Viol de Nankin (5). Du nom

Comment faut-il appeler cet événement ? Viol ? Massacre ? La question est très importante, en Chine surtout. Comme je m’en aperçus en 2006, mes étudiants de Shanghai utilisaient des mots différents des nôtres pour les mêmes événements :

Eux, « Grand massacre des juifs ». Nous, « Génocide ».

Eux, « Grand massacre de Nankin ». Nous, « Viol ».

Eux, « Evénement d’avril-juin 1989 ». Nous, « Massacre de la place Tiananmen ».

Mon billet de cette époque s’intitulait donc « Massacres, viols et événements« , mais cherchait surtout à dénoncer le silence des autorités concernant le souvenir de la place Tiananmen. A cette époque, ce qui me troublait, c’était surtout la capacité du gouvernement à faire oublier l’histoire récente, sa capacité à en réduire la gravité. Et pour ce qui concernait mon quotidien, je voulais savoir jusqu’où je pouvais aller dans la discussion de ces sujets sensibles. La réponse est : je pouvais aller aussi loin que je le voulais, je ne faisais l’objet d’aucune pression, d’aucune censure à l’université.

Mais voilà, le mot même de « viol » n’est pas repris par les Chinois, et je serais assez d’accord avec eux. On ne se relève pas facilement d’un viol, car, à la différence d’un massacre, y est attachée une honte fondamentale. Dans un viol, la victime est doublement victime : elle a subi l’assaut d’un agresseur, et elle se sent coupable d’avoir été impuissante. Dans un viol, il y a toujours la suspicion que la victime était peut-être, à un certain niveau, consentante.

Et puis l’idée de viol ouvre à des notions qui dépassent complètement le domaine de la politique, des relations internationales et des lois de la guerre. On touche à la masculinité de la population (« vous n’êtes pas des vrais hommes, vous ne vous êtes pas battus jusqu’à la mort comme des kamikases »), à sa dignité (« vous n’avez pas été capables de protéger vos femmes »), enfin à des notions plus psychologiques que politiques.

Avec le mot « massacre », on insiste sur la barbarie de l’ennemi. On évite de juger la victime, et celle-ci peut tenter de se reconstruire, dans l’opposition symbolique à l’ennemi. Au contraire, les victimes de viols, comme on le voit avec les gens qui furent victimes d’abus sexuels au sein de l’église catholique, ne politisent pas leur combat. Ils demandent des réparations et cherchent à oublier.

Oui, mais Nankin, c’est justement le souvenir, la ville-memoriale, et certainement pas l’envie d’oublier. Inversement, l’opposition aux Japonais n’est vraiment pas constructive, si j’en crois ce que j’ai vu. Alors que faire ?

Viol de Nankin (2), de la folie

Hiver 1937. La capitale de la jeune république de Chine se trouve à Nankin, non loin de Shanghai.

Les Japonais se sont préparés à la guerre depuis les humiliations qu’ils ont subies de la part des Occidentaux au XIXe. La nation japonaise est devenue profondément militariste, guerrière, nationaliste, prête à tout pour devenir la plus grande puissance asiatique.

Ils ont déjà battu la Chine lors de plusieurs conflits, et ils ont même battu les Russes, ce qui a défrayé la chronique occidentale. L’Asiatique peut battre le Blanc sur le terrain militaire.

En 1937, ils déclarent la guerre contre la Chine et la bataille de Shanghai commence. A surprise de l’état major nippon, Shanghai résiste. La Chine est plus difficile à conquérir que prévu. Shanghai tombée, les Japonais fondent sur la capitale et se livrent à un véritable carnage. Ils tueront et ils violeront sans discontinuer pendant des semaines, même et surtout lorsque la capitale sera tombée. C’est pourquoi une expression se fait jour pour décrire cet événement : le « viol de Nankin ».

Dans la suite de la guerre, jusqu’en 1945, il n’y a pas eu d’autres exemples d’une ville sur laquelle on s’acharna à ce point. Quand on lit les témoignages, non seulement des anciennes victimes, mais des Japonais eux-mêmes, militaires, repsonsables ou journalistes, et des quelques Occidentaux qui étaient encore présents sur place, on ne comprend pas ce qui s’est passé.

C’est peut-être pour cela qu’Iris Chang s’est suicidée en 2004, sept ans après avoir écrit The Rape of Nanking. Elle a passé des années à travailler sur son livre sans pouvoir comprendre comment des hommes pouvaient aller si loin dans l’horreur. Comment une armée peut, collectivement, agir non comme des bêtes, car les bêtes ne font jamais rien de tel, mais comme des malades, des fous furieux, et laisser libre cours à tout ce qu’une âme peut receler de sadisme ? 

Ils n’obéissaient pas à des ordres. Le chef de l’armée aurait, au contraire, voulu que les Japonais soient conquérants et irréprochables. Tout le monde croyait, d’ailleurs, et les Occidentaux les premiers, qu’une fois le pouvoir passé au Japon, les services, les industries et la sécurité n’en fonctionneraient que mieux.

Or, quelque chose d’obscur s’est déclenché chez les Japonais, quelque chose de trop fort pour eux, et ils humilièrent les hommes autant qu’ils le purent avant de les tuer. Et ils violèrent autant qu’ils purent, des petites filles aux vieillardes, et de la manière la plus grossière. Ils violèrent collectivement, insatiables, fascinés et incontrôlés.

Apparemment, c’est pour faire cesser cette folie sexuelle que le gouvernement japonais a créé un système de bordels militaires, avec des femmes coréennes par centaines de milliers, réquisitionnées pour la cause.  

Civilisation féminine ?

Du coup, je me pose des questions. Dans mon premier blog, Nankin en douce, je parlais beaucoup de femmes chinoises. J’écrivais un blog pour exprimer l’enchantement qui était le mien à leur contact. Que ce fût des amoureuses, des amies, des collègues, des étudiantes, elles accompagnaient ma vie et la rendaient plus facile. De nombreuses femmes occidentales me reprochaient soit d’abuser de ces femmes, soit au contraire d’être naïvement abusé par des manipulatrices. C’est comme si, dans une situation post-coloniale, il était impossible d’avoir une relation égalitaire interraciale. 

La première année de ma vie en Chine, malgré tout, j’étais ravi par cette présence féminine que je sentais partout, et dans laquelle je me sentais baigné. Je pensais faire l’expérience d’une « civilisation féminine ».

A l’opéra traditionnel, la féminité ma paraissait avoir trouvé une expression ultime, irrésistible. Dans la littérature, avec le roman des romans, Le rêve dans le pavillon rouge, je me trouvais à nouveau dans une oeuvre où les femmes étaient l’élément vivant, essentiel. Je paraphrasais Nietzsche, qui disait que la Grèce du Ve siècle avant J-C, que la France du XVIIe siècle, avaient développé l’art de la masculinité à son niveau le plus élevé. Je voyais en Chine une culture de la féminité qui avait travaillé pendant des siècles pour raffiner l’art d’être une femme. Un art d’être, de bouger, de parler, qui atteignait une sophistication presque insupportable pour l’homme sensible arrivé d’ailleurs.

En lisant Pierre Loti, je me demande si je ne suis pas tout simplement un néo-colonialiste moi-même, dans le seul fait d’avoir vu tant les femmes et si peu les hommes. N’est-ce pas une manière de se sentir inconsciemment en « terre conquise » que de voir des femmes charmantes partout, et de ne voir que cela ? J’avais des moments de doutes là-bas aussi, je m’interrogeais sur mon éventuel « néocolonialisme sentimental« .

Je suis gêné aux entournures, en lisant Loti, du style esthète de ce petit mec qui parle des femmes étrangères comme si elles étaient de beaux objets. Je me demande avec mélancolie si je ne faisais pas cela, moi aussi.

Pierre Loti : « Je t’avais prise pour m’amuser »

kitagawautamaro_flowersofedo.1265461377.jpgKitagawa Utamaro

Trois récits de Loti racontent l’histoire d’un Européen qui arrive dans un pays du Proche-Orient, d’Asie ou d’Océanie, se marie avec une femme du coin, et s’en va a la fin en abandonnant la femme.

Loti a peut-être créé, pour cette raison, une forme d’érotisme exotique. L’exotisme est par définition lié à l’érotisme, car traditionnellement, l’étranger inquiète, dérange, effraie : l’ailleurs devient exotique lorsqu’il n’est plus dangereux, et alors il inspire des désirs de domination. Domination, sexualité et voyage, nous abordons avec Loti la complexe question de la littérature coloniale.

Quand l’étranger devient pictural, pittoresque, sexuellement attrayant, c’est qu’il est devenu accessible et inoffensif. Pour le rendre inoffensif, il a fallu le contrôler, le dominer, c’est pourquoi l’exotisme comme catégorie esthétique est souvent inséparable de la catégorie politique du colonialisme et de l’impérialisme.

Pierre Loti (1850-1923) n’était pas colonialiste stricto sensu mais il collabora toute sa vie à une armée colonialiste. Officier de marine, il a eu des prises de position courageuses lors de la conquête de l’Indochine, publiant un livre qui fit de grandes vagues sur la cruauté des Français au Vietnam.

Il voit dans les pays visités des civilisations féminines. Dans ses récits, on rencontre souvent des femmes et très peu d’hommes. Au Japon, il choisit une femme mignonne, et s’il s’ennuie vite avec elle, il n’oublie pas de la regarder et de dresser des petits portraits :

 « Après vient la toilette de nuit. Avec une certaine grâce, elle laisse tomber la robe du jour pour en mettre une plus simple, en toile bleue, qui a les même manches pagodes, la même forme, moins la traîne, et qu’elle s’attache aux reins par une ceinture en mousseline de couleur assortie. »  

Dans Madame Chrysanthème (1887), un officier de la marine décide de se marier avec une Japonaise avant même d’accoster. Le mariage avec Chrysanthème (c’est le nom de la mariée) est donc une chose délibérément rêvée, fantasmée ou inventée comme une aventure littéraire à raconter. Il paraît que cela se faisait, à l’époque au Japon, des mariages arrangés au mois, assez chers, qui n’empêchaient pas les jeunes femmes de se remarier lorsque l’étranger partait.

Le roman décrit un peu les transactions entre l’entremetteur et les parents de la belle, et fait mention des autres couples mixtes qui se sont constitués avec les autres officiers du navire qui mouille dans la rade de Nagasaki. Loti révèle que tel couple a divorcé, tel autre ne se porte pas mal, tel autre est en pleine fusion amoureuse.

180px-yveschrysanthemepierreloti1885.1265461495.jpgLoti, sa femme et son frère

Loti et Chrysanthème vivent dans une maison traditionnelle sur les hauteurs de Nagasaki, avec les murs et les fenêtres en papier. Les châssis coulissant aisément, le logis peut s’ouvrir intensément sur les montagnes brumeuses. Chrysanthème joue de la guitare à long manche, dont elle tire des sons tristes, et Loti s’emmerde.

Il s’ennuie mais ce qu’il écrit de son ennui reste malgré tout, pour le lecteur, passablement fascinant. Loti n’aime pas beaucoup sa femme, il a la nostalgie de la Turquie et de la sensualité des Ottomanes. Son frère Yves, alter ego simple, fort et fidèle à son épouse restée en France, rend visite au couple et s’amuse beaucoup avec Chrysanthème.     

Après quelques mois de vie conjugale nippone, le navire de guerre doit bientôt quitter le Japon pour aller en Chine. La séparation du couple est drôle et pénible pour le lecteur. Loti entend Chrysanthème chanter gaiement, et l’observe vérifier que les pièces qu’il lui a données, selon les arrangements du départ, sont bien authentiques. Il se dit vexé ne pas voir chez elle de tristesse, mais cela lui plaît finalement car il ne voulait pas d’effusion : « Allons, pas plus pour Yves que pour moi, rien ne s’est passé dans cette petite cervelle, dans ce petit coeur. » 

Il décrit certes avec franchise ce qui se passe dans le coeur d’un homme qui a le désir de passer de bons moments avec une femme, sans que cela débouche sur d’éprouvantes responsabilités. Mais pourquoi cette langue aussi peu respectueuse de la femme ? Pourquoi présumer qu’elle ne pense pas ? C’est ce que le sage précaire ne peut pas partager avec Loti. Profiter de la vie, oui. Payer pour rendre les échanges plus explicites, soit. Abandonner et fuir, passe encore. Mais mépriser les femmes avec qui l’on fait un bout de chemin, cela je ne le comprends pas et je le lis avec déplaisir.

« Allons, petite mousmé, séparons-nous bons amis ; embrassons-nous même, si tu veux. Je t’avais prise pour m’amuser ; tu n’y as peut-être pas très bien réussi, mais tu as donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences et ta petite musique ; somme toute, tu as été assez mignonne, dans ton genre nippon. »

Je dois avouer que j’ai de la peine à croire Loti : il joue au militaire vaillant, au mercenaire à l’épaisse carapace. Malgré tout, cette expression de « genre nippon » me chagrine.

Le dernier chapitre est une prière aux dieux locaux, qui pourrait bien être récitée par le narrateur comme par la jeune femme. Maintenant que tout est fini, faites que l’on se refasse une virginité pour affronter de nouvelles aventures :

« O Ama-Terace-Omi-Kami, lavez-moi bien blanchement de ce petit mariage, dans les eaux de la rivière de Kamo… »

« Disgrace », le film

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Je ne voulais pas rater le film après avoir tant aimé le roman. Plus le temps passe, plus je considère Disgrace de J.M. Coetzee comme important.

Alors le film, bien sûr, on le voit en pensant constamment au livre, et c’est ce qui peut arriver de pire pour un film. Je suis incapable de savoir ce que j’aurais pensé du film si je n’avais pas lu le livre, et donc incapable de savoir si c’est un bon film. Il est fidèle au livre, certes, du point de vue de la suite des scènes. Mais précisément, mon impression est que le réalisateur n’a surtout pas voulu trahir Coetzee et qu’il a mis bout à bout tous les éléments constitutifs du roman, sans avoir le liant littéraire qui permettait de tisser suffisamment tous les fils narratifs.

On se retrouve avec des histoires juxtaposées. Je me demande vraiment, par exemple, comment les spectateurs peuvent sentir la nécessaire présence des animaux, dans le film.

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En revanche, le film met en avant un aspect du livre qui m’avait échappé : le besoin de rédemption du héros. Après le viol de sa fille, le professeur se rend compte de l’atrocité de ses rapports sexuels avec son étudiante, au début du récit. Sa sexualité devient même altruiste, voire charitable : il couche avec la dame sans beauté de la SPA, et il va demander pardon aux parents de son étudiante. Il va jusqu’à s’agenouiller devant la mère et la soeur de son étudiante, et quand il couche avec la dame sans beauté, c’est pour lui faire plaisir, pour lui redonner sa dignité de femme ou quelque chose comme ça.

J’y pense, cet aspect moral du personnage, qui cherche la rédemption, je me demande s’il est vraiment présent dans le livre.

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La dernière image est très belle, et ajoute enfin quelque chose que le livre ne pouvait pas apporter. Une vue panoramique des montagnes d’Afrique du sud, avec les deux maisons perdues dans la nature. La maison de la fille blanche, enceinte de son viol, qui a tout perdu sauf la maison. La petite maison au toit bleu du grand Noir qui a tout gagné. Mais leur isolement et leur ouverture sur l’immensité, leur refus d’être protégées par des murs et des armes, montre combien ces deux maisons sont fragiles, unies. Personne ne peut ni vraiment perdre, ni vraiment gagner, dans ce monde d’hommes, de terre et d’animaux. 

Catherine Cusset, les cycles de New York

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New York, journal d’un cycle (Paris : Mercure de France , 2009)

Récit cyclique (donc féminin selon les critères stéréotypés de certains critiques).

Les premières pages sont consacrées à des scènes de vélo dans la rue, les voitures, les cris, les incivilités, le manque de fluidité dans le trafic, qui font que la cycliste est agressée autant par les voitures que par les piétons. Jusqu’à ce qu’elle pense être enceinte. Elle est tellement sûre d’être enceinte qu’elle s’adresse à l’enfant : « les taxis ne te voient pas, mon corps qui te porte est maintenant si précieux. » En regard de cette scène, la page fait face avec la photo d’un vélo abandonné dans la rue, mutilé, sans selle, la roue avant voilée, sans pédales. Signe annonciateur d’échec, d’accident, de mutilation, de décrépitude. Mais assez tôt, le test de grossesse se révèle négatif.

Dans le récit cyclique, le paysage, les rues, entrent en résonnance avec les saisons, qui symbolisent à la fois le passage du temps et le retour des cycles. « New York est une ville rose. » La couleur rose renvoie au soleil couchant, aux bourgeons des arbres mais aussi au pourpre du test de grossesse, par opposition au blanc du test qui annonce l’échec et aux lignes blanches de la piste cyclable, qui, elle, s’effacent dangereusement.

Les cycles menstruels rythment le récit, qui consiste en promenades à bicyclette et en rollers. La femme à vélo, son mari en rollers. Elle veut faire un enfant, mais il faut calculer les « bonnes » semaines. Calcul et chiffres deviennent une rythmique existentielle, une tyrannie arithmétique qui s’amenuise avec son dénombrement :

pour une femme, douze occasions par an normalement, pour moi, dix à peine à cause de mes cycles irréguliers, et quand mon psychisme se met de la partie, il en reste seulement sept ou huit. L’été, je suis en France. Il n’en reste que cinq ou six, et chaque fois seulement vingt-cinq pour cent de probabilités de réussite.

Les occasions s’amenuisent encore avec les pertes d’emplois et autres vicissitudes qui donnent à la stérilité du couple la fatalité des mathématiques, elles-mêmes prises dans un cycle vertigineux : « les chiffres tournoient dans ma tête, les chiffres me donnent envie de pleurer, les chiffres me donnent envie de crier. »  Car il faut aussi compter sur le désir aléatoire du mari. La scène centrale du livre est une scène de ménage où la femme est dans l’obligation de faire le décompte lugubre des occasions manquées, rabattant l’érotisme sur la comptabilité et l’amour sur une mécanique grippée : 

Mais c’est justement cette semaine-là, rappelle-toi : en janvier tu venais de perdre ton boulot, on pensait à autre chose et on n’a pas fait attention à la date ; fin février, le jour où je suis partie pour la France c’était juste le bon moment mais j’étais en retard pour faire mes valises, on n’a pas eu le temps et tu m’as dit ça n’est pas grave, ce sera la prochaine fois, dans un mois ; maintenant c’est avril, c’est le moment que tu m’avais promis, dans une semaine ce sera trop tard, et la prochaine fois je serai en France. D’une voix froide, il répond : Je n’y peux rien, c’est comme ça, maintenant je ne peux pas, écoute ce que je dis. Je pleure. On n’y arrivera jamais, dis-je, jamais.

Tournoiement collectif, de toute la ville, dans une ronde tripartite, selon les âges : « Le mouvement circulaire des danseurs produit un effet hypnotique. (…) Je comprends soudain ce que veut dire melting pot, cette marmite bouillonnante où fondent des ingrédients de toutes les couleurs. » Effet hypnotique des rayons du vélo sur le bébé d’une amie qui interrompt leur scène de ménage. La fascination pour le fait de tourner prend alors son sens, et l’effet hypnotique du tournoiement prend aussi une dimension psychologique. Faut-il rappeler que Freud, à ses débuts, et Charcot à Paris, utilisaient l’hypnose pour guérir les femmes de l’hystérie ?

Littérairement parlant, Cusset nous convie à une pratique de la circularité, non seulement pour représenter les cycles menstruels mais dans le récit même, pour tenter de réparer la relation amoureuse de ce qui fait qu’elle « ne tourne pas rond ». Cette circularité se retrouve dans les mots mêmes, qui semblent porter plus qu’un désir, un pouvoir magique d’intervention dans la vie des choses. Comment ramener le thème de la bicyclette sur celui du désir d’enfant ? « Vélo volé, l’anagramme et le chiasme sont parfaits, les deux mots sont faits pour s’accoupler. En verlan c’est lové, comme un fœtus dans le ventre de sa mère. »

Cette technique réussit presque, semble-t-il, puisqu’après avoir beaucoup tourné et dansé dans la ronde urbaine, « de retour à la maison, nous nous sommes déshabillés d’un accord tacite et tendre. » Mais c’est un faux retour, un faux démarrage du cycle, et la mécanique se grippe à nouveau : « Au moment d’entrer en moi, il débande. »

Suit une méditation sur les coursiers, qui vont vite, en zigzag, sans regarder le paysage. Les coursiers sont ceux qui apportent les nouvelles, ce sont les annonciateurs comme l’archange Gabriel « annonce » à Marie qu’elle est enceinte. L’Annonciation, c’est l’enfantement promis à Marie sans acte sexuel, mais Cusset, la narratrice, sait qu’il lui faut passer par l’acte sexuel, ce qui l’entraîne dans un cycle de détresse, de dépression stérile, d’impuissance face à la vie : « (Je suis) de plus en plus triste. L’impuissance est un cercle vicieux. » L’usage du terme « impuissance » est appliqué à la femme autant qu’à l’homme. Elle se prend alors à rêver d’un homme sans fragilité, qui lui « fasse l’amour au bon moment ». Elle réprime cette pensée et dirige son attention sur la bicyclette, son importance dans sa vie, et le contrôle qu’elle a sur elle, à la différence de la mécanique sexuelle qu’elle n’est pas en mesure de maîtriser :

Une des choses au monde les plus importantes pour moi, c’est mon vélo. La répétition cyclique des jours. (…) le vélo est aussi une manière de ne pas trop réfléchir. Evacuer plutôt. (…) Avec un vélo on ne dérive pas. (…) On peut se perdre, mais en gardant le contrôle de la machine entre ses jambes. (Je souligne.)

Le vélo devient alors un substitut du phallus, une machine qu’elle peut contrôler, qui peut la mouvoir, la faire avancer au-delà d’elle-même. Image de l’harmonie impossible avec son mari, agencement entre un corps et une machine qui fonctionne, qui « tourne » bien. Finalement, l’insatisfaction la gagne là aussi, mais ce n’est pas pour une question d’amour, de sentiment ou de sexualité ; c’est l’idéal de contrôle qui est insatisfaisant :

Ce que je veux, c’est arriver au point où je perds tout contrôle, pas dans la violence mais dans une douce acceptation des choses. Je souhaite le renoncement au terme d’un trajet de souffrance qui me révèle mon impuissance. 

Le livre se termine quand le couple arrête de tournoyer. La femme et l’homme s’assoient et regardent le soleil qui se couche.

Le Prime minister, sa femme et le jeune amant

Un scandale intéressant secoue l’Irlande du nord. La femme du premier ministre, Iris Robinson, 59 ans, avait un amant. Cet amant est un homme de 19 ans, et là j’applaudis.

J’appelle de les voeux depuis toujours que les femmes mûres se tournent vers les adolescents. N’ai-je pas défendu cette idée, bec et ongle, dans le but d’équilibrer et de normaliser les relations entre les générations ?

Il est piquant que la femme qui montre la voie de cette libération des moeurs soit une conservatrice protestante, membre du parti de son mari, aux vues politiques et religieuses plus proches de l’Amérique républicaine que de l’Europe laïque.

Par amour, par reconnaissance, j’imagine, cette femme a permis à son toy boy d’obtenir des prêts importants, et c’est sur ce point que les médias et les politiques insistent. Comme à l’époque de l’affaire Lewinski aux Etats-Unis, on noie le scandale sous des débats concernant le mensonge, la fraude, le droit, alors que ce que l’on a en tête, c’est la relation extra-conjugale, amoureuse et sexuelle, entre une femme mûre et un adolescent.

Yolaine Maillet écrit sur son blog que cette affaire menace même la paix en Irlande du nord. C’est peut-être un raccourci pour attirer l’attention sur les tensions actuelles au sein du gouvernement. Moi, j’ai tendance à voir la paix comme un équilibre assez fragile depuis un an et demie que je vis à Belfast. Je me suis fait assez reprocher de ne pas adopter le discours officiel qui dit que tout est réglé, que l’opposition communautaire est derrière nous, pour me permettre ici d’avancer que ce scandale pourrait au contraire aider la paix.

Une femme politique de premier plan, conservatrice, tombe amoureuse et aide, au mépris des autorités de son église et de son parti, un petit jeune qui entre dans la vie. On n’a pas envie de poser une bombe, quand on entend une histoire aussi touchante.

Et ce pauvre mari, tout Prime minister qu’il est, qui s’occupe de sa détresse, de sa honte, de son courroux ?

Le sexisme présumé des Français

 300px-abraham_bosse_salon_de_dames.1260200249.jpgSalon du XVIIe s., par A. Bosse

De la même manière que nous sommes vus comme nationalistes, colonialistes et égoïstes, nous sommes vus comme macho. Tranquillement, nos amis étrangers nous renvoient cette image sans penser qu’ils sont insultants. Sur beaucoup de points, nos femmes ne sont pas assez les égales des hommes, c’est certain. Nos amies étrangères, quand elles reviennent de France, témoignent parfois de s’être senties infériorisées, du fait que, par exemple, tout ce qu’elles faisaient devait être relié à un homme. Soit. Mais cela ne doit pas faire oublier d’autres aspects de la culture française où les femmes jouent un rôle plus grand qu’ailleurs, et où les relations entre hommes et femmes sont plus intéressantes qu’on ne l’imagine.

 madame-recamier.1260200402.jpgMadame de Récamier

Il arrive que des Anglo-saxonnes nous disent que nous aimons, nous les hommes, être « entre mecs ». Je ne me suis jamais reconnu dans ce genre d’expressions. « Entre mecs » ? J’ai mieux compris quand j’ai vu traîner un bouquin qui s’intitulait Between Men, un truc des « Gender studies » sur la culture masculine britannique.

Il y a malentendu. Ce sont les Anglais qui aiment être entre mecs, et ce sont eux qui ont inventé le Club de Gentlemen, où les hommes jouissent d’un havre de paix, boivent leur brandy en lisant le journal et en fumant un bon cigare, loin des emmerdements de la vie familiale. Aujourd’hui encore, et loin des images diffusées par la télévision, la majorité des pubs de quartier sont pleins d’hommes. Les femmes apparaissent dans certains pubs seulement, et certains soirs seulement.

Les hommes français, votre serviteur en premier lieu, mais tous les Français que je connais, apprécient la compagnie amicale et intellectuelle des femmes. Ils aiment être entre copains, mais le terme de « copains » n’excluent en rien la compagnie des femmes. Et cela remonte dans l’histoire, contrairement aux idées reçues de nos amis étrangers : ce que la France a inventé, ce n’est pas l’exquis club de gentlemen, mais le salon, tenu par une femme, et où les meilleurs esprits d’une ville se réunissaient, où l’on rencontrait une compagnie variée, des deux sexes, et où les idées circulaient. Cette tradition du salon est tellement ancrée dans la tradition française que la révolution elle-même doit beaucoup à ces réunions informelles, libérales, où l’art de la conversation était soutenu, et où les sentiments et les désirs physiques n’étaient jamais occultés.

Aujourd’hui encore, les Français restent attachés aux cafés, moins confortables, moins cosy que les pubs, mais plus féminisés, et dont l’origine est d’ailleurs directement liée aux salons des XVII et XVIIIe siècle.

  flora_tristan.1260200274.jpg Flora Tristan

Dans ses Promenades dans Londres, Flora Tristan notait déjà que la femme anglaise était très intelligente et très douée pour l’écriture, mais qu’elle était cloîtrée chez elle et ne bénéficiait d’aucune vie socialement intellectuelle (ou intellectuellement sociale).

Je me souviens d’une conférence sur Flora Tristan, donnée l’année dernière au département de français de mon université, et ce genre de remarques n’était accueillies que par des rires et des sarcasmes. On n’imaginait pas encore une seule seconde, que Flora Tristan aurait pu observer les choses avec justesse. Il est encore trop tôt, l’image des Français comme irrespectueux des femmes est encore trop hégémonique dans l’imaginaire de ceux qui font profession de diffuser la culture française à l’étranger.

Fish Tank, un film sur l’adolescence des corps féminins

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Un film anglais qui raconte l’histoire d’une jeune fille dans une banlieue anglaise, on sait ce que c’est, on a déjà en tête une série de scènes auxquelles on ne coupera pas. On sait par avance que ça va beaucoup gueuler, que ça risque fort de frapper et de violer. On sait qu’il y aura beaucoup d’alcool, et sans doute de la drogue. Beaucoup de bruit, des accents incompréhensibles pour les étrangers, et une lueur d’espoir à la fin.

Pourtant ce film m’a touché, et même dans ses moments stéréotypés. Un des clichés qui m’a énervé au premier abord, fut le cheval blanc, attaché dans un terrain vague, et que l’héroïne essaie de libérer, au risque de se faire agresser par des jeunes caravaniers qui habitent là. Un cheval blanc dans un terrain vague, a priori je dis : « N’en jetez plus ». Ce qui est beau, finalement, n’est pas qu’elle essaie de libérer le cheval. Ca, c’est une ficelle qui a pour unique ambition de raccoler le public de quinze ans. ce qui est beau, ce sont ces quelques plans où l’héroïne caresse la peau de la bête, et les frissons de la bête.

L’attention, la fascination de l’adolescente devant la présence brute d’un corps formé et puissant, voilà autour de quoi tourne le film. Le nouveau cinéma anglais, qu’il soit ou non engagé socialement, est un cinéma des corps, ce qui renvoie à ce que j’avais déjà écrit sur le film Hunger.

D’ailleurs, comme par un fait exprès, l’acteur principal de Hunger est précisément celui qui incarne l’homme que l’adolescente va aimer. Elle le voit dans son appartement, c’est l’amant de sa mère. Elle le trouve cool, sexy, sympa, rassurant. Ecorchée vive, elle l’insulte, elle lui gueule dessus, mais ça ne l’impressionne pas, il a cette calme assurance que les femmes désirent voir chez les hommes. Un soir d’ivresse, il va profiter d’elle, mais il va le faire sans violence, et de la manière dont rêvent les jeunes filles d’aujourd’hui : avec douceur, au bon moment, et en ayant pénétré au préalable dans le monde étouffant de la gamine.

Car le fish tank (l’ « aquarium » en anglais), ce n’est pas seulement la vie des gens de banlieue, leur espace confiné dans lequel ils tournent en rond. L’aquarium c’est avant tout la vie intérieure des adolescents, sans issue, submergée par des soucis stupides et pourtant insolubles, engoncée dans un corps qui grandit n’importe comment. Quand, en plus de cela, se déverse continuellement, dans la vie quotidienne, de la musique populaire, du Hip Hop ou du RnB, il n’y a plus d’espoir de voir se développer une quelconque forme de pensée ou de richesse intérieure. Quand la mère est une jeune femme séductrice qui répond encore au modèle borné de l’adolescence, centré sur la danse et l’apparence, on comprend que le seul salut possible pour la jeune héroïne ne pourra venir que d’un corps étranger, mais un corps ferme, musclé, qui n’évolue plus. Que ce soit le corps d’un homme ou celui d’un cheval.

La scène de l’acte sexuel montre bien qu’il s’agit là d’un film réalisé par une femme, car c’est la conséquence dans la vie de la fille qui compte, ce qu’elle ressent, non l’union illusoire de deux êtres. La fille ne recherche et n’obtient aucun plaisir, elle désire un contact plus profond avec ce corps, elle veut entrer en contact avec son propre corps. (C’est toujours intéressant de sentir les différences de narrations, entre les auteurs, selon qu’ils sont hommes ou femmes. J’avais déjà souligné ce point à propos d’un roman qui n’avait pas pu être écrit par un homme). La motivation de l’homme, dans cette scène du film, n’est pas le désir sexuel, mais l’ivresse et le sentiment de rivalité masculine avec le petit copain de la fille. « Est-ce que ton mec a une bite aussi grosse que la mienne ? » demande-t-il pendant l’acte, ce qui renforce le cliché de l’homme compétitif, dominateur, que beaucoup de femmes croient percevoir dans la réalité. (A mon avis, les femmes qui voient chez nous cet esprit de compétition projettent leur propre volonté de domination sur des êtres qui passent la plupart de leur temps à plaisanter, boire des canons et lire le journal pacifiquement…) 

Et de fait, l’homme, dans cette scène (mais j’y pense, dans tout le film!) n’est qu’un prétexte, qui a pour but de faire passer un cap à la jeune fille. La faire devenir femme. L’homme dans ce film n’est qu’un corps, comme souvent dans les narrations de femmes. Ce n’est pas une critique venant de moi, car être un corps c’est déjà énorme. Et savoir apprécier un corps, savoir regarder un corps, c’est toute une affaire. Les cinéastes britanniques d’aujourd’hui nous y aident.

Aventures en bateau gonflable

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J’ai la passion des rivières, des fleuves et des ruisseaux. J’aime aussi les lacs, mais moins, et les canaux encore un peu moins. Et la mer franchement moins. Entre un paysage de mer et un paysage de rivière, mon coeur ne balance pas une seconde.

Quand mes parents habitaient à Saint-Quentin Fallavier, et quand je rentrais chez eux le week-end, je promenais le chien Bachus, le long de la Bourbe, sur des kilomètres. Je rêvais de construire un radeau et de me laisser dériver. Je lisais Anatole France en engueulant le chien qui se secouait près de mon livre, après avoir nagé dans l’eau verte de la rivière isèroise.

Quand j’écrivais sur le fleuve Liffey, je rêvais de pouvoir naviguer sur son cours, extrêmement frustré d’en voir l’accès interdit par les propriétés privées innombrables. C’est ainsi que, récemment, mon ami Israël me donna l’idée d’acheter un bateau gonflable.

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Les avantages du bateau gonflable sont nombreux, et presque plus importants que ses inconvénients. Parmi ses avantages, citons le fait qu’il ne requiert que peu de technique, peu de courage, peu de force physique. Il n’est pas très cher et il rappelle au sage précaire ses vacances en famille, dans un camping de Collioure.

J’ai fait quelques tentatives de mouillage sur la rivière Bann, en Irlande du nord. La Bann part, si je ne m’abuse, des montagnes Mourne et se jette dans le grand lac qui se trouve à l’ouest de Belfast. Alinne et Israël m’accompagnèrent dans une de ces aventures, permettant à deux d’entre nous de naviguer pendant que le ou la troisième conduisait la voiture du point de départ au point d’arrivée, nommément l’aire de Katesbridge et le pont dit Poland bridge, 5 kilomètres en aval.

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Quand ma mère m’a rendu visite, avec une amie, dans ma chaumière de Tullyquilly, je l’ai aussi mise à contribution pour qu’elle me permette d’explorer une autre section de la rivière Bann. Entre 5 et 10 kilomètres, là aussi, mais en amont de Katesbridge.

Mon excitation était à son comble lors de ma première descente. Je comparais le plaisir de la navigation à celui de faire l’amour enfin, après l’avoir longtemps fantasmé. Non que j’eus un orgasme, ni la moindre réaction érectile, Dieu m’en préserve, sur mon bateau en caoutchouc, mais la nature de mon plaisir était de l’ordre d’une satisfaction insuffisante si elle avait dû en rester là. De même que le jeune homme traverse son premier acte sexuel dans un état d’incrédulité, et a besoin de recommencer pour y croire, de même, j’étais à la fois heureux de ma descente de rivière, mais anxieux de recommencer aussi tôt que possible, et avec d’autres rivières, et que cela dure plus longtemps, et que ce soit plus fièvreux. Les dangers potentiels ne m’effrayaient pas, j’étais possédé par le démon du bateau gonflable.

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Je suis conscient d’être un peu ridicule, mais mon émerveillement devant le scintillement de l’eau, les nuages, le mouvement gracieux des choses, les envols d’oiseaux devant moi, mon émerveillement était sans fin.

C’est dit, je vais devenir l’aventurier des bateaux gonflables, et je vais concevoir des voyages aberrants. La liffey, bien sûr, car je la désire depuis trop longtemps, mais je ne m’arrêterai pas là. Je commence à imaginer des traversées d’Irlande, des inventions à la Jules Verne et des récits de voyage éblouis.