Silicon Valley (6) Le Pitch parfait

J’ai assisté à une séance passionnante, dans une chambre du commerce de Palo Alto. Magali m’invitait à assister à cet exercice, où elle se rendait pour « faire du réseau ». Magali était une ancienne journaliste pour la BBC avant de créer son entreprise de conseil en communication. L’un des nombreux « incubateur de startups » organisait un concours de présentations de projets, en technologie écologique, dont le gagnant gagnerait 500 000 dollars d’investissement. Un cabinet  invitait Magalie à se rendre à un après-midi de répétitions, pour évaluer et conseiller les jeunes entrepreneurs.

Un étudiant chinois devait faire une présentation de dix minutes pour présenter un projet extraordinaire de transformation industrielle de déchets plastiques en carburant. Grâce à des réacteurs très sophistiqués, les déchets se transforment en naphta, en diesel et en carbon black.

La pierre philosophale, quoi.

Autour de la table, des professionnels de divers horizon, et un touriste, moi, qui ne sait comment se tenir. Le jeune Chnois vient de Hangzhou et devant lui, des coaches et des grands spécialistes de choses très obscures. Tout le monde se présente en un bref tour de table. Magali ne perd pas la face et me présente comme un écrivain qui a longtemps vécu en Chine, et comme un universitaire qui a enseigné à l’université Fudan. Au nom de Fudan, tous les Chinois de la salle opinent du chef en me regardant, visiblement impressionnés. Bravo Magali. En bonne communicante, elle a su trouver les mots pour faire passer un sage précaire en personnalité éminente.

A côté de moi, un homme repoussant de laideur, des croûtes sur le visage et un sourire carnassier. Une voix caverneuse et un accent yiddish. Il dit être un militaire israélien, pilote de chasse et retraité de l’armée de l’air de Tsahal. Je ne comprends pas ce qu’il fait là. Apparemment, il s’est reconverti dans le consulting.

L’étudiant fit une démonstration peu convaincante mais il avait l’air de savoir de quoi il parlait. A mon avis, pour un investisseur, le plus important dans un tel projet, ce n’était pas le charme dégagé par le présentateur du projet, mais le sérieux de l’entreprise, sa faisabilité et sa fiabilité scientifique. Les conseils fusèrent, et on suggéra au jeune homme de raconter une « histoire » plutôt que de nous expliquer le processus scientifique. Il fallait donner une impression plus dramatique, et moins insister sur les aspects techniques, auxquels personne ne comprenait rien.

Le but pour chacun des participants à cette séance, était de s’associer à de toute petites entreprises, à les aider bénévolement afin qu’à terme, quand elles deviendraient riches, ils puissent toucher les dividendes de cette aide précoce.

Une dame est arrivée en retard. Quand elle s’est présentée, j’ai compris que tout le monde mentait autour de la table. Que tout le monde prétendait travailler, prétendait être professionnel, mais que la plupart était en train de se la raconter. A part l’étudiant chinois, qui croyait peut-être à son histoire de machine écologique, chacun faisait semblant de maîtriser quelque chose.

Le vieil Israélien, en revanche, était toujours pertinent. Chaque fois qu’il prenait la parole, toute l’assemblée se taisait et écoutait. Magali devait partir dès que possible. Elle voulait montrer au juriste organisateur de l’événement, qu’il ne fallait pas abuser de sa bonne volonté.

Dans la voiture du retour, je lui ai conseillé de s’associer au vieil Israélien. « Alliance de la jeunesse et de l’expérience, de la beauté et de la laideur, vous feriez des étincelles tous les deux. »

Silicon Valley (4) Travailler chez Google, jour et nuit

Campus de Google, Mountain View
Campus de Google, Mountain View

 

Je ne pensais pas qu’un jour je visiterais des entreprises. Pourtant, les lieux de travail et de production sont aussi intéressants à visiter que n’importe quoi d’autre. Paysages, musées, monuments, toutes ces choses touristiques, sont passionnantes, mais pas plus que les usines, les bureaux, les écoles, les prisons ou les administrations.

Les employés s'amusent sur leur lieux de travail.
Les employés s’amusent sur leur lieux de travail.

Nos ancêtres voyageurs ne s’y trompaient pas. Alexis de Tocqueville, dans son récit de voyage en Amérique, ne manquait jamais de rendre compte de toutes les dimensions de la vie américaine.

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Dans la Silicon Valley, on m’a soufflé à l’oreille que le complexe de Google était intéressant à visiter. Que c’était un campus non surveillé, non gardé, où l’on pouvait entrer comme dans un moulin et y garer sa voiture sans que personne ne vous demande rien.

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Sur ledit campus, des bicyclettes aux couleurs de la célèbre marque sont disposés un peu partout. Ils sont collectifs et jamais attachés. Mieux que des vélib’ parisiens, ils sont gratuits et à usage universel. J’en ai enfourché quelques uns le long de ma promenade pour profiter du campus.

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Pour les amoureux de l’ordinateur, Google est l’entreprise ultime, le nirvana professionnel. Tous rêveraient d’y travailler. Plus encore que chez Apple, paraît-il, car Apple est la création d’un génie monomaniaque et autoritaire, alors que Google est le paradis des employés, qui gèrent leur missions sans hiérarchie.

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Tout y est aménagé pour le bien-être des employés. On y mange gratuitement dans des cantines où l’on sert de la bouffe bio. Même les gens de passage comme moi peuvent en profiter. On s’y repose, on y fait du sport, on s’y douche, on y drague. Idéalement, on rencontre la femme ou l’homme avec qui on fera des enfants.

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D’ailleurs, quand on a la chance de travailler chez Google, on n’a pas envie de coucher avec des gens qui travaillent ailleurs, car travailler ailleurs, c’est être un loser.

Les critiques disent que c’est un système horrible, qui amène les gens à n’avoir aucune vie hors de son boulot. Que Google est le modèle de l’entreprise cannibale qui dévore littéralement ses employés, et les surveille d’autant mieux que ces derniers passent tout leur temps sur leur lieu de travail.

Googleplex

Mais moi, je ne me range ni du côté des critiques, ni du côté des laudateurs. A mes yeux, le complexe de Google n’est qu’une reprise de l’antique jardin d’Epicure, ou du monastère cisterciens. Des amis, unis par une communauté d’intérêts, de croyance et de valeurs, s’unissent dans un même lieu, et organisent leur vie autour de ce qui les rassemble.

Le sage précaire aimerait passer quelques années sur un tel campus, au soleil de la Californie, et passer ses journées à faire ce qui lui plaît le plus, avec l’opportunité de se reposer, de s’amuser et de faire des rencontres.

Il l’a réalisé, ce rêve, plusieurs fois dans sa vie. C’était l’université.

Silicon Valley (3) La télévision

Discours de Stephen Colbert à la Maison blanche, 2006

Lors du dîner présidentiel entre Obama et Hollande, il y  a quelques jours, c’est l’humoriste et animateur Stephen Colbert qui fut invité et assis auprès de Michèle Obama. Dans son show télévisé, le lendemain, il en profita pour se déclarer « First lady of France ».

Cela s’est passé à Washington, sur la côte est, et pourtant cela m’a rappelé mon voyage en Californie. Plus précisément, cela m’a renvoyé à mon séjour dans la Silicon Valley.

Dans la superbe maison de mes amis, partis à New York, je passais des heures à regarder la télévision.

Les intellectuels français aiment détester la télévision, mais c’est parce que la télé française est de qualité médiocre, et essaie vainement de copier les programmes américains. Quand on regarde les originaux, on reçoit une sorte de coup de poing salutaire.

Je découvrais des émissions d’une drôlerie incomparable. Stephen Colbert fut une révélation. Le Colbert Report est un faux journal qui base ses blagues sur l’actualité réelle. Le présentateur joue le rôle d’un ultra conservateur. Tant d’humour, d’ironie, d’intelligence et de culture dans une petite demi-heure de nouvelles satiriques, c’était inouï pour moi. A côté de cela, son imitation française, le Petit Journal de Yann Barthes, est une petite chose fade, et même un peu merdeuse.

Outre le talent et l’humour, ce qui sépare les humoristes américains et les animateurs français, c’est leur rapport à la politique. Des gens comme Stephen Colbert et John Stewart ont une réelle culture politique et ne craignent pas d’aller sur ce terrain, alors que Yann Barthes se limite à des critiques de surface sans intérêt.

Pour exemple, le discours que Colbert a délivré à la Maison blanche en 2006, en présence du président, George W. Bush. Jamais un président n’a été critiqué à ce point sur le fond de sa politique et de ses préjugés.

Regarder la télévision en voyageant, tout en profitant des paysages et des personnalités rencontrées, c’est l’équation impossible du voyageur précaire. Et je l’ai fait.

Silicon Valley (2) Mon amie chinoise de Los Gatos

Il m’est arrivé d’avoir une petite amie chinoise, je le confesse, et je l’ai revue récemment à Los Gatos, dans la Silicon Valley. Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, dans la province du Jiangsu, elle avait 21 ans. Elle doit en avoir 30 aujourd’hui. Nous n’avons jamais rompu, donc techniquement, j’allais voir une amoureuse.

Malheureusement, elle est mariée avec un ingénieur d’origine iranienne, et elle dit être enceinte. Mon voyage fut l’occasion de lui rendre visite. En un sens, en se mariant avec cet ingénieur, elle me trompait. Le sage précaire venait récupérer son bien, pour ainsi dire. Débonnaire, mais le couteau entre les dents.

A la décharge de mon amie, nous n’avions jamais formé un couple très officiel. Notre histoire avait plutôt consisté en une série de rencontres, de voyages, de petits séjours. De découvertes et de retrouvailles. Nous n’avions donc pas de raison fondamentale de rompre formellement.

Elle m’a donné rendez-vous à la bibliothèque publique de Los Gatos. Octobre, lumière estivale, belle voiture de location, conduite modérée. Un beau corps m’attendait, parfaitement proportionné et habillé avec beaucoup de sobriété, une tête étonnamment ronde et les pieds dans des bottes fourrées. Moi, j’avais mis un costume noir rayé et une chemise blanche.

Nous nous prenons dans les bras, heureux de nous retrouver. Nous avons vieilli, surtout moi. Elle n’a pas beaucoup changé, mais son visage est moins rayonnant, et sa tête a comme enflé. Ayant, de plus, opté pour une coupe de cheveux volumineuse, elle présente le spectacle d’une montgolfière sur un corps de poupée.

Dans ses courriers, le long de ces années, elle s’était plaint du climat de la Silicon Valley. Elle disait que sa peau n’était pas adaptée à ce soleil et à cette sècheresse. Elle disait qu’elle s’ennuyait en Amérique, que la nourriture n’était pas bonne, qu’elle n’arrivait pas à se faire d’amis, et qu’elle traversait de nombreuses crises avec son mari. Ses mails ne rendaient compte d’aucune satisfaction. Pourtant, elle avait réussi ce qu’elle désirait le plus : trouver un homme stable pour former un foyer stable. Le mot de stabilité revenait constamment dans sa conversation.

Pour moi, sa réussite est ailleurs : s’être débrouillé pour s’installer durablement en Californie. Elle ne se rend pas compte qu’elle vit dans l’endroit le plus désirable du monde.

Nous nous promenons dans la bibliothèque, à ma demande. J’imaginais qu’elle chérissait ce lieu, qu’elle y venait pour lire, faire des rencontres, participer à des groupes de lecture ; ce sont des choses que les Américains font volontiers. Pas mon amie, qui n’aime pas trop cet établissement. Elle m’a donné rendez-vous ici à cause des places de parking gratuites.

Nous remontons la rue principale de Los Gatos. Ville toute neuve, construite depuis le développement des entreprises de hautes technologies, dans les années 90, une ville d’ingénieurs et d’informaticiens qui travaillent à Palo Alto, devenue trop chère. Ville de gens aisés, mais sans luxe apparent. Ville propre pour de jeunes familles, ville sans culture urbaine.

Nous prenons ma voiture pour aller dans un restaurant chinois dans un autre quartier, ou une autre ville. Je ne comprends pas tout ce que me dit mon amie. Elle-même n’est pas certaine de savoir si les noms qu’elle emploie désignent une commune, un quartier ou un centre commercial.

Le plus étonnant chez elle est son anglais. Je m’attendais à ce qu’elle devienne une anglophone accomplie, avec un accent américain. En Chine, au temps de notre aventure, nous communiquions exclusivement en anglais et j’aimais sa prononciation, sa précision dans les termes. Elle avait un bon niveau et, vu son âge et son environnement, après quatre ans passés en Californie, elle aurait dû, pensais-je, progresser immensément. Or, son anglais s’était détérioré. Elle avait gardé son accent chinois et elle avait perdu du vocabulaire.

C’est alors que j’ai compris qu’elle était tout simplement malheureuse. Elle ne lisait plus en anglais et ne regardait même pas la télévision américaine. A tout hasard, j’ai demandé en quelle langue elle parlait avec son mari, mais c’était absurde de ma part. Ils ne communiquaient plus du tout.

La Précarité du sage dans la Silicon Valley

Au bord du complexe de Google, Mountain View.
Au bord du complexe de Google, Mountain View.

Le président François Hollande est de passage dans la Silicon Valley, cela remue en moi de beaux souvenirs personnels. Tous les médias parlent de Google, de Microsoft, des nombreuses Startups qui font fortune en une nuit, mais pour moi, cette région est avant tout une matière, un climat, des rencontres, des saveurs.

Je me suis réveillé dans la Silicon Valley un peu par hasard. Je n’avais pas prévu de m’y rendre, mais comme j’étais en Californie, j’ai contacté mes amis américains, et des amis européens exilés en Amérique. A ma surprise, je connaissais pas mal de monde sur la côte ouest des Etats-Unis, et en particulier autour de la Baie de San Francisco.

Mes amis M. et L. élèvent leur petite fille dans une grande maison de la fameuse vallée. Californie. Soleil. Chaleur clémente. Universités. Fruits et légumes goûteux. La Californie est à bien des égards l’un des endroits les plus appréciables du monde. C’est une géographie bénie des Dieux. C’est pourquoi les Indiens Ohlone, notamment, y ont vécu heureux pendant des millénaires, et pourquoi nous, Européens, leur avons pris la place.

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La Silicon Valley n’est pas une « vallée de silicone », et encore moins une vallée pleine de femmes siliconées. D’abord ce n’est pas vraiment une vallée, mais une bande de terre séparée de la mer par une chaîne basse de montagnes, qui s’étend au sud de la baie de San Francisco, depuis Palo Alto jusqu’à, disons, Edenvale et Los Gatos. Une cinquantaine de kilomètres, le long desquels se concentrent les fameuses entreprises dont tout le monde parle.

Mes amis partaient à New York pour une semaine. Ils m’ont donc, sur un ton naturel, prêté leur maison, et m’ont laissé les clés d’une voiture. En échange de cette générosité, je les ai conduits à l’aéroport et ai effectué quelques menus travaux dans leur jardin.

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La palissade en bois qui délimitait la propriété était en mauvais état. Je me suis échiné à la nettoyer, la récupérer et l’enduire d’une teinture protectrice. Tous les matins, je me mettais torse nu et je bossais vaillamment au soleil levant de la Californie. Ces séances de travail manuel me faisaient du bien. Elles me remettaient les idées en place, car la vie de voyageur peut s’avérer anxiogène quand elle ne peut s’adosser à une routine structurée.

J’avais la sensation de payer mes amis par les muscles, par des litres d’huile de coude. La transpiration me faisait du bien, elle calmait mes angoisses et donnait un sens à mes journée.

Puis je passais le reste de mes journées à explorer les environs. J’allais visiter le campus de Google, dans la commune de Mountain View ; admirer les premières églises des missionnaires, à Santa Clara ; les petits musées qui mélangeaient art contemporain et histoire de la Californie. Je ne manquais pas de passer du temps dans les bibliothèques publiques. Je conduisais lentement sur la crête de la montagne qui borde la Silicon Valley, avec vue sur les vignes. Car pour moi, cette région est avant tout un lieu agricole, plus qu’une pépinière d’entreprises innovantes.

Parfois je garais la voiture et m’aventurais quelques heures, à pied, sur les chemins qui se perdaient sur les monts privilégiés de Saratoga.

Le souvenir que je retire de mon séjour à la Silicon Valley est très mystérieux. Je n’arrive pas à faire la synthèse des images qui me viennent à l’esprit.

Lettres à mon père

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Je suis sur le point de terminer mon périple américain. J’étais parti pour dix ans, j’aurai tenu quelques mois.

Au moment de quitter la Californie pour m’envoler au Brésil, des nouvelles alarmantes me sont parvenues concernant mon père. Son état de santé s’était aggravé soudainement, je devais me préparer à rentrer d’un moment à l’autre.

Je suis quand même allé au Brésil, et là, lors de mes premiers jours à Rio de Janeiro, entre les mails reçus et envoyés, où les nouvelles étaient souvent contradictoires, je me demandais ce que je devais faire.

Rentrer immédiatement ? Mais je craignais que cela donne un signal épouvantable, un caractère d’urgence que, peut-être, j’étais le seul à ressentir. Car personne ne me disait qu’il fallait que je rentre. Et puis mon retour inopiné aurait pu causer du tracas et de l’encombrement à mes proches.

Je me promenais à Rio en pensant à mon père. Il y a de pires endroits pour penser à son père, surtout quand il fait un froid sibérien en France, et qu’une amie vous accueille dans un appartement d’Ipanéma, à une minute et demie de la plus belle plage de Rio.

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Le matin, avant le café, j’allais courir sur la plage, barboter dans l’océan atlantique, puis seulement je passais du temps sur internet, au café, pour aller aux nouvelles.

Ce n’est qu’au bout de quelques jours que j’ai su ce que je pouvais faire pour aider mon père. Lui écrire pour lui parler du Brésil. Essayer de le faire voyager un peu. Tâcher de le distraire, et, pourquoi pas, de le faire sourire en racontant des bêtises.

La seule chose pour laquelle je pouvais, à la rigueur, servir à quelque chose, c’était d’essayer de faire un récit de voyage balsamique. Ce que je voyais, ce que je ressentais, les idées qui me venaient, je mettais tout cela en forme pour mon père, pour faire entrer dans sa chambre d’hôpital un peu du vent océanique qui soufflait langoureusement sur Rio.

Mon père est un voyageur, et je pensais qu’il préférerait me savoir en voyage qu’à l’hôpital. Et puis, on le sait, il a beaucoup aimé l’Afrique. Les pages qu’il a écrites sur sa vie, que j’ai archivées sur ce blog, sont pleines de nostalgie pour sa vie africaine. Alors, je pensais, le Brésil, c’est tropical, c’est un peu africain aussi, cela pourra lui plaire…

J’allais partir de Rio pour le Nord-est, l’état de Bahia et de Pernambouc. J’allais ensuite passer une semaine à Brasilia, la capitale située au centre du pays, avant de retourner à Rio. Cela faisait une boucle dans le paysage qui pouvait être distrayante.

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Tous les jours, j’écrivais à mon père, et quand je le pouvais, quand j’avais un accès à l’internet, je lui envoyais des mails. Ma mère imprimait ces lettres et allait les lui lire à l’hôpital. C’est tout ce que j’ai trouvé pour me rendre utile.

C’est aussi la raison pour laquelle ce blog n’a pas été très vivant ces dernières semaines, mis à part les excellents débats sur la prostitution qui m’ont réjouis. Voilà enfin pourquoi je ne vous dirai rien du Brésil. Pour moi, le Brésil, c’est une communication privée, une confidence de fils à père.

D’autres ont fait des choses analogues avant moi. Bernard Giraudeau a écrit un livre qui avait pour but de faire voyager un ami handicapé. Y a-t-il d’autres tentatives de ce genre ? Je me demande si ce n’est pas un sous-genre du récit de voyage. Je n’ai pas lu le livre de Giraudeau, mais je le lirai dès mon retour en France, car je suis curieux de savoir comment il s’y est pris.

Jack Kerouac entre North Beach et Chinatown

La rue Jack Kerouac, San Francisco

San Francisco.

La rue Jack Kerouac fait un passage entre North Beach et Chinatown.

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North Beach, c’est le quartier qu’avaient élu les écrivains de la génération Beat pour QG. Le poète Lawrence Ferlinghetti y a ouvert sa célèbre library, City Lights, dans les années 50. Et entre cette librairie et le quartier chinois, une mince petite allée qui porte le nom de l’auteur de Sur la route.

Aucun des grands auteurs « Beat » (Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, etc.), n’est originaire de Californie. Ils viennent plutôt de la côte est, et, pour certains, sont même québécois d’origine. (La langue maternelle de Kerouac était le joual. Voir cette vidéo d’une interview en français.)

Ils ont été attirés par San Francisco car on leur parlait d’une renaissance littéraire qui y battait son plein.

J’ai voulu visiter la fameuse librairie. C’est devenu un lieu touristique. On en est presque gêné. On se demande ce qu’on vient chercher là, un peu comme, à Paris, lorsqu’on va traîner chez Shakespeare et Compagnie.

En revanche, descendre le quartier chinois est une expérience réjouissante. Touristique, aussi, mais vivante, colorée, où les commerces fonctionnent pour eux-mêmes, non pour le souvenir d’une diaspora chinoise disparue. Les poètes  n’ont pas disparu, à San Francisco, j’en ai déjà témoigné, mais ils ne sont pas à North Beach. Trop cher, trop gentrifié. En revanche, les Chinois sont bien dans l’immense quartier chinois.

Et à la différence de tous les quartiers chinois que j’ai connus, celui-là a été le théâtre de fortunes et de banqueroutes depuis plus de 150 ans! Plus que nécessaire pour que les Chinois construisent des pagodes, des immeubles chinois tels qu’on n’en voit plus à Shanghai.

Préférer les hipsters aux hippies

J’ai beau trouver la musique hippie agréable, cette esthétique, qui me plaisait tant à 14 ans, me paraît pauvre et un peu abjecte aujourd’hui que je retourne, sans l’avoir prévu, sur les lieux de la création du mouvement flower power.

Ceux qui suivent ce blog se souviennent peut-être d’un billet que j’ai écrit sur un festival de hippies contemporains dans le sud de la France, le Souffle du rêve. Le ton satirique que j’avais employé avait déchaîné des commentaires outragés et insultants, de la part de gens qui mettent sans doute des fleurs dans leurs cheveux et qui aiment se réunir en grand nombre dans des festivals. C’était des réactions d’intolérance et d’agressivité de la part d’individus qui professent la liberté et l’amour.

Chez le chanteur McKenzie, même autoglorification que chez les souffleurs de rêve des Cévennes. Il le dit dans la chanson : nous sommes tous des gentle people. Il y a chez les hippies une obscure assurance d’être originaux et bienfaiteurs. Ils pensent rendre le monde meilleur tout en étant dogmatiques et peu ouverts sur le reste du monde. C’est peut-être les différentes drogues qu’ils consomment qui les amènent à penser ainsi.

Alors bien sûr, nul besoin d’être fin psychologue pour comprendre que si je critique si fort la naïveté un peu bébête des baba cool, c’est en fait mon adolescence que je conspue. On me dira avec raison: « deviens adulte, accepte-toi, et tu mettras à nouveau des fleurs dans tes cheveux. »

A quoi je répondrai que je n’ai plus assez de cheveux pour y mettre des fleurs.

La vérité est ailleurs. Mon adolescence, je ne la rejette pas entièrement. J’ai gardé les sensations de l’adolescent que j’étais, le désir de voyager, celui d’aimer une femme aux cheveux bouclés, le sentiment que rien n’est au-dessus de l’amour. Mais en flânant à San Francisco, le voyageur peut difficilement adhérer à l’immaturité articulée du mouvement hippie, à cette inculture autosatisfaite et à ce narcissisme incessant.

Les contradictions touffues dans lesquelles je me débats seront peut-être éclairées par l’étymologie même du mot « hippy ». Dans les années 1940, on parlait des « hipsters », qui écoutaient Charlie Parker, et adoptaient la musique, les goûts, les habits et le langage des Noirs. Ils étaient cool, négligés et pauvres. Ils vivaient d’expédient, buvaient et se droguaient. Ils lisaient, écrivaient, et voyageaient, comme on le voit notamment dans Sur la route, de Jack Kerouac.

Ils ont ouvert la voie à des mouvements culturels tels que la génération Beat. Hipster a connu, dans les années 1960, un dérivé un peu dégradé. C’est devenu « hippy », pour désigner des jeunes gens qui prenaient l’apparence des hipsters, mais qui n’en avaient plus la culture. Les hippies copiaient leurs aînés, mais plutôt que du jazz, trop nuancé et complexe pour eux, ils se sont investis dans le rock et le folk, plus basiques.

Donc, voilà, je ne m’attendais pas à ce que mon voyage à San Francisco prenne cette tournure, mais je m’aperçois que s’il y a une génération rebelle qui m’intéresse en tous points, ce n’est pas celle des années 1960 et 1970, mais celle des années 1940 et 1950.

Les uns ont inventé une langue, une littérature, les autres une musique psychédélique. Les uns étaient plutôt solitaires et solidaires, les autres plutôt grégaires et égoïstes. Les uns voyageaient sans un rond, les autres étaient aidés par leurs parents. Les uns étaient vraiment incompris, les autres ont été chéris par les médias, au point d’en prendre la tête.

Fleurs et cheveux longs à San Francisco

Le sage précaire doit faire une sorte de coming out : adolescent, il avait les cheveux longs et il aimait la musique de hippy. Ce n’était pas du tout l’époque. Quand il écoutait Harvest de Neil Young, les jeunes gens de son âge préféraient, et je leur donne raison aujourd’hui, Depech Mode ou The Cure.

Alors, quand je me promène à San Francisco, je ne peux éviter de repenser à toute cette culture des années 60 et 70, les hippies qui zonaient. C’est ici, dans ces rues mêmes, que le mouvement a commencé. Je le découvre en marchant ici, je n’en avais même pas conscience avant ce voyage.

Je réécoute ces chansons, la musique est toujours belle, et les images qui les accompagnent sont toujours aussi séduisantes. Des filles aux grands chapeaux qui mettent des fleurs dans les cheveux.

Je réécoute le tube de Scott McKenzie If you’re going to San Francisco / Be sure to wear some flowers in your hair.

Si tu vas à San Francisco, assure-toi de mettre des fleurs dans les cheveux. C’est certain que cela peut plaire à un enfant de 15 ans.

Ferme urbaine à Oakland : rencontre avec Novella Carpenter

Qui n’a jamais rêvé de se faire un potager dans son pavillon de banlieue ? Les ouvriers l’ont toujours fait, mais aujourd’hui, en Californie, cela devient un mouvement alternatif et libéral. Une jeune femme, Novella Carpenter, a carrément créé une ferme au beau milieu d’un environnement urbain qu’elle qualifie elle-même d’ « apocalyptique ».

J’ai rencontré Novella alors qu’elle désherbait une allée de son jardin, dans la ville la plus industrielle de la baie de San Francisco. Oakland est la ville dont le taux de criminalité est le plus élevé d’Amérique, une ville portuaire de grande envergure, une ville ouvrière et tendue. Par cela même, on le conçoit aisément, c’est une ville où les loyers sont plus bas qu’ailleurs, et où les progressistes de tout poil peuvent s’installer pour monter des projets originaux.

Quand Novella est venue s’installer à Oakland, avec Bill, elle a vu un terrain vague à côté de la maison où elle pouvait louer un étage. Elle s’est dit : je me fiche de la maison, mais quel terrain ! Elle a demandé qui était le propriétaire de cet espace en friche, personne n’en savait rien. On lui a assuré que le propriétaire, qui que ce soit, ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’elle en cultive la terre.

C’était il y a dix ans.

Après avoir brisé la dalle en béton pour faire revivre la terre, après avoir fait pousser des légumes et des arbres fruitiers, elle a acheté des poules, des canards et des dindes. Mais une dinde mange beaucoup trop, alors Novella s’est mise aux lapins, puis aux cochons et même aux chèvres.

Elle a aussi une ruche et produit son miel. Le voisinage ne s’est jamais plaint. Le voisinage, d’ailleurs, est presque entièrement constitué de prostituées et de fumeurs de crack. La proximité d’une ferme est le cadet de leurs soucis. Tout en me parlant, Novella me fait entrer dans le poulailler, construit avec des palettes en bois, et glisse sa main sous le cul d’une très grosse poule pour en retirer deux oeufs tout propres.

En 2007, elle a décidé de raconter cette histoire de ferme urbaine, et en 2009, son livre Farm City est paru au éditions Penguin. Succès de librairie immédiat, complètement inattendu, comme la plupart des succès de librairie. L’éditeur avait accepté de publier un récit de vie mignon, d’un couple de Seatlle venu chercher le soleil dans la région de San Francisco. Il n’avait pas imaginé que c’était un texte qui rencontrerait une époque.

Entre temps la crise de 2008 avait éclaté et Farm City est devenu un emblème pour tous ceux qui se demandaient comment ils allaient se nourrir dorénavant. Novella est devenue, sans le vouloir, une figure à la mode, une inspiration. Des gens viennent parfois la voir et lui prêter main forte, bénévolement. Pour les loger, elle a installé deux caravanes en bordure de maison.

Je n’ai pas osé lui demander ce qu’elle avait fait de l’argent gagné grâce à son best-seller. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’a pas déménagé. En revanche, il paraît que les prix de l’immobilier ont grimpé dans ce quuartier déshérité d’Oakland. Elle a maintenant une fille, et Bill est toujours là, taiseux et ténébreux. Je lui ai promis de revenir un jour, mais pour travailler, en échange du logement dans une des caravanes.