à sa propre activité, et accepte, par nécessité, des formes d’exploitation qu’il n’aurait jamais tolérées dans un autre contexte. L’aliénation n’est pas que physique ou économique, elle est existentielle.

Ceci étant dit, je suis satisfait de ne pas être un esclave car, en tant que sage précaire, je suis un petit malin et j’ai su tirer mon épingle du jeu : j’ai abandonné de lycée privé dès qu’un autre lycée, public celui-ci et plus proche de chez moi, m’a proposé un emploi de prof de philo. Evidemment, les élèves et le personnel du lycée privé ont dû me maudire, les parents d’élèves ont dû se plaindre, mais que voulez-vous, leur système basé sur la précarité des diplômés fonctionne moins bien que le bon vieil esclavagisme qui va probablement renaître de ses cendres.

Alors, esclavage ou salariat ? Le premier est une violence nue ; le second, une violence masquée. Dans les deux cas, il s’agit de faire produire sans payer le prix réel du travail. L’un choque, l’autre s’installe. L’un est illégal, l’autre est institutionnel. Mais l’horizon idéologique qu’ils partagent, c’est celui d’un monde où le travail de l’autre doit rapporter sans jamais coûter.

Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes

Je n’avais jamais entendu parler de ce livre. Je ne devrais pas le dire, parce qu’en réalité je passe trop de temps à me faire passer pour plus con que je ne suis. Toute ma vie, j’ai fait ça : me faire passer pour plus con que je ne suis. Et trop souvent, des gens prennent ça pour argent comptant. Ils pensent que c’est vrai.

Si je vous dis ça, c’est parce que la question de l’intelligence est une des grandes affaires de ma vie : être intelligent, devenir plus intelligent, mais aussi paraître intelligent ou paraître un peu con, se faire passer pour un imbécile. Ce n’est pas tant l’intelligence en soi qui est importante pour moi, mais tout cet ensemble de petites choses connexes. Et dès que j’ai entendu parler de ce roman, Des fleurs pour Algernon, dès que j’en ai entrevu à peine le sujet, je me suis dit : c’est pour moi, je dois le lire.

Dès que je l’ai vu à Paris, je l’ai acheté, sans même chercher à savoir. Et surtout, j’ai eu l’intuition de ne rien lire à propos de ce texte avant de le lire moi-même. Je sentais qu’il y avait quelque chose là qui allait m’intéresser personnellement.

En effet, le narrateur est un homme qui commence l’écriture d’un journal d’expérience en étant extrêmement bête. C’est un homme attardé, avec un QI de 68, à la limite de l’illettrisme, qui écrit de manière phonétique. Il devient intelligent grâce à un traitement médical. On suit ainsi l’évolution de son intelligence, ses effets positifs et négatifs sur sa vie sociale. Je n’en dis pas plus, pour ne pas dévoiler l’essentiel du récit, mais ce qui est sûr, c’est que le cœur du livre, c’est l’intelligence humaine et aussi de son augmentation artificielle.

Je me sens très proche de ce personnage, non dans son extrême bêtise du début, ni dans son extrême intelligence ensuite, mais dans ce parcours. Dans le fait d’être pris alternativement pour un faible d’esprit et pour un intellectuel. Tout cela me vient de mes études de philosophie : je voulais tenter ma chance avec de jeunes femmes sans les assommer avec des citations et des références, pour entretenir des relations plutôt que de les impressionner. J’ai donc travaillé à nourrir des conversations à teneur philosophique (sur l’amour, le désir, la foi, la morale, la politique) sans citer les auteurs qui m’avaient éclairé sur ces sujets. Cela a eu des effets contrastés qui au bout du compte me conviennent. Si certaines ont cru que je manquais de culture, j’ai obtenu des autres ce que je cherchais, comme Fontenelle le disait dans ses entretiens sur « La pluralité des mondes » : un équilibre entre le charme sensuel de l’interlocutrice et l’intelligence articulée de sa conversation, sans tomber ni dans la bestialité, ni dans la discussion d’intellectuels.

Ce qui m’a aussi marqué dans la nouvelle parue en 1956, c’est le rapport entre gentillesse et intelligence, amour et intelligence, perception de l’autre et intelligence. Par exemple, quand il est trop bête, le personnage voit telle femme comme une professeure sans charme, bienveillante mais maternelle et même un peu vieille. Quand il devient intelligent, il la considère avec une maturité sexuelle nouvelle et la trouve séduisante, au point de voir en elle une jeune femme. Il en tombe amoureux. Des phénomènes comme ceux-là me parlent confusément mais très fortement. Et pour la première fois, je me demande si je ne suis pas un peu sapiosexuel.

Redresser infatigablement les discours de haine

Cette vidéo dispense un message malsain sur l’islam qu’il convient de redresser. Je reprends pour toi, mon ami, chaque point énoncé par cet influenceur qui a probablement un bon fond mais qui s’égare pour produire sans s’en rendre compte un discours de haine.

Quand tu vas à la mosquée et que tu lis le coran, voici les valeurs qui grandissent en toi nécessairement :

1. L’obéissance aux lois de l’univers et l’usage de la raison pour tout ce qui relève de tes décisions et de tes choix.

2. Le respect des femmes qui ne sont jamais vues comme « inférieures » aux hommes. Au contraire, un homme qui maltraite une femme commet un péché.

3. La tolérance la plus absolue envers ceux qui « adorent ce que je n’adore pas » (coran, sourate 109). Aucune haine n’a jamais été professée envers les non-musulmans. En revanche, toutes les religions monothéistes promettent l’enfer, mais ça, au fond, c’est assez banal.

4. Une confiance dans l’esprit scientifique qui cherche à comprendre les lois de la nature. Le coran regorge d’observations simples de la nature en disant : « Il y a là un signe pour ceux qui savent réfléchir. » (coran, sourate 16, verset 11 parmi tant d’autres occurrences.) Les musulmans ont toujours été de grands scientifiques. La superstition, au contraire, est comme partout le fait des pauvres gens qui répètent des trucs de famille sans rapport avec la religion (je recommande de leur pardonner leur égarement en attendant qu’un système éducatif inclusif leur permette de s’instruire.)

5. La violence est proscrite, que ce soit violence physique, psychologique ou symbolique. Seule la défense est permise, avec des limitations car ce qui est recherché est toujours la paix, la concorde et l’entente, non la capitulation humiliante de l’agresseur (coran, sourate 9, verset 6).

Cet influenceur que je ne connais pas parle dans le média du philosophe Michel Onfray. Ce dernier a écrit le livre le plus faible sur l’islam qu’on puisse imaginer. C’était en 2016. Depuis, il est devenu salarié d’un milliardaire corrompu et réactionnaire pour diffuser – entre autres – la haine des musulmans.

La naissance de l’Islam dans un monde antique plein de sages et de mages

On a souvent tendance à penser que l’Islam naît au Moyen Âge, parce que son apparition au 6ᵉ siècle après J.-C. coïncide avec ce que l’Occident appelle le « haut Moyen Âge ». Mais cette classification est trompeuse. Pour comprendre les origines de l’Islam, il faut le replacer dans un monde qui relève encore de l’Antiquité. L’Arabie du 6ᵉ siècle n’est pas médiévale : elle ressemble davantage à l’Inde, à la Chine ou à la Grèce antiques, où les religions sont multiples et souvent marquées par des croyances et des pratiques que l’on qualifierait aujourd’hui de superstitieuses.

Dans cet univers, les formes de religiosité se répartissent en deux grands types. D’un côté, il y a les figures exceptionnelles : des sages, des mages, des prophètes, des gourous, des philosophes qui se distinguent par leur mode de vie qui font coïncider acquisition de connaissance et super pouvoirs. Ces figures de la sagesse antique méditent, jeûnent, enseignent à leurs disciples des vérités cryptiques, comme les maîtres zen. Parfois, souvent, ils sont considérés comme des thaumaturges capables de miracles. Dans l’histoire, quelques-uns de ces personnages ont laissé une empreinte durable : Pythagore, Socrate, Bouddha, Confucius, Jésus. Mahomet, au départ, s’inscrit dans cette longue lignée d’hommes qui cherchent la vérité et finissent par fonder des traditions religieuses nouvelles.

De l’autre côté, il y a la religion du peuple. Celle-ci est plus pragmatique : elle ne repose pas sur une quête existentielle, mais sur des gestes rituels, des prières et des offrandes destinées à influencer le cours des choses. La religion antique est souvent transactionnelle : on prie un dieu pour obtenir une récolte abondante, une victoire en guerre, une descendance ou une protection contre le malheur. Et surtout, on ne s’engage pas de manière exclusive envers une seule croyance. On peut aller d’un temple à l’autre, consulter différents sages, adopter une coutume religieuse un jour et une autre le lendemain. L’Arabie préislamique ne fait pas exception : les tribus adorent des divinités locales, rendent hommage aux esprits et aux ancêtres, et reconnaissent des lieux sacrés comme la Kaaba, où des pèlerinages rassemblent divers cultes.

Mais au sein de cet espace religieux mouvant, il existe déjà des germes de monothéisme. L’Arabie du 6ᵉ siècle n’est pas isolée. Les marchands et voyageurs arabes sont en contact avec des juifs, des chrétiens, des zoroastriens. C’est dans ce contexte que Mahomet commence à prêcher.

Lui-même connaît ces différentes traditions. Il dialogue avec des juifs et des chrétiens, il s’inscrit dans une recherche de continuité avec la foi d’Abraham, de Moïse et de Jesus. Mais là où il se distingue des autres sages, c’est dans la force et la radicalité de son message : l’affirmation d’un monothéisme absolu, dépouillé de toute ambiguïté, et l’idée que cette foi doit être pratiquée par tous, pas seulement par des gourous et des prêtres qui se sacrifient pour les autres.

Pendant la vie du prophète, l’islam était une pratique orale, sans texte sacré écrit. Ce sont des fidèles qui ont commencé à mettre le coran par écrit comme on le ferait d’une musique enchanteresse qu’on voudrait mettre en partitions pour la reproduire et l’enseigner.

Mais ce qui inscrit le prophète encore davantage dans cette communauté des sages antiques, c’est l’effort qui a été fait pour collecter et collectionner les entretiens et déclarations de Mohammed, dans des ouvrages que l’on connaît sous le nom de Hadith. On les lit, encore aujourd’hui, avec respect mais sans leur prêter le même caractère sacré que l’on donne au Coran. Moi je les lis avec le même esprit d’émerveillement que celui qui m’animait quand je lisais les Entretiens de Confucius, les anecdotes obscures de Zhuang Zi, ou les fragments d’Héraclite.

Ceux qui voient Mohammed comme un imposteur n’ont vraiment rien compris. Pendant l’antiquité il n’y avait pas de faux ni de vrais prophètes. Il y avait des prophètes, des sages et des fous qui donnaient des leçons à la terre entière, et le bon peuple se moquait d’eux.

Lire Onfray, regretter Onfray ? À propos de « Théorie du voyage »

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Il y a des livres que l’on découvre trop tard et dont l’absence dans nos propres travaux devient un regret intellectuel. Théorie du voyage de Michel Onfray (2010) en fait partie. Lorsque j’écrivais ma thèse sur la philosophie du récit de voyage, ce livre aurait pu y figurer, ne serait-ce que pour comprendre une certaine perception du voyage en France au tournant du XXIe siècle. Pourtant, je l’avais ignoré. Aujourd’hui, je mesure ce qu’il aurait pu apporter, non pas tant pour ses qualités, mais pour ce qu’il révèle des lieux communs qui structurent encore le discours sur le voyage.

Dans le panorama de la littérature de voyage, Onfray est un personnage en entre-deux. Trop jeune pour appartenir au mouvement de la « littérature voyageuse » des années 1990 réunis autour de Michel Le Bris, trop vieux pour faire partie des néo-explorateurs dont la tête de file est Sylvain Tesson, nés dans les années 1970. Ni compagnon de route des anciens soixante-huitards reconvertis dans un certain néo-conservatisme, ni figure emblématique de cette vieille vague de jeunes voyageurs commerciaux, il occupe une position indécise, flottante. C’est peut-être cela qui rend son livre symptomatique d’une certaine conception du voyage, à la fois banale et datée.

Onfray y propose une vision du voyage qui se veut poétique, mais qui se vautre souvent dans le cliché. Exemple frappant, cette longue citation de la page 115 :

J’aime les espaces jaunes du colza, verts du blé en herbe, violets ou mauves de la lavande, j’aime voir les rivages découpés (…) Lacs, rivières, étangs, marécages transformés en miroirs violents par le soleil. J’aime voir passer les voitures, petites traces lentes sur les routes, filer les trains, longs serpents ondulants, glisser les péniches lourdes et lentes, ou marcher les humains futiles et essentiels.

L’intention est évidente : écrire un texte empreint de lyrisme, mais le résultat est d’une pauvreté affligeante. Les couleurs primaires des paysages, les formes élémentaires du monde, des phrases que pourrait rédiger un enfant à l’école. Rien d’inédit, rien qui fasse surgir un regard singulier sur le voyage.

Le plus regrettable, cependant, n’est pas tant cette prose convenue que l’absence d’un véritable dialogue avec les écrivains voyageurs. Certes, Onfray cite Nicolas Bouvier, mais de manière anecdotique, sans approfondir. Il ne semble pas s’intéresser à la littérature de voyage contemporaine, ignorant des auteurs comme Jean Rolin ou Baudrillard, qui avaient pourtant déjà exploré des territoires similaires. Son approche reste prisonnière d’une opposition éculée entre voyageur et touriste, comme s’il n’existait pas déjà une littérature critique sur ce sujet – on pense notamment aux travaux de Jean-Didier Urbain.

Onfray croit se démarquer sur un point : il défend la vitesse contre la lenteur. Contrairement à la tendance qui fait de la lenteur une posture subversive, il assume la modernité du voyage rapide et préfère l’avion aux pérégrinations interminables. Sur ce point, je ne suis pas en désaccord. J’avais moi-même critiqué dans mon propre livre l’idée selon laquelle la lenteur serait en elle-même une forme de résistance. Cependant c’est tellement XXe siècle cette opposition ! Et puis surtout, défendre l’usage de l’avion au XXIe siècle sans même aborder les enjeux environnementaux ou énergétiques, c’est rester désespérément ancré dans une vision du voyage qui ne dépasse pas le stade du débat de café du commerce.

Finalement, Théorie du voyage est un livre utile, mais malgré lui. Il représente l’exemple parfait du discours convenu sur le voyage, une illustration de ce que l’on peut qualifier de banalité du voyageur philosophe. En cela, il devient un bon point de départ, dans le cadre d’un article de critique ou de recherche, pour mettre en valeur tout autre texte qui, lui, proposerait une véritable réflexion sur l’acte de voyager. À défaut d’être un livre marquant, il sert au moins de repoussoir.

André Dhôtel, écrivain du basculement invisible

André Dhôtel, 1900-1991, est un romancier qui a très fortement compté dans ma vie. J’ai lu pour la première fois un de ses livres avant l’adolescence : Le Pays où l’on n’arrive jamais, son plus grand succès. Je ne savais pas alors que c’était un grand écrivain. Pour moi, c’était juste un livre pour enfants. Mais ce roman m’avait fait rêver bien avant que je prenne au sérieux la lecture et que j’aime les livres.

C’est l’histoire de plusieurs enfants qui fuguent et qui partent à la recherche d’un parent, se retrouvant dans différents territoires ruraux et fluviaux, assez reconnaissables, et même triviaux du nord de la France, de la Belgique et des Pays-Bas. Mais André Dhôtel réussissait, sans sortir d’une réalité stricte, à faire naître des sensations de fantastique. À tel point que ce sont les Ardennes elles-mêmes qui deviennent, dans l’esprit du lecteur, un pays irréel.

J’ai lu d’autres livres de Dhôtel, en particulier ses livres pour adultes, quand je suis devenu moi-même un jeune adulte. Et là, évidemment, ces romans étaient moins bouillonnants que ses livres pour enfants, mais j’ai été étonné de retrouver dans ces textes des moments de narration où surgit une sensation de splendeur ou d’éclat. Quelque chose de splendide arrive dans une ambiance générale plutôt réaliste et populaire. Une beauté folle se révèle dans un paysage peu romantique.

Quelque chose d’impalpable me touchait car les paysages où j’ai grandi étaient, pour le coup, désolés : ni beaux ni laids, ruraux mais en partie industriels sans jamais être pittoresques, agricoles et sans charme… Ou plutôt, ruraux mais dont le charme était caché. Mes promenades d’enfant et d’adolescent devaient être soutenues par une forte capacité de rêverie pour transfigurer les terres froides du haut Dauphiné en sites prodigieux. L’art d’André Dhôtel consiste à faire apparaître des prodiges chez des gens médiocres, dans des environnements ternes, et cela me parlait beaucoup.

Et c’est ce que tous les lecteurs de Dhôtel disent et répètent à foison, sans réussir vraiment à exprimer ce qu’ils ressentent. Ce sont les mots de « merveilleux » ou de « fantastique » qui reviennent. On le dit, mais lui n’emploie jamais ces mots. Et surtout, on ne comprend jamais comment il parvient à nous donner cette sensation-là. Car le matériau qu’il utilise — les personnages, les paysages, les actions, les objets — tout est absolument banal.

Par ailleurs, Dhôtel était un homme extrêmement régulier et conventionnel. Professeur de philosophie jusqu’à la retraite, il menait une vie maritale, de fonctionnaire parfaitement ordinaire. Il n’était ni révolutionnaire, ni drogué, ni fasciste, ni vraiment de gauche, ni vraiment de droite. J’aimerais beaucoup savoir pour qui il votait. Et ses histoires n’ont rien qui permette d’être racontées avec feu. Ce sont des livres dont la banalité réaliste est difficile à décrire. On aime ces livres parce qu’il y a une rencontre entre un lecteur et un texte : sans cette rencontre intime, on ne peut se raccrocher à du contenu, des réflexions ou des partis pris ; il n’y a pas de discussion, pas de débat, pas de « culture » ni de conversation cultivée avec Dhôtel. Soit on n’a rien à en dire, soit on ne sait pas comment le dire.

Pour toutes ces raisons, ce qui marque le lecteur est un moment où tout bascule pour un personnage, c’est-à-dire un événement surgit. Cela peut être lié à l’amour ou à autre chose. Un moment de folie peut-être, de perte de repères pour quelqu’un, mais où, en même temps, surgit une sensation étrange, comme si tout s’éclairait.

Cet art de l’épiphanie est probablement lié à sa culture philosophique et à sa foi, car il était catholique. Mais sans jamais parler ni de philosophie, ni de religion dans ses textes. Ses personnages religieux sont de braves curés incultes qui convertissent des âmes de délinquants en chassant le lièvre ; on est loin de Bernanos. J’imagine que Dhôtel vivait concrètement un mysticisme à fleur de peau. Avec des croyances dans les anges et dans une réalité qui, parfois, peut présenter une splendeur divine.

Évidemment, tout cela ne fonctionne que pour quelques lecteurs. La plupart de ceux à qui j’en parlais, quand j’étais étudiant, avaient bien envie, par amitié pour moi, de le connaître. Ils faisaient un effort pour le lire, puis l’abandonnaient, trouvant cela ennuyeux, sans relief. Un ami lyonnais me rendit le roman que je lui avais prêté en soupirant : « Je me suis forcé à le finir, mais je dois avouer que pour moi aussi, ça a été une expérience pathétique. » Il m’avait emprunté le roman intitulé Le Village pathétique.

C’est que son œuvre est à la fois très singulière et extrêmement conventionnelle. De même que lui-même se promenait en costume et se fondait dans la masse des gens du peuple, de la population normale, il n’était en aucun cas un bohème, un provocateur, quelqu’un qui voulait montrer, dans son style ou dans sa façon d’être, qu’il était un marginal ou un homme extraordinaire. C’est dans cette normalité, cette convention, ce respect apparent des règles, qu’il effectuait des sorties complètement folles.

Un bon exemple de cela se voit dans La Chronique fabuleuse, publié la première fois en 1955. Deux amis partent en vadrouille, sans but et sans plan, et leur voyage est en partie une fugue, une errance, une randonnée, une dérive… mais loin de prendre l’allure branchée des dérives urbaines des contemporains situationnistes, leur balade prend tout aussi bien la forme de vacances de fonctionnaires. Les deux amis font des rencontres, dorment dehors, jouent de la trompette sur un talus, élaborent une méthode pour voir les anges, draguent des filles sans succès, on ferme le livre en n’ayant rien compris.

Pas étonnant que La Chronique fabuleuse soit élu « Livre préféré » du sage précaire dans la notice biographique de ce blog.

De la « moraline »

Un concept nietzschéen mal compris

Glyptothèque de Munich

Le terme « moraline » revient souvent dans les débats contemporains, mais on oublie souvent d’où il vient et ce qu’il signifie vraiment. Ce concept a été forgé par Friedrich Nietzsche, philosophe allemand du XIXe siècle, dans sa critique de la morale conventionnelle. Nietzsche n’est pas opposé à la morale en tant que réflexion sur le bien et le mal, mais il dénonce une morale qui se limite à un discours larmoyant et inefficace, cherchant à attendrir plutôt qu’à inciter à l’action.

Pourquoi Nietzsche parle-t-il de « moraline » ?

Le choix du mot « moraline » n’est pas anodin. Au XIXe siècle, les sciences du vivant voyaient l’apparition de nombreux termes en « -ine » : morphine, quinine, cocaïne, strychnine, et Nietzsche les connaissaient à cause de son état de santé qui l’a poussé à s’intéresser à la médecine. Ces substances, qu’elles soient produites naturellement par le corps ou ingérées sous forme de médicaments, modifient nos perceptions et notre état physique sans nécessairement avoir un impact direct sur le monde extérieur. Nietzsche dénonce ainsi la « moraline » comme une sorte de « vitamine de la pensée », une drogue intellectuelle qui nous fait sentir vertueux sans provoquer de changement réel dans le monde.

Un exemple de discours sous l’effet toxique de la moraline

Prenons l’exemple de la critique des milliardaires. Dire qu’il est injuste qu’une poignée d’individus accapare une immense richesse tandis que la pauvreté se répand peut relever de la « moraline » si cette critique reste purement plaintive. En effet, ce constat n’entraîne pas forcément d’action et ne change en rien la réalité du pouvoir économique. Un nietzschéen critiquerait ici une posture victimaire qui permet de se complaire dans l’indignation sans chercher à modifier les rapports de force existants.

Sans moraline, le phénomène est perçu comme le résultat logique d’une série de décisions qui favorise quelques hommes au détriment de tous les autres, avec la collaboration de ceux qui pâtissent de cette situation inique. C’est ni bien ni mal.

Une critique utilisée à droite comme à gauche

L’accusation de « moraline » peut être récupérée aussi bien par les conservateurs que par les progressistes.

  • La droite réactionnaire s’en sert pour dénoncer ceux qui critiquent l’ordre établi. Par exemple, des commentateurs comme Pascal Praud sur CNews ridiculisent les critiques des milliardaires en les traitant de « ratés » ou de « médiocres ». Selon cette logique, les milliardaires mériteraient leur fortune parce qu’ils ont su exploiter les règles de la finance à leur avantage. Et comme de nombreuses personnes travaillent pour les milliardaires, ces derniers passent pour des bienfaiteurs qui « créent des emplois ». Dénoncer l’injustice reviendrait à haïr « la réussite » et faire preuve de jalousie.
  • La gauche radicale, elle, peut aussi dénoncer la « moraline » pour critiquer ceux qui se contentent de discours indignés sans agir concrètement. Dire que l’accumulation des richesses est injuste ne suffit pas : il faut réinstaurer un rapport de force et organiser une redistribution active des richesses. Sortir de la moraline pour aller chercher l’argent où il se trouve et le donner à qui se l’approprie. C’est la position de mouvements révolutionnaires, qui valent probablement mieux que La France Insoumise, dont le programme reste au final très modéré. Les révolutionnaires prônent des actions concrètes plutôt que de simples discours indignés.

Moraline et Opium du peuple

En fin de compte, Nietzsche nous met en garde contre une morale qui sert uniquement à nous apaiser, à nous donner bonne conscience, sans nous pousser à agir. La « moraline » est un anesthésiant intellectuel : elle nous fait ressentir un malaise face à l’injustice, mais nous empêche de la combattre efficacement. Dans les mêmes années, Karl Marx utilisait aussi une métaphore médicale, en parlant de la religion comme de « l’opium du peuple ».

Nietzsche était un sage précaire qui n’a jamais milité dans un parti politique. Comme tous les sages précaires, il profite des situations en place et des rapports de domination en cours. Il tire son épingle du jeu et dit à ses contemporains : « ne faites pas comme moi. Critiquez-moi si vous le voulez, traitez-moi d’égoïste et de parasite autant que vous le voudrez, car tant que vous n’agissez pas, vos jugements moraux ne sont que des comprimés de moraline. »

Comment reconnaître une mauvaise idée politique ?

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Toutes les idées politiques ne se valent pas. Si la liberté d’expression garantit à chacun le droit de s’exprimer, cela ne signifie pas que toutes les idées doivent être considérées comme équivalentes. Certaines idées sont nocives pour le corps social, et il est crucial de les identifier pour protéger la santé collective.

Une analogie avec la santé du corps

Les idées, comme les états du corps, peuvent être saines, bénignes ou malades. Et les maladies peuvent être vues de manière plus ou moins négative :

Une maladie immuno-dégénérative sans traitement est un enfer sur terre.

Un corps atteint d’un cancer peut retrouver la santé mais après une épreuve terrible.

Une gastro-entérite peut faire mal mais ça passe et ça permet de se purger au bout de quelques jours.

Ses maladies sont naturelles et inévitables, elles témoignent d’un mauvais état du corps, tout comme une société traversée par des idées destructrices. Ces idées, chacun de nous peut en être atteint, comme des maladies citées plus haut ; il n’y a pas lieu ni de les respecter, ni de les interdire.

Il existe aussi des états de santé, des conditions, qui ne sont en rien handicapante mais qui reflètent un dysfonctionnement. Une calvitie par exemple, bien que non pathologique, ne représente pas un idéal de santé. Ainsi, une idée politique peut être problématique sans être immédiatement toxique.

Les idées nocives : un diagnostic

Une idée peut donc être qualifiée de médicalement dangereuse, de saine, de temporairement malsaine, ou de discutable, comme un cancer, un état de forme rayonnant, une gastro ou une calvitie.

Lorsqu’elle prône l’exclusion ou la persécution d’une partie de la société, l’idée est cancéreuse. Le racisme, l’antisémitisme ou les théories comme le “grand remplacement” en sont des exemples. Ces idées envisagent le corps social comme malade, identifiant un groupe comme une “tumeur” à extraire pour retrouver une prétendue pureté. Historiquement, ces visions ont conduit à la violence, à la division, et à la destruction de la paix sociale.

En 1572, l’idée selon laquelle les protestants sont une maladie qui rongent la santé de la France, est répandue dans le royaume, et elle est parfaitement naturelle. Elle est aussi naturelle que la maladie. Mais la prendre pour boussole de l’action est aussi absurde que si l’on prenait l’état fiévreux comme l’état idéal d’un corps, auxquels tous les corps devaient tendre.

Le bien commun comme boussole

Les idées saines visent le bien commun, l’inclusion et la justice sociale. Une société ne peut prospérer que si elle rejette les logiques d’accaparement des richesses et d’exclusion. Par exemple, défendre l’existence de milliardaires toujours plus riches est une idée nocive. Cela ne signifie pas qu’il faut persécuter les milliardaires, mais leur situation doit être réformée pour favoriser une meilleure répartition des richesses et une cohésion sociale.

L’importance du « bien commun » dans la réflexion du sage précaire signe son inscription dans la philosophie des Lumières, donc dans le libéralisme de droite que j’assume. Ceux qui défendent la présence de milliardaires, comme Sarah Knafo et Éric Zemmour, ne défendent pas un modèle liberal, mais une idée anti-républicaine. Du point de vue du bien commun, il est sain que des gens soient plus riches que d’autres, dans la mesure où leur fortune provient directement de leur activité, mais il est nocif que quelques individus accaparent des ressources colossales, les fassent disparaître dans des paradis fiscaux, et empêchent à la « richesse des nations » de circuler dans le corps social.

Par conséquent, le libéral bon teint que je suis souhaite la saisie en douceur de tous les biens de nos milliardaires et l’installation de chacun de ces anciens milliardaires dans une maison modeste et confortable de la province de leur choix, où ils pourront couler des jours heureux, entourés de leur famille, et dans la beauté sans tache d’un potager. Leurs milliards, eux, serviront à financer nos services publics.

Le rôle de la liberté d’expression

Être attaché à la liberté d’expression, comme un libéral peut l’être, ne signifie pas renoncer à critiquer des idées toxiques. Laisser les idées s’exprimer ne signifie pas les valider. Le débat démocratique exige de distinguer les idées constructives de celles qui fragilisent le tissu social.

En somme, reconnaître une mauvaise idée politique repose sur un principe simple : est-elle bénéfique pour la société dans son ensemble, ou engendre-t-elle des divisions et de la misère ? Les idées racistes, exclusives ou concentrées sur l’intérêt d’une minorité fortunée ne peuvent que nuire à la santé d’une société ou d’un pays.

Méditons à coups de millions – Riyadh International Philosophy Conference 2024

La quatrième conférence internationale de philosophie qui se tient à Riyad est, semble-t-il, un événement aussi spectaculaire qu’énigmatique. Sous le prisme de la sagesse précaire, ce billet tente de rendre compte d’une expérience qui oscille entre fascination et perplexité.

Ce qui frappe avant tout, c’est la grandeur ostentatoire de l’organisation. La Bibliothèque nationale du roi Fahad, entièrement mobilisée pour l’occasion, est transformée en un véritable palais des merveilles technologiques et esthétiques : tunnel digitalisé à l’entrée, fauteuils de luxe pour le public et les intervenants, écrans gigantesques, et une mise en scène qui évoque davantage une soirée de gala ou un salon de haute couture qu’un colloque philosophique. Même les pauses café ressemblent à un festival gastronomique, avec des serveurs attentifs et une profusion de petits fours.

Cependant, cette mise en scène spectaculaire semble éclipser l’essentiel : la philosophie elle-même. Entre des panels dispersés sur plusieurs scènes, un public clairsemé et une surenchère de distractions visuelles et matérielles, il devient difficile d’évaluer la pertinence des idées échangées. La question centrale reste : que reste-t-il de l’esprit critique et de la quête de sagesse dans cet événement à plusieurs millions de dollars ?

Cette impression de luxe interroge le philosophe qui sommeille en moi. Pour la sagesse précaire, la vraie philosophie se trouve-t-elle dans l’éclat d’une mise en scène somptueuse, ou bien dans la simplicité d’une parole partagée, capable de toucher les esprits et d’animer un débat essentiel ? À ce jour, l’étonnement prédomine. Reste à voir si, au-delà du décor, une sorte de motivation intellectuelle émerge des discussions.