L’indépendance de l’Irlande

La question est grave est grande : pourquoi chercher à être indépendant ? N’est-il pas préférable de rester au sein d’une puissance plus grande, et de faire progresser les droits des minorités pacifiquement ? C’est un question actuelle avec le Tibet, avec la Corse et les Antilles. C’est un débat qui est certainement mené par les Tibétains et les Antillais eux-mêmes. (A mes amis chinois qui me renvoyaient les Bretons et les Corses à la figures, je pouvais toujours répondre qu’ils avaient le droit de vote et le droit de constituer des partis indépendantistes, mais c’est un autre débat.) 

En 1916, il n’y avait pas plus de république d’Irlande que de beurre en branche dans le cul d’une vache.

L’Irlande appartenait à l’empire britannique et personne, même pas James Joyce, ne croyait que les Irlandais parviendraient à être indépendants. Peu de gens l’espéraient vraiment, car, en 1916, c’était la première guerre mondiale et tout le monde s’en foutait un peu, de l’Irlande.

D’ailleurs on parlait d’autant moins d’indépendance qu’il était question d’une loi, Home Rule, qui allait permettre – à condition d’être votée à Londres – de donner une certaine autonomie à l’Irlande.

C’est alors, au plus fort de la guerre mondiale, qu’une bande d’activistes irlandais ont pris d’assaut le bâtiment des postes (Cherchez le GPO, quand vous visiterez Dublin) et prononcèrent une déclaration d’indépendance. Une bande d’intellectuels précaires (Patrick Pearse avait étudié le gaélique et le français, et il avait créé une école irlandaise) se révoltaient et étaient prêts à en découdre avec la plus grande puissance du monde.

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Un pragmatique bon teint me dirait : « Mais ils sont stupides, tes Irlandais. Ils auraient attendu quelques années que tout cela se pacifie, ils seraient aussi libres et autonomes que les Ecossais, ils bénéficieraient, comme eux, des avantages socio-économiques de la Grande Bretagne tout en étant parfaitement autonomes, avec un parlement irlandais, une fiscalité irlandaise… Ils se seraient économisés bien des violences inutiles. »

Après quelques jours de combats, les Anglais les ont dégommés. Ils avaient d’autres chats à fouetter, les Anglais, et, en règle général, ils ont beau être flegmatiques et extrêmement charmants au contact, il ne faut les énerver trop longtemps. Pressés de règler la question pour se concentrer sur la guerre contre les Allemands, les Anglais ont commis l’erreur de mettre à mort les leaders irlandais du soulèvement de Pâques 1916. Ils ont créé des martyrs et, par là, un sentiment de révolte qui n’était pas majoritaire dans la population avant ces événements. Une guerre d’indépendance suivra et l’indépendance sera acquise en 1921 (sauf pour la partie du nord-ouest qui constituera, jusqu’aujourd’hui, L’Irlande du Nord.)

Aujourd’hui encore, quand je vois les îles britanniques et que je me dis que seule l’Irlande est parvenue à conquérir l’indépendance, alors que des arrangements auraient pu être passés avec la Couronne, comme cela s’est passé avec l’Ecosse et le Pays de Galles, des arrangements du type autonomie, marché commun, Home Rule, je ne peux m’empêcher de ressentir de l’admiration pour les Irlandais. On me dira qu’ils ont profité de la Guerre mondiale. C’est vrai, mais c’est le cas de tous les mouvements de libération.

Quand on pense à cela, non seulement les luttes sanglantes pour l’indépendance depuis la fin du XVIIIe siècle, mais aussi la guerre civile après l’indépendance, dans les années 20, puis le recroquevillement pour tenter de digérer tout cela, les décennies de pauvreté, d’obcurité, de catholicisme autoritaire, on se dit que l’Irlande est un pays qui en a sacrément bavé, juste à côté de nous. Je ne sais pas pour les autres, mais pour moi, c’est cette histoire poignante qui me rend l’Irlande si attachante.

De Toledo contre Le Bris et la « littérature-monde »


Que les choses soient claires, je ne connais pas Camille de Toledo. Je n’ai pas lu une ligne de ses livres précedents. Je m’aperçois de son existence au moment où le site du monde.fr lui donne la parole. Il la prend et s’exprime très bien.

On dira, comme toujours, qu’en critiquant frontalement le mouvement « Pour une littérature-monde », il se fait un nom en crachant sur plus célèbre que lui. Mais le fait est que les écrivains déjà installés préfèrent ne pas entrer dans la critique et la polémique car ils ont plus à perdre qu’à gagner. Ils doivent protéger leurs différents canaux de diffusion, leur réseaux d’amis, leurs opportunités de prix littéraires, de résidence, de couverture médiatique.

C’est à ça que servent les nouvelles générations. Elles n’écrivent pas mieux, ne sont pas plus intelligentes que les vieilles, mais elles ont l’effronterie de dire clairement ce qu’elles pensent. Elles peuvent donner des coups de pieds dans des institutions, en particulier celles qui, au contraire des académies et des universités, ne se présentent pas comme des institutions, mais comme des mouvements généreux, ouverts et voyageurs (whatever that is).

Ici, Toledo ne dit pas le nom de Michel Le Bris, car il ne s’agit pas d’une querelle de personne. Ce n’est pas du tout une querelle, d’ailleurs. C’est une polémique. Une polémique utile. Une lutte contre une vision étroite et appauvrie de la littérature. Si je soutiens Toledo contre « les géants » de la « littérature-monde », les « grands voyageurs » (ceux qui ne parlent que dans la prose de Le Bris, qui prétend fédérer des énergies et des idées, lorsqu’il ne fait rien d’autre que s’entourer pour peser dans le monde médiatique), si je soutiens Toledo c’est parce que je ne veux pas voir Beckett, Perec, Barthes, Simon, méprisés et rejetés au nom de je ne sais quelle conception foireuse des lettres, telle que la « littérature voyageuse » ou la « littérature-monde ».

J’ai cru comprendre que Toledo participait à la revue Inculte, en compagnie de François Bégaudeau, dont j’ai dit le plus grand mal ici. Je dis bravo! Que les trentenaires s’unissent un peu, plutôt que de travailler toujours dans leur coin. Bégaudeau flirtait avec la démagogie en disant que Voltaire était trop chiant pour des adolescents (je relance mon pari avec l’immodestie des cons : quand vous voulez je viens dans une classe de 4e, n’importe où en France, et je les intéresse avec Voltaire!), et en diluant de la sociologie de bazar dans des émissions de télé branchées. Mais ce n’est pas grave : il a fait un film qui reste un bon film, et il participe à un mouvement de jeunes gens qui refusent les mensonges et les illusions des hommes de pouvoir et d’influence.

Je me reconnais un peu dans ces écrivains là, pour le peu que je les connais (Bruce Bégout aussi collabore à Inculte, ce qui commence à donner une idée un peu étoffée de ladite génération) pour deux raisons : j’ai le même âge qu’eux et je suis attaché à quelques uns de ces penseurs des années soixante, dont les expérimentations et les délires restent un motif d’admiration sans fin.

Dire du mal de ses amis

J’ai toujours été fasciné par les commérages et les médisances.

Quand j’étais petit, j’étais d’abord outré d’entendre les déformations qu’on faisait subir aux paroles d’un pauvre bougre dans le seul but de se moquer de lui. Puis amusé de voir combien on exagérait n’importe quel non-événement pour avoir quelque chose à raconter.

Quand j’étais petit, j’étais aussi admiratif du courage qu’il fallait pour dire du mal d’un ami commun : si ces paroles arrivent aux oreilles de l’intéressé, me disais-je, quel grabuge cela va-t-il causer ? Se rend-il compte qu’il risque de se faire casser la gueule, en parlant ainsi ?

Etudiant, je m’exerçais à faire des éloges, pour lutter contre ces médisances que je croyais profondément malsaines. Cela ne servait à rien. Je m’apercevais que, dans un groupe donné, personne n’était jamais épargné par les rumeurs, ou les reproches, ou les moqueries. On pouvait être puissant, craint, ou au contraire gentil, doux, inoffensif, on pouvait faire le bien autour de soi ou être égoïste, quelqu’un toujours se chargerait de vous tailler un costard. Le besoin de médire est tel que si une personne est parfaite, on inventera des défauts et des vices pour pouvoir alimenter la machine à suspicions et à ragots.

Ce qui m’intéresse, dans les ragots, c’est la force paradoxale intense qui est en eux. Dans les conversations on s’acharne sur un ami, et pourtant cet ami est toujours aimé. Parfois je me demande même si on n’a pas plus de tendresse pour quelqu’un justement parce qu’on en a dit du mal.

Paradoxal aussi car on prend un risque en médisant, le risque de se faire mal voir, et même de blesser, donc rationnellement on devrait s’abstenir de le faire.

Paradoxal encore car le lien social peut être brisé par des paroles malheureuses. Or ce sont justement les conventions sociales qui nous inspirent lesdites paroles.

Paradoxal enfin et surtout parce qu’on devrait savoir que si A médit de B devant moi, alors A doit aussi médire de moi en présence de B, et B faire de même, et que je dois donc être l’objet des plus grandes médisances et des plus cinglantes railleries. Or, il est très rare que les gens se sachent visés, alors qu’ils ont conscience que tous les autres le sont.

Après réflexion, j’identifie trois fonctions à la médisance.

Fonction de régulation

La vérité est que la médisance, la bassesse, la curiosité déplacée, toutes ces choses sont essentielles à la survie, la santé et la prospérité d’une communauté. C’est le social qui, par ce moyen, homogénéise les membres du groupe. Ceux qui réussissent trop bien sont un peu humiliés, ce qui les rend plus humains. Même chose pour ceux qui nous font peur et qui nous impressionnent.

Il est donc inutile, mais attendrissant, d’entendre ces gens tenter de donner d’eux une belle image en cherchant à dire du bien plutôt que du mal. Sur ce point, on entend des chef d’oeuvre de double langage qu’il faudrait décrire, mais cela serait trop long pour ce billet.

Fonction d’appartenance

C’est un système d’échange qui nous relie, aussi, très puissamment les uns aux autres. Sur le moment, les paroles ont été très négatives, mais à terme, ce qui reste, c’est un sentiment d’appartenance, un lien communautaire. On se connaît mieux même si c’est dans la rumeur et le mensonge, dans le malentendu et la malveillance. On s’aime davantage en quelque sorte, on partage un même paysage humain.

D’où l’importance du risque. Dire du mal de A à B, c’est toujours prendre le risque de se brouiller avec A, car on ne peut jamais avoir confiance en B. Par définition, jamais aucun secret n’est vraiment gardé, et même n’importe quelle information se transforme en « secret chuchoté ». Comme tout système d’échange, donc, le commérage peut se retourner contre lui-même et faire exploser le groupe.

Fonction cathartique

Dire du mal nous fait du bien, enfin, parce que cela nous libère des angoisses que produit la fréquentation des autres. Constamment, dans le rapport aux autres, on est énervé, frustré, attristé, humilié, rabaissé, interpellé, interrogé, interloqué, intéressé, attiré, amusé, stimulé, caressé, surévalué, et toutes ces émotions produisent un tiraillement qui demande à être exprimé. On n’a pas le choix, il faut évacuer par la parole toutes ces impressions et ces sentiments mêlés qui oppressent. Soit on parle, soit on craque. La fêlure, (The Crack-up, dernière nouvelle de F. Scott Fitzgerald) prend toute sorte de formes : rupture, folie, autisme, départ, maladie, dépression, crime.

Alceste, le misanthrope de Molière, décide de partir dans un désert car il ne supporte plus les vices de ses contemporains. Il manque de sagesse, Alceste. Le sage précaire n’en voudra jamais à ses amis de le couvrir de mauvaise paroles, et il prendra lui-même part à ce concert d’infamies, car il sait que c’est dans le danger et la saleté que grandit le salut.

Huer Bob Dylan

« Rentre chez toi! », « Débranche tout ça! »

Les fans de Bob Dylan ne supportaient pas de le voir jouer autre chose que des chansons engagées accompagnées à la guitare folk. A Londres, autour de 1965, des images d’archive nous le montrent en petite star que tout oppose à son public. Il lui fallait un sacré courage pour imposer à tout le monde une musique si révoltante pour tout ceux qui avaient fait sont succès.

Des millions de jeunes étaient prêts à l’adorer s’il continuer à faire des chansons folk, et il fut prêt à se faire huer constamment, dans toutes les villes du monde occidental. C’est en faisant ça qu’il a créé un mythe.

Il voulait créer quelque chose de l’ordre de la saturation du son, de la masse, de la lourdeur orchestrale. On l’entend bien dans l’enregistrement de Ballad of a Thin Man, la chanson devait migrer vers un univers de son qui ne la séparait plus du cri et de l’effroi.

Ce qui est amusant, c’est de le voir dans sa voiture, excédé : « Don’t booe me anymore! » Arrêtez de me huer. Il récoltait pourtant simplement ce qu’il avait semé, il aurait dû être content de voir que ce qu’il tentait fonctionnait. Il reproche à ces jeunes de crier trop fort pour jouer juste. « J’ai même pas envie de jouer juste. »

Il aurait dû comprendre, Bob Dylan, que ce sont tous ces cris qui formaient l’événement musical historique. Si les gens s’étaient tus, et si le groupe avait joué harmonieusement, cette tournée interminable n’aurait pas été ce mélange de haine, de déchaînement de passion froide et de chute.

L’autopromotion de Michel Le Bris

A l’heure où même des écrivains trentenaires dénoncent « les illusions de la littérature-monde » (du coup, je me sens moins seul), j’ai une révélation à faire.

Ce n’est pas une révélation, d’ailleurs, c’est l’impression d’un scoop. L’idée d’une chose qui, si elle s’avérait, pourrait devenir une nouvelle assez intéressante (il faut que je revoie mes effets d’annonce, moi, je viens de passer de « révélation » à « nouvelle assez intéressante ».)

Je crois savoir pourquoi le manifeste Pour une littérature voyageuse est épuisé. Oui, c’est ça mon scoop. En même temps, ce blog, ce n’est pas News of the World, si vous voulez du croustillant, allez voir ailleurs.

C’était une chose incroyable, je trouvais. Comment un homme aussi influent que Michel Le Bris pouvait laisser à l’abandon un ouvrage collectif qui, dès 1992, accompagnait le festival Etonnants Voyageurs en réclamant une « écriture-monde », un retour au roman d’aventure, etc. Ces dernières années étaient le moment de le rééditer.

Surtout avec tous ces prix littéraires décernés aux francophones, aux étrangers, avec le prix Nobel de Le Clézio « écrivain de l’errance, des peuples primitifs, grand voyageur. »

Surtout avec le nom des participants du recueil qui suit le manifeste : Nicolas Bouvier, Michel Chaillou, Jacques Lacarrière, Kenneth White, Gilles Lapouge, Jacques Meunier, Jean-Luc Coatelem… Que du beau monde !

Surtout que la « note de l’éditeur », anonyme, qui ouvre et cristallise l’esprit du manifeste, fait un éloge sans équivoque de Le Bris :

« … l’un de ceux, avec Kenneth White, qui a pensé avec le plus d’acuité cette possibilité d’une « écriture-monde », à savoir Michel Le Bris, développe d’œuvre en œuvre, depuis L’homme aux semelles de vent, une théorie de l’Imagination Créatrice assez originale pour… »

Pourquoi laisser dans l’ombre un texte qui dit de vous que vous êtes un de ceux qui a pensé quoi que ce soit « avec le plus d’acuité » ? Le plus d’acuité, c’est la formule qui tue, à mon avis. Je suis à fond pour l’acuité, personnellement. Moi, si je lisais un jour quelque chose comme : « Guillaume fut le sage précaire qui mangeait le boeuf bourguignon avec le plus d’acuité », j’en ferais des gorges chaudes pendant des mois.

Alors pourquoi ne fait-on rien pour rééditer ce petit livre, qu’on est sûr de vendre à des milliers d’exemplaires ? D’un pur point de vue économique, c’est incompréhensible. Quelqu’un doit s’y opposer, mais qui, et pourquoi ?

La raison, je n’en suis pas certain, mais voici ma suspicion : cet éloge de Michel Le Bris, cité plus haut, a été écrit par lui-même. Il est quasiment certain que la « note de l’éditeur » est aussi anonyme que l’est ce blog. On y reconnaît le style, les idées et les obsessions du biographe de Stevenson. Si ce n’était pas suffisant, on y trouve quasiment les mêmes phrases que dans « Fragments du royaume » le petit texte signé Michel Le Bris dans le recueil qui suit le manifeste.

Si on rééditait Pour une littérature voyageuse, le public prendrait notre écrivain voyageur en flagrant délit d’auto-publicité. Moi cela ne me choque pas car il faut bien vivre, et si l’on est un as du marketing, ce qu’est notre Breton de Saint-Malo, alors il est naturel d’être un peu le bénéficiaire des efforts que l’on fait pour les autres. Mais pour d’autres gens du public, plus moraux, plus droits dans leurs bottes, cela pourrait le faire mal voir.

Cela pourrait, pourquoi pas, lui faire rater un prix littéraire.

S’attacher / S’arracher, la dialectique du nomade

 

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La dialectique de la vie nomade est faite de deux temps : s’attacher et s’arracher. On n’arrête pas de vivre ce couple de mots sur la route. On a peine à quitter les amis que l’on s’est faits, mais en même temps on se réjouit… On se dit, si cette amitié doit durer, elle durera Inch’Allah. Dans la plupart des cas, elle ne dure pas. 

Ainsi s’exprime Nicolas Bouvier dans Routes et Déroutes, publié en 1992 (Cf. Oeuvre, Gallimard, 2004, pp.1290-1).

 

 

  

Il y a deux inexactitudes dans ce joli extrait. Deux erreurs qui s’emboîtent. Premièrement, les amitiés peuvent durer chez le voyageur. Mes amitiés durent plus longtemps et plus intensément que celles de nombreuses personnes qui ne bougent pas.

 

  

Deuxièmement, le nomade ne s’arrache pas tout à fait. Le mot n’est pas correct. Le nomade revient toujours aux mêmes endroits, si bien que chaque fois qu’il part, il a toujours le sentiment de quitter ses amis quelques temps et leur dit « au revoir ».

 

 

 

Dans l’idéal, le nomade n’abandonne jamais une amoureuse non plus. Dans l’idéal (si elle le veut, c’est-à-dire), il retourne la voir comme un Touareg retourne aux mêmes Oasis.

 

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Ces photos sont des « études de nu » d’E.Aubin, 1881. Papier albuminé d’après négatif sur verre au collodion. 9.5 X 14 cm (format carte-album, image contrecollée sur carton satiné jaune avec un liseré rouge, timbre humide au dos : « Photographie Beyrouth » et monogramme TLE). Dépôt légal 1881. © Bibliothèque nationale de France

Amateurs et universitaires

Autrefois, j’étais surpris du très mauvais niveau de lecture des universitaires.

Je généralise bien sûr, que personne ne se sente visé. Ceci doit être pris dans un sens nominal, conceptuel. Il faut imaginer, faire comme s’il y avait des universitaires qui ne seraient que cela. Ce qui, bien sûr, n’existe pas dans la réalité. Ai-je été clair, dans ma bulle rouge qui explose les yeux ?

Je les entendais parler dans des colloques, je lisais leurs articles, leurs livres, et je me disais que ces gens, en plus d’écrire lourdement, étaient d’abominables lecteurs. Il n’y avait aucune finesse, aucune originalité, aucune fulgurance dans leurs analyses.

Le fait que les professeurs d’universités semblaient incultes, peu intéressés par les arts et les lettres, me troublaient car j’étais disposés à les croire au-dessus de tout le monde, a priori. J’essayais de me raisonner. Ne sois pas si arrogant, me morigénais-je, ils ne sont pas si mauvais lecteurs s’ils sont où ils sont. Naturellement ces auto-admonestations n’ont jamais porté leurs fruits et je nourrissais tranquillement une opinion désastreuse de l’université. Sans disconvenir de leur nécessité dans les sociétés, je ne leur trouvais aucun prestige et aucune supériorité intellectuelle.

Maintenant que je dois faire un travail de recherche universitaire, j’ouvre les yeux et comprends un peu mieux où est le problème. J’étais chez un ami. Un homme de mon âge, raisonnablement érudit, plein d’esprit et d’humour. Un sage précaire d’aujourd’hui, un trentenaire français : un intellectuel amateur. Soudain, un mes livres le fit rire. Il le trouvait inélégant et manquant singulièrement d’attractivité. « Avec un titre comme ça, me dit-il, il ne va pas se vendre beaucoup ».

Mon ami avait raison. Ce n’était pas un livre que l’on trouverait chez les libraires et que le public cultivé achèterait. Il s’agissait d’un livre d’universitaires destiné aux professionnels de la recherche. Un livre à destination de ceux qui se spécialisent dans les domaines de la littérature du voyage en français, du postcolonialisme, du féminisme, et de leur interaction, d’où un titre ennuyeux, mais sans ambiguïté. Il était calibré pour figurer dans les bases de données des bibliothèques. Un type comme moi tomberait un jour sur ce titre et serait très désireux d’y jeter un œil, mais pour d’autres raisons que celles qui me font acheter un livre chez le libraire : il me serait indispensable pour mes recherches.

Cela explique le trouble qui m’agitait auparavant : les universitaires ne sont pas des amateurs cultivés, ils sont des professionnels spécialistes. Ils ne prennent pas nécessairement de plaisir quand ils lisent. Quand ils partent en vacances, ils prennent leur pied avec Harry Potter, au cinéma ils regardent n’importe quoi et la musique qu’ils écoutent n’a aucun intérêt. Ils ne savent rien de l’art contemporain, ne vont jamais voir d’expositions et sont souvent largués quand ils parlent avec des intellectuels amateurs. Face à un conversationniste enthousiaste, ils sont soit méprisants, soit impressionnés, soit embarrassés, soit ennuyés, soit agacés, soit complexés, soit amusés, soit entraînés vers des territoires nouveaux pour eux. Les amateurs, eux, ne font que ça, aller aux expos, lire des livres géniaux tous azimuts, se cultiver pour le plaisir. Ils ne passent jamais un ou deux mois sur un article précis, ce n’est pas leur travail. Ils ont une culture vaste et une pensée parfois intéressante, mais leur culture ne sert qu’à eux-mêmes, pour leur propre édification et pour le plaisir de la partager avec des amis.

Les amateurs respectent par-dessus tout le « génie », la singularité et la distinction. Ils aiment les livres dont les auteurs sont admirables, ou novateurs, ou d’une qualité personnelle hors du commun.  Les universitaires, eux, lisent et écrivent des livres qui sont utilisables et qui sont pris dans un réseau serré et hautement codifié. Dès lors, leur auteur n’a pas à être un génie, mais un bon chercheur, qui applique des règles de rédaction assez strictes, qui fasse une synthèse des textes importants publiés sur le sujet, tout en proposant une approche si possible novatrice.  

Ainsi, moi qui n’étais qu’un amateur généraliste, conversationniste passionné, et qui prenais Barthes ou Deleuze comme mètre-étalon de l’écriture théorique, j’étais consterné par ce que je lisais chez les professionnels. Maintenant que je me spécialise, je lis avec reconnaissance les livres un peu lourds de mes collègues. Ils me sont utiles. Les chercheurs universitaires travaillent à hauteur d’hommes. Je les trouve plein de respect pour leur lecteur et la communauté dont ils font partie.

Pour résumer, et pour faire comme dans les livres des chercheurs, voyons ce tableau.

Il va sans dire, mais je le répète, que tout le monde est un peu les deux à la fois. Que personne n’est tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Me fais-je bien comprendre dans mon îlot sanguin ?

  

Intellectuel Chercheur
Statut Amateur Professionnel
Culture Généraliste Spécialiste
Idéal Génie Honnêteté
Valeur Esthétique Ethique
Type de livres Essais Monographie/ Thèse
Stratégie sociale

Succès

Institutionnelle
Situation Solitaire Communautaire
Pratique orale préférée Conversation Colloque
Pratique écrite préférée Poème en prose Article
Couleur préférée Brun Rouge Gris Bleu
Femme préférée

Amie / Amoureuse

Epouse / Maîtresse
Homme préféré Ami Collègue
Faiblesse orale Polémique / Colère

Difficulté à rebondir

Défaut de l’écriture Superficialité Lourdeur
Héros Socrate

Thomas d’Aquin

Pour ma part, beaucoup de choses me déplaisent chez l’intellectuel amateur, et mon respect pour le chercheur augmente de jour en jour. Mais je ressens très fortement la nécessité de voir coexister les deux types de penseurs. Seuls, ils trouveraient la vie mortellement ennuyeuse.  Et vous, vous êtes plutôt quoi ?

Les temps post-sexuels

Quand on parle de précarité, on croit qu’il ne s’agit que d’économie et de sociologie. Non, être précaire c’est aussi évoluer sur des lignes d’individuation incertaines et oscillantes.

Il y a des gens qui bougent entre le masculin et le féminin, et dont on ne sait pas ce qu’ils sont. Le chanteur de cette vidéo est un bon exemple. Il m’a été conseillé par une jeune amie qui, pour le coup, est très identifiable du point de vue de la séparation des genres. Nous parlions de ce groupe de femmes, appelé Coco Rosie, qui bricole une musique de toute beauté avec ce qui ressemble à des voix d’enfant, de vieillardes, de transsexuels, avec des bruits de la nature, des sons assistés par ordinateur et un minimum d’instruments classiques.

Mon amie m’a dit qu’on ne pouvait pas parler de Coco Rosie sans évoquer Anthony and the Johnsons. Moi, j’ai suivi, car je fais ce qu’on me dit, et oui, il semble bien qu’on puisse les mettre ensemble. Bientôt, on pourra faire des festivals de musique trans-genre, si ce n’est pas déjà fait.

« La libération sexuelle, écrit  Jean Baudrillard, a laissé tout le monde en état d’indéfinition (c’est toujours la même chose: une fois libéré, vous êtes obligé de vous demander qui vous êtes). Après une phase triomphaliste, l’assertion de la sexualité féminine est devenue aussi fragile que celle de la masculine. Personne ne sait où il est. » Amérique (Grasset, 1986)

Alors comme me dit mon amie, si on n’avait que le son, on ne saurait pas si Anthony (le chanteur de la vidéo) est une femme qui a beaucoup chanté de Gospel, ou un homme à la voix usée par la cigarette.

Les Américains, qui sont en avance sur nous, ont développé des disciplines universitaires qui débordent nos classifications. Ils n’étudient plus la philosophie, la sociologie ou l’histoire de l’art, ils sont aujourd’hui diplômés en « Gender studies », « Queer studies », « Cultural studies ». J’ai même rencontré une fille, ici en Irlande, qui m’a dit : « Je fais un master en pornographie.

– En ?

– En pornographie. C’est pluridisciplinaire, comme truc. »

Ce doit l’être, en effet. Il y a peut-être une profonde sagesse à retirer de ces paroles désordonnées : quand on ne distingue plus clairement les hommes des femmes, on perd de vue aussi les différentiations des disciplines de la pensée, et on fait de la philosophie sans savoir qu’on en fait, on l’agence à des problématiques d’histoire de l’art et des méthodes de sociologie sans savoir qu’on est en train de tout redéfinir, ou de tout foutre en l’air.

Ce sont les temps post-sexuels qui, partant, seront post-philosophiques (je dis ça, je dis rien.)

« A la limite, écrit Baudrillard, il n’y aurait plus le masculin et le féminin, mais une dissémination de sexes individuels ne se référant qu’à eux-mêmes, chacun se gérant comme une entreprise autonome. (…) Paradoxe étonnant: la sexualité pourrait redevenir un problème secondaire, comme elle le fut dans la plupart des sociétés antérieures, et sans commune mesure avec d’autres systèmes symboliques plus forts (la naissance, la hiérarchie, l’ascèse, la gloire, la mort). »

Ne absorbeat Tartarum

Requiem I

Ce que je préfère dans le Requiem de Fauré, c’est le deuxième mouvement, l’Offertorium. C’est un morceau qui fait tomber les gens. Une musique qui fait perdre l’équilibre, qui possède une puissance vertigineuse à peu près unique.

Je conseille la version de l’ensemble « Musique oblique », dirigée par Philippe Herreweghe, (Harmonia Mundi, 1988). La video ci-dessus est là pour donner une idée, pour rafraîchir la mémoire.

Voici comment cela se présente. En gros, trois parties (les Anglo-saxons diront : « comme toujours avec les Français », ce qui est très bête à défaut d’être parfaitement inexact) répartissent les voix comme suit : 1- Alti et ténors, puis basses; 2- Baryton seul ; 3- Les quatre voix ensemble.

1- Des cordes lancent le mouvement. Frottements, grondements, douceur enivrante mais menaçante. Les deux voix du milieu, ténors et alti, font un contrepoint déstabilisant. Les deux lignes mélodiques s’entrecroisent, se rejoignent, se tiraillent et s’agacent. Quand elles s’unissent, ce sont les cordes qui viennent en opposition et imposent de la distance.Quand les alti commencent une phrase, au plus grave de leur voix, le contrepoint aigu est pris par les hommes, ce qui crée un trouble synestésique, une impression de bourdonnement.

Les basses arrivent mettre un peu d’ordre là-dedans, mais le morceau reste en déséquilibre, en dissonance, l’oreille ne sait où se poser. 

2- Un soliste baryton vient expliquer la situation, comme un héros qui parvient à faire corps avec le chaos du monde sans se laisser dominer par lui. 

3- C’est seulement lorsque le chœur reprend, à la fin du mouvement, que les sopranos feront leur entrée. Cette entrée est parfois saluée par les historiens de la musique comme une des plus belles réalisations harmoniques qui aient jamais été écrites. C’est l’injustice des chœurs : ce sont les alti qui font tout le boulot et, à la fin, quelques mesures de soprano viennent confisquer la vedette, comme la cerise sur le gâteau.  

Gabriel Fauré et George W. Bush

Il y aurait une sociologie à faire des chœurs : l’ingratitude du rôle d’alto, comparée à la difficulté de leurs partitions. Dans une communauté, c’est peut-être la même chose, les postes les plus prestigieux, les plus en vue, sont en même temps les plus facile à exécuter. Président de la république, c’est enfantin, c’est sans doute la fonction la plus facile à exercer de toute la république. Tout le monde vous écoute, tout le monde obéit, il suffit de lever le petit doigt ; si on se trompe, l’histoire pourra toujours nous donner raison selon les hasards du réel, on trouvera toujours des hagiographes et des gens pour nous pardonner. Même Bush le fils est déjà pardonné par des intellectuels, qui voient dans la guerre du Golfe des avantages certains, et dans son action une avancée indéniable de la cause des Noirs en Amérique. 

Agnus Dei

Sur ce point, l’Agnus Dei du même Requiem oppose une sorte de démenti. L’introduction un peu mièvre est menacée par un moment de tension et de scansion, comme par hasard marqué par l’arrivée des alti. Alti, alti, comme vous prenez, mes amies, et combien peu on vous récompense de vos efforts. Alti, mes sœurs alti, vous êtes les mères courage de la musique occidentale, sans qui nous serions condamnés à n’écouter que du rock, du reggae et du hip-hop. Puis l’arrivée des sopranos, encore une fois, ré-harmonise le tout, stabilise le chœur qui finit l’ Agnus Dei dans un beau lyrisme, sonné par le cor. Mais assez de digressions, il ne s’agit pas de l’Agnus Dei dans ce billet, mais bien de l’Offertorium et de son impact physique sur les auditeurs.

La chute d’une femme 

Un jour que je chantais ce Requiem dans une chorale de Lyon, mon amoureuse tomba, évanouie, lors de l’ Offertorium. Elle était sopran, et elle ne put chanter sa partition. Elle se réveilla de suite, se releva, et elle sortit prendre l’air. Tout le monde mit cela sur le compte de la chaleur et d’un enfant qu’elle était censée attendre. C’était faux, elle n’était pas tout à fait enceinte.

Moi, sans le dire, j’ai toujours pensé que c’était l’effet de la musique. L’ Offertorium est profondément troublant, déséquilibrant, déstabilisant. L’ Offertorium fait tomber, c’est une certitude. Essayez chez vous : mettez la version de Philippe Herreweghe en entier, en suivant la partition si possible, et tenez-vous debout.

Vous verrez que vous chancellerez, c’est ainsi, aux deux tiers du deuxième mouvement.

Luxe

Deux reportages mettaient en scène, à la télé, un luxe inouï. Le premier suivait un homme d’affaire français qui fêtait ses 50 ans à Los Angeles. Le deuxième reportage portait sur le Palais de l’Elysée.

Bizarrement, le premier reportage m’a constamment choqué. La vulgarité du type, ses goûts de chiotte, sa fierté d’exhiber Johnny Hallyday. Il était pourtant chaleureux, il paraissait honnête, il faisait preuve de générosité avec des anciens amis de Toulouse, ou de Brive, qu’il invitait à sa fête. Tout cet argent déversé dans un pauvre événément froissait en moi un instinct.

Bizarrement, les lustres de la république ne m’ont pas fait battre le cœur. Je regardais le luxe déployé dans les salles de l’Elysée sans indignation. Je serai honnête, ce n’était pas l’aspect politique de la chose qui me faisait respecter cet étalage. Un fonctionnaire justifiait toutes ces richesses par « le respect que l’on doit montrer aux leader des puissances étrangères ». Non, je dois avouer, à ma grande honte, que c’est la bonne qualité des objets et des lieux qui s’est imposée à moi comme plus légitime.

C’est finalement une affaire de goût.

Aucun des deux reportages ne me fit rêver ni envie. Les nouveaux riches qui paradaient aux Etats-Unis me faisaient pitié et me dégoûtaient un peu. A l’Elysée, personne ne paradait car on ne voyait dans le reportage que des domestiques. L’or qu’ils polissaient était censé leur appartenir autant qu’au président de la république.

Objectivement, j’aurais dû être moins choqué de voir l’homme d’affaire dépenser sa fortune, car après tout il se l’est construite tout seul, sans confisquer à ses propres fins les impôts des contribuables. C’est pourtant lui que je persistais à voir comme le signe inéluctable d’un système économique pourri.

Quelque chose en moi, malgré moi, se révoltait de voir des beaufs avoir tant d’argent, qui devenait par là indécent, illégitime.

C’est sans doute que je suis trop proche d’eux, culturellement, et que je ne peux prendre le recul nécessaire pour les regarder avec un oeil apaisé et bienveillant.