Journées blanches à Belfast

Mes journées sont blanches et lisses. Rien ne se passe dans la vie du sage précaire, qui n’a jamais été aussi oisif.

Captif, tardif et dubitatif, j’attends que les semaines en finissent jusqu’au jour où je prendrai l’avion pour la France.

On me demande ce que je lis ? Rien. Ce que je fais ? Rien. Si j’écoute de la musique ? Plutôt crever la bouche ouverte. Même la discographie complète du chef d’orchestre William Steinberg (1899-1978), que j’ai gravée sur mon ordinateur portable, je ne l’écoute presque pas.

Ces jours de battement constituent la période que j’avais planifiée comme succédant à ma soutenance de thèse. Au Royaume-Uni, il est fréquent que les thèse soient acceptées par le jury après une série de corrections à apporter au manuscrit. J’étais prévenu : quelques jours ou quelques semaines de travail seraient nécessaires avant que je sois de nouveau libre de mes mouvements. Au pire, la hiérarchie pouvait me demander de me remettre à l’ouvrage une année entière. J’avais donc prévu de rester quelques semaines à Belfast, et n’avais pas réservé de billet retour.

Le hasard a voulu que ma thèse a été acceptée telle quelle, sans autres corrections à apporter que trois fautes d’orthographes, (corrigées avant même la soutenance car mon père les avait déjà repérées lorsqu’il avait feuilleté la chose.)

J’avoue que j’ai été pris au dépourvu. Incrédule, j’attendais un courrier qui devait m’annoncer officiellement la décision de la hiérarchie, et m’enquérir de relier deux exemplaires de ma thèse, selon le protocole de l’université, de faire signer des formulaires et de remettre une dernière fois tous ces documents à l’administration.

Ce courrier, je l’ai reçu hier, c’est-à-dire deux semaines après ma soutenance.  J’ai donc passé deux semaines vides. Les amis qui m’hébergent étant au Portugal, je me suis retrouvé seul dans un appartement confortable, à attendre sans but et sans activité.

C’était délicieux. J’ai beaucoup dormi, beaucoup regardé la télévision. Je me suis beaucoup prélassé, et ai repris du poids en mangeant les saloperies que mon pays d’adoption aime produire. Mon corps s’est tellement relâché que des boutons ont poussé sur ma peau, comme des champignons sur un sol ombragé.

Mon esprit s’est lui aussi beaucoup relâché mais je préfère oublier ce qu’il a bien voulu produire de son côté : l’équivalent mental des boutons de fièvre ne doit pas être publié sur la toile, ni nulle part ailleurs.

Ce jour où je reprends vie, en écrivant sur ce blog, est le jour de célébration des Orangistes. Les protestants « unionistes » organisent leurs défilés au doux son de leur musique militaire. Cette année comme les autres années, les catholiques se terrent chez eux et partent à la cambrousse. Les minorités visibles se cachent. Une amie coréenne est même partie en Ecosse exprès, et les autres Asiatiques que je connais ont suffisamment souffert d’actes racistes durant ce festival pour se méfier.

Mais cette année, je ne me suis pas intéressé à tout cela. De ma chambre, je n’ai entendu aucune flûte, aucun tambour, aucun claquement de bannière. Je n’ai pris aucune photo de bûchers anti-irlandais, ceux qui brûlent des drapeaux tricolores dans des flambées alcoolisées.

Quel contraste avec ce même blog en juillet 2009, en juillet 2010 et en juillet 2011!

Des cérémonies de l’université

Non je n’irai pas, vous dis-je! C’est contre mes principes.

J’ai beau m’expliquer, cela ne passe pas, je suis compris de travers.

Chaque année, les étudiants qui viennent de finir leur cycle d’étude se pressent aux cérémonies dites de « Graduation ». C’est l’occasion de revêtir une robe, ou une cape, codifiée en fonction du grade qui est le vôtre.

C’est une célébration bon enfant, où chacun se réjouit d’avoir terminé, et c’est l’occasion pour la famille de se réunir et de se photographier dans la grande université de la ville ou de la province.

Mais je ne peux pas me résoudre à participer à ce type de défilé. Pour la sagesse précaire, l’éducation doit être un projet collectif et universel, non un privilège. Et tous ces jeunes gens en costume de lauréat, ils ne célèbrent aucunement la connaissance, ni encore moins une découverte qu’ils auraient faite, ou une œuvre qu’ils auraient produite. Ils célèbrent leur accession à un statut social envié.

Or l’université ne devrait pas être un lieu de compétition, mais un lieu de savoir. Dit comme cela, c’est quand même très banal.

Quand je vois la bonne société se réunir ici, sur le campus, pour se congratuler, je ne peux m’empêcher de penser que c’est la classe dirigeante qui vient parader pour bien montrer à la ville que la relève est assurée ; qu’une minorité d’individus a bien reçu, des mains de l’université, le droit de diriger les affaires de la collectivité.

Ce faisant, l’université perd sa vocation intellectuelle et culturelle pour vendre son âme aux plus offrants, c’est-à-dire aux classes sociales dirigeantes et aux entreprises capables de la sponsoriser.

Mais j’ai assez parlé de cela, dans un billet vieux de deux ans déjà.

Quand j’explique cela à mes amis, ils se moquent gentiment de moi, persuadés que je fais le grincheux. Peut-être pensent-ils aussi que je suis pingre, car cette cérémonie coûte 80 euros aux étudiants. Comme je veux seulement qu’on m’envoie mon diplôme chez moi, je ne débourserai « que » 15 euros.

Cependant, assistant ces jours-ci à de telles cérémonies pour accompagner des amis, je me suis mieux aperçu de la dimension émotive et sentimentale de la chose. Deux jeunes femmes, docteures en physique, m’ont appris à respecter ces poses et cette pompe.

L’une est originaire du Bangladesh. Elle s’est habillée en sari orangé, et les voiles de sa tenue traditionnelle se mêlaient à celles de la robe de lauréate occidentale.

Dans la roseraie du jardin botanique de Belfast, jouxtant l’université, elle resplendissait de couleurs. Au fond, ces couleurs abolissaient la distinction sociale, je ne saurais trop expliquer comment.

L’autre est une Macédonienne d’origine serbe. C’était la première fois qu’elle faisait partie d’une telle cérémonie, et elle eut plusieurs fois envie de pleurer. Triste que ses parents ne pussent être avec elle, elle nous remerciait d’être là autour d’elle et faisait des efforts infinis pour supporter la douleur causée par les souliers à talons.

Pour elle, ces couleurs et ces uniformes étaient le signe de la fin de la galère, et d’une immense fierté personnelle.

Cela ne me convaincra pas de me déguiser moi-même en docteur frais émoulu. J’ai quarante ans après tout, il y a des choses qu’on ne fait plus à quarante ans.

Mais maintenant, quand je vois ces jeunes filles se serrer contre leur père pour la photo, je comprends mieux la simple émotion familiale qui se dégage de tout cela.

Appelez-moi Précaire, Docteur précaire

J’ouvre une petite parenthèse dans mon récit cévenol pour annoncer la fin de mon itinéraire doctoral : ma soutenance de thèse vient d’avoir lieu et tout s’est passé comme sur des roulettes.

Je suis revenu à Belfast en début de semaine, ai retrouvé mes amis et mon costume des (grandes) occasions. Le matin dudit événement, j’étais assez nerveux, mes examinateurs m’attendaient dans une salle de classe banale. Il n’y avait aucun public, si tant est que cela pouvait intéresser du monde, car au Royaume-Uni, les soutenance se déroulent à guichet fermé.

Il y a en réalité deux examinateurs actifs et un président de séance qui est censé être neutre et ne pas peser dans les délibérations, mais qui est le garant du respect des règles et du bon déroulement du truc. L’examinateur interne (appartenant à la faculté de français de mon université) était professeure Margaret Topping, grande proustienne devant l’éternelle, spécialiste de Nicolas Bouvier et des rapports entre le texte et l’image dans la littérature des voyages, ainsi que de la littérature des migrations. Et l’examinateur externe était François Moureau, éminent professeur de la Sorbonne, directeur et fondateur du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages, et spécialiste de tant de choses que je préfère ne pas commencer à énumérer ses compétences.

Comme je l’espérais, ce dernier possédait un point de vue très dégagé et chargé d’histoire (si l’on peut dire cela d’un point de vue), ce qui donnait à ses commentaires une dimension érudite et pleine d’allant ; ses contextualisations historiques et théoriques rejaillissaient sur ma thèse et donnaient l’impression que j’avais fourni un profond travail, alors que je m’étais amusé pendant trois ans et demi.

Je plaisante, bien sûr. J’ai effectivement beaucoup travaillé pour cette thèse, et cette soutenance est venue à point nommé pour m’en donner la confirmation, et même pour en être le révélateur. La vie est courte, les compliments dispensés par la hiérarchie sont bons à prendre, car ils ne dureront pas.

L’étape suivante est autrement plus imprévisible : il s’agit de publier cette thèse chez un éditeur et dans une collection, si possible, auxquels mes recherches feraient écho.

Mes camarades thésards

Il ne faut pas sous-estimer la qualité de son environnement humain quand on s’enfonce dans un chantier tel qu’une thèse de doctorat. Comme on est souvent guetté par le découragement, la déprime ou la déception, la personnalité des gens de son entourage compte beaucoup pour se remonter le moral.

Les miens, ceux qui m’ont accompagné pendant ces années de travail, furent de véritables anges.

Cette photo me touche pour une raison qui paraît terriblement superficielle : la beauté physique de ces jeunes gens qui ont travaillé avec moi pendant quelques années à l’université de Belfast. Leur sourire est lumineux, charmant et plein de gentillesse. C’est important pour moi d’être proche de gens beaux. J’ai besoin de voir de belles choses et des physiques avantageux. J’ai besoin de fleurs, de couleurs et de grâce. En ceci, je suis en effet superficiel : je ne me suffis pas de ce qui est à l’intérieur des gens, j’ai besoin que l’extérieur soit agréable. Tous mes amis sont beaux, par exemple, tous, depuis les années 90.

Le jour où j’ai déposé ma thèse, fin avril, j’ai tâché de rester discret. Mes camarades restaient scotchés sur leur ordinateur et je rasais les murs. Jonny leva la tête et me demanda si c’était fait. C’est fait, dis-je. Les autres levèrent la tête, les yeux embués, et demandèrent confirmation. Ils explosèrent alors de joie! Tous ces jeunes amis m’applaudirent et me couvèrent d’un sourire incroyablement généreux. Ils étaient sincèrement heureux pour moi, et cette joie simple, ces effusions amicales, m’étonnèrent grandement. Je me souviendrai longtemps du regard ravi de telle ou telle, comme si mon soulagement était le leur.

J’ai malgré tout essayé de faire vite et de déguerpir pour ne pas gêner mes camarades.

Le lendemain matin, j’arrivai tard au bureau. J’avais encore du travail à faire, mais je m’étais donné du repos. A mon arrivée, je trouvais une bouteille de champagne et un gâteau au chocolat cuisiné par une de ces jolies fées. Je les embrassai tous, extrêmement touché, sincèrement ému par ces attentions, et l’affection qu’ils me témoignaient avec simplicité.

C’est dans cette atmosphère festive que nous fîmes cette photo. Moi les traits tirés, la chemise à fleurs, forcé de m’asseoir, et eux dans un sourire sans effort, derrière moi, comme des anges gardiens.

A la main, la plante que j’ai élevée depuis des mois, sous l’instruction de l’Irlandaise juste derrière moi. J’ai donné à cette plante le nom de cette camarade d’Erin.

Mes quarantièmes anniversaires

Hier soir, j’ai célébré pour la énième fois mon anniversaire. Une petite soirée chez des amis brésiliens, avec quelques camarades français et irlandais.

Cela avait commencé avant la date de ma naissance. Une amie chinoise était persuadée que j’étais né le 16 mars, donc quand nous nous sommes vus à Paris, elle m’a offert son cadeau : une boîte de crayons de couleur.

Le jour même de mes quarante ans, je n’ai pas fait de gros événement. Je me suis retrouvé avec deux comparses dans la roseraie du jardin botanique de Belfast, à boire une bouteille de vin pétillant rosé. Plus tard avec d’autres proches, à boire des breuvages mystérieux.

A d’autres moments, d’autres célébrations, avec d’autres amis. Aucune de mes fêtes d’anniversaire, cette année, n’a outrepassé le chiffre de 5 ou 6 personnes. Idéalement, il faudrait fêter ses quarante ans avec une seule personne à la fois, mais à un nombre élevé de reprises.

Pour bien faire, il faudrait les fêter quarante fois, dans des lieux et des positions différentes.

Au bord de la mer

La mer, la vaste mer, console nos labeurs!

C’est toujours Baudelaire qui m’accompagne quand je suis au bord de la mer, et ce pour une raison simple : la mer m’ennuie.

Homme libre, toujours tu chériras la mer!

Tu parles. Le sage précaire chérit des ondes moins plates.

J’ai honte de le dire car je suis issu d’une race de marins, mais c’est ainsi. Mes proches entrent dans un contact intense avec les éléments dès qu’ils approchent d’un quai, ils parlent bourrasque, rafiots, grain, gréement, voilure et lattitude, tandis que moi, je rêvasse à ce que je vais manger à midi. Donc à la rigueur je pense aux chairs qui s’agitent sous les bateaux, mais c’est là le plus près que je puisse m’approcher de ces derniers…

Leur visage devient profond, devant la mer, et ils regardent les bateaux d’un air entendu, mi envieux, mi évaluateurs. Ils s’enfoncent dans un silence philosophique qui impressionne tout le monde. Moi, j’attends que cela passe sans avoir la moindre idée de ce qu’il faut penser.

Je tente : « C’est beau », mais on ne me répond pas. Je gémis, en prenant moi aussi un air impénétrable : « La mer, quand même, on a beau dire… » Non, ça ne prend pas.

Alors je me concentre sur l’autre rive de la baie de Belfast. Là-bas, sur la terre ferme, on aperçoit les docks et les usines. Les fameuses grues qui personnalisent le skyline de Belfast.

Voilà des choses qui parlent au sage précaire. Des paysages industriels, des routes sur lesquelles faire du vélo, des montagnes sur lesquelles gambader.

« Le plancher des vaches », me disais-je ce jour-là sur le port de Carrickfergus, où je n’osais pas dire à S. que la vue de ces voiliers m’ennuyait, « le plancher des vaches, voilà le véritable habitat des hommes ondoyants. »

Théorie du soulèvement (3) méthode irlandaise vs méthode anglaise

Les Anglais se soulèvent massivement. Chez les Anglais, il y a cette vieille tradition de la prolétarisation du peuple, la massification des travailleurs.

Les Irlandais, au contraire, ont une tradition de la révolte qui s’apparente plutôt à la guérilla. Moins nombreux, moins prolétarisé, moins organisés parce que longtemps sous le joug d’un pouvoir étranger, l’art du soulèvement irlandais est plus lancinant, plus pervers, il consiste à construire des machines de guerre qui déroutent l’adversaire. Souvent, quand les Irlandais se battent, leur avantage est leur courage couplé à une stratégie que personne ne comprend. Pas même, certaines fois, les Irlandais eux-mêmes.

La sagesse pécaire doit se confronter au soulèvement populaire, c’est son défi, elle qui n’aspire à rien tant qu’à la sieste et à la flânerie. J’ai déjà fait https://gthouroude.com/2009/03/19/le-sage-precaire-en-manif/la critique de la sagesse précaire sous l’angle du soulèvement.

Puis j’ai dressé une grossière distinction entre réaction française et réaction britannique face aux injustices. Je disais un peu bêtement (et faussement, car j’avais en grande partie tort, comme souvent), que les Britanniques préféraient la charité individuelle alors que les Français restaient attachée à la manifestation de rue.

Mais en participant à la manifestation du 30 novembre à Belfast, j’ai eu une autre impression. Je voyais là le retour de la tradition du soulèvement anglais, le grand syndicalisme qui était si puissant outre-Manche depuis la deuxième guerre mondiale. Ce syndicalisme même qui fut fragilisé par les mandats de Margaret Thatcher, dans les années 80.

L’amie qui était à mes côtés y voyait plutôt l’espérance d’une manifestation où protestants et catholiques étaient côte-à-côte. C’est sa remarque qui m’a fait réfléchir sur des différences de méthodes, dans le domaine de la révolte populaire. Quand les Irlandais catholiques de Derry et de Belfast se sont soulevés, ils l’ont bien fait, j’ai l’impression, comme une guérilla, et le pouvoir britannique n’y a jamais rien compris. Les Irlandais eux-mêmes, ont-ils vraiment pris la mesure de ces étonnants « Troubles » ?

En revanche, notre belle manif du 30 novembre, elle était bel et bien britannique, si ma théorie portative est correcte (ce qui n’a rien de garanti). Organisée, massive, syndicalisée, disciplinée, propre sur elle, luthérienne, oui, c’était la marque de la  méthode impeccable des Anglais.

Manif à Belfast : un succès sur toute la ligne

Ce matin, depuis mon bureau, je voyais le misérable piquet de grève de l’université, et j’avais un pincement au coeur. Je pouvais difficilement faire grève moi-même puisque je n’ai pas d’emploi, que je vis sur de maigres économies, et que j’avais un chapitre de thèse à terminer, pour lequel j’avais accumulé un retard d’un mois.

Voyant la pauvre Irlandaise, que je connais un peu pour avoir milité dans le même syndicat qu’elle, grelotter de froid, et proposer des tracts à des étudiants qui la snobaient, j’eus une forme de nausée. Je n’y tins plus et rejoignis les courageux syndicalistes, ne serait-ce que pour discuter.

« Tu devrais joindre le syndicat » me disent-ils. Je me suis déjà inscrit sur internet, mais je leur avoue que je ne suis pas sûr d’y être affilié officiellement. Ils me promettent d’aller y voir de plus près. Ils déplorent que les membres de la facultés des langues étrangères soient si « conservateurs », et qu’ils ne s’engagent pas dans la lutte des plus faibles et le maintien des services publics.

Je ne sais que dire, car je ne réponds pas de mes supérieurs hiérarchiques, et encore moins de mes égaux. Des inférieurs hiérarchiques, il n’y en a pas dans la sagesse précaire.  

« Quand même, disent-ils, les Français savent ce que c’est que la grève et les manifs, non ? Le département de français pourrait donner l’exemple ! » Nous rions. Nous avons très froid, et nous nous préparons à nous diriger vers le Foyer des étudiants, pour quelques discours et organiser le défilé à venir.

Je ne peux pas retourner à ma thèse et à mon bureau chauffé. Cette jeune Irlandaise, syndicaliste et prof en art dramatique, me touche par son abnégation. Elle brave le froid et l’ennui du piquet de grève, elle risque d’être mal vue par la hiérarchie, quand tant d’autres enseignants-chercheurs remplissent leurs cours et leurs articles d’idéologie gauchiste sans risquer de nuire à leur carrière en faisant grève.

Avant de prendre la route de la manif, on me tend une pancarte, que j’empoigne sans regarder ce qui y est écrit. Je remarquerai plus tard que j’arborais ces mots : « Investissez sur moi. Je suis votre avenir ». A l’approche de la quarantaine, le sage précaire n’est plus vraiment l’avenir de quoi que ce soit. Enfin on ne sait jamais.

Sur la route, je suis rejoint par mon amie Sarah qui virevolte et prend de nombreuses photos.

De mon côté, je reste un militant de base, discipliné, et je prends une tête d’enterrement, car c’est ce que je sais faire de mieux.

Nous partîmes moins de cent, mais par un prompt renfort, venu de chaque rue, nous nous gonflâmes de plusieurs autres défilés, nous grossîmes de volume sonore et nous nous vîmes dix mille en arrivant au City Hall.   

Après avoir poireauté quelques quarts d’heure, je décidais de rentrer à mon bureau. Je recroisais Sarah qui avait fait des photos acrobatiques en grimpant sur la tribune. Mon amie est une aventurière. Nous décidâmes, en bons socialistes qui se respectent, d’aller manger dans un restaurant gastronomique, parce que merde, il n’y a pas de raison qu’on laisse la bonne bouffe aux riches et aux banquiers. Nous posâmes nos pancartes au dehors et fîmes un merveilleux déjeuner : butternut, faisan, venaison, nous ne sommes rien refusé car nous avions bien mérité de la lutte des classes.

Les journaux diront, le lendemain, que la grève fut un demi-échec au Royaume-Uni. On s’attendait à un raz-de-marée qui n’eut pas lieu. En revanche, dans la province d’Irlande du nord, ce fut un succès plus gros qu’escompté. Il faut dire que la province vit plus qu’une autre sur le service public.

Sarah se demanda s’il y avait beaucoup de protestants dans le cortège. Cela ne m’avait pas traversé l’esprit que la division communautaire ait pu se retrouver dans le combat syndical.

Il est vrai que dans les partis politiques, ceux de gauche se trouvent du côté « Irlande unie » et sont donc majoritairement catholiques, et que les partis de droite son les partis protestants et unionistes. Mais cela se retrouvait-il dans les mouvements sociaux ?

Je ferai ma petite enquête à la prochaine A.G. de mon syndicat.

Ma colocataire française

Je suis gâté pour ma dernière année de colocation à Belfast. Après avoir eu la chance d’accueillir un charmant Vietnamien très studieux et un jeune Allemand aux idées bien arrêtées, voilà que les fées de mon logis, mes lares domestiques, nous envoient une jeune Française, thésarde comme moi.

Avant qu’elle ne se décide à venir chez nous, nous en avons discuté avec les autres colocataires. L’Allemand préférait que nous restions à trois, et le Vietnamien ne voulait pas trop d’une femme. « Mais nous ne sommes que des hommes! disait-il. Imaginez que nous sortions en bermuda… » « Oh my God! » se moquait l’Allemand.  

De mon côté, je savais que l’on pouvait vivre à quatre dans cette maison, mais qu’il fallait faire quelque effort, réduire un peu l’espace que l’on occupe dans les territoires communs.

La jeune Française est donc venue, après s’être assurée qu’il n’y avait rien de mieux en ville, pour le même prix. Car ne nous voilons pas la face, c’est l’excellent rapport qualité-prix, et donc le loyer modéré, qui constitue le meilleur atout de ma maison.

La pauvre était malade lors de son déménagement. Cela eut pour effet d’adoucir brutalement  la gent masculine de la maison. Nous l’aidâmes à déménager, nous fîmes preuve d’un plus grand scrupule quant à la propreté et à l’occupation des sols. Le Vietnamien poussa la galanterie jusqu’à changer de chambre pour laisser à la French Lady la chambre la plus confortable, qu’il occupait depuis un mois. Il lui offrit des petits trucs, pour la gorge, pour le ventre, pour se couvrir. Je ne sais pas elle, mais moi, je trouvais les attentions du Vietnamien très touchantes.

En retour, notre nouvelle colocataire a laissé libre cours à la dimension bienfaisante de sa personnalité : elle soigne à son tour, elle fait des tisanes, partage des soupes, diffuse quelque chose de réconfortant dans cette maisonnée. Même la propriétaire a été littéralement conquise, qui lui a trouvé une grande classe et une véritable grâce. « Et son sourire est radieux », disait la propriétaire, en empochant le loyer du mois de novembre.

L’autre jour, levé un peu tard et de mauvaise humeur, j’intégrais la salle de bains sans grand espoir de voir ma journée tourner dans le bon sens. Depuis la cuisine, en dessous, les rires de la Française, qui plaisantait avec le Vietnamien, montaient et habitaient les murs. C’était délicieux. Je ne sais pas si ma journée est devenue beaucoup plus productive par après, mais au moins, le temps perdu l’a été sans idée noire.

Elle dit préférer habiter avec des hommes, « parce qu’il y a moins de problèmes », ce que la sagesse précaire approuve dans ses préceptes. Si les femmes avaient moins peur des hommes, et réciproquement, elles suivraient massivement son exemple. Car la mixité, dans les colocations, apaise considérablement les atmosphères, adoucit les moeurs et arrondit les angles. 

Il se passe finalement quelque chose que je n’aurais pas imaginé possible dans cet environnement : au lieu de nous comprimer, la présence de cette nouvelle amie (qui était une amie avant d’être une colocataire) a fluidifié l’espace. C’est difficile à expliquer, mais depuis qu’elle est parmi nous, je me sens mieux dans la maison, j’ai l’impression d’avoir plus de place. Elle a, en quelque sorte, par sa seule présence, révélé à la maison sa propre potentialité de confort. Vrai, il nous semble même qu’il fait un peu plus chaud.

Les icônes de Belfast

Si Belfast se distingue par ses fresques murales, force est de reconnaître qu’elles ne sont pas toutes politiques, ni partisanes.

Cette fresque, conçue par le département des études byzantines (avant qu’il ne ferme), montre une sainte Sophie en majesté, vers qui se prosterne un personnage habillé en vert (on est en Irlande au sens large du terme) tenant entre ses bras le bâtiment où nous nous trouvons présentement : House 5, University Square, Belfast. Nul doute que ceux qui savent lire le grec ancien sauront reconnaître cette explication écrite aux pieds de sainte-Sophie.

Au fond de la cour, on peut voir le bureau des thésards que nous occupons collectivement. Des sages montent l’échelle vers le ciel des Idées, et certains échouent, comme des anges déchus, et finissent leur course dans la gueule du dragon, qui représente sans doute l’ignorance, la bassesse d’âme et le ressentiment qui ronge l’âme de ceux qui échouent.

C’est quand même sympathique de travailler sur sa thèse avec ces symboles comme peau symbolique.

Ce qui m’émeut dans cette fresque, c’est l’accommodement des personnages religieux et symboliques aux systèmes d’évacuations, gouttières, lampes et bouches d’aération qui occupent les murs.

Cela forme une sorte de syncrétisme intéressant, où la bible semble être protégée par un tuyaux en PVC, grâce à quoi les voies mystérieuses du très Haut croisent sans se gêner celles compliquées des eaux usées.  

 

 

 

 

Et au milieu de cette réunion de plomberie et de sacré, des personnages connus et et appréciés en compagnie de qui l’on peut méditer sur notre sort : Méthode, Cyrille, sainte Catherine.