De Vincennes à Montreuil : une dérive situationniste qui se termine en cliché commercial

Dérive psychogéographique dans la banlieue orientale de Paris, entre Vincennes et Montreuil. C’est une promenade extraordinaire, un vrai passage d’un monde à un autre, une traversée anthropologique. J’ai quitté mon petit hôtel pas cher le matin pour marcher jusqu’au centre-ville de Montreuil, puis descendre vers Vincennes pour des raisons administratives. Après quoi, retour à pied à mon hôtel pour faire une sieste avant la séance de cinéma du soir.

J’ai visité le château de Vincennes qui m’a permis de mieux connaître Charles V, un des rois de France que je ne connaissais pas bien, malgré plusieurs choses qui auraient dû m’attirer chez lui, notamment sa collaboration avec le grand musicien Guillaume de Machaut et l’écrivaine Christine de Pisan.

Sainte Chapelle royale du château de Vincennes

On quitte Vincennes, ville proprette et sage, ses façades bien entretenues, ses petits commerces bien alignés. On longe ses rues impeccables, où tout semble avoir été soigneusement pensé pour offrir un cadre de vie agréable, policé, gentiment bourgeois. Et puis, doucement, sans transition brusque mais avec une sensation de glissement progressif, on entre dans Montreuil. Là, l’ambiance change. La ville se fait plus broussailleuse, plus diverse, parfois plus bordélique.

La population elle-même se métamorphose sous nos yeux : on passe d’un monde majoritairement blanc à une mosaïque urbaine bien plus bigarrée. Il y a des rues où dominent les commerces africains, d’autres où l’on croise une majorité maghrébine, et puis ces lieux hybrides où tout se mélange sans effort, sans tension apparente.

Mais le plus drôle, et sans doute le plus impressionnant, c’est quand on débouche sur la place de la République, à Montreuil.

La place de la République : un décor de film sur la diversité

Quand mon copain Mathieu me l’a fait découvrir il y a vingt-cinq ans, elle n’avait rien de particulier. Une place quelconque, un espace urbain sans âme. Aujourd’hui, c’est un tout autre tableau. Une mise en scène quasi parfaite du “vivre-ensemble”, comme on pourrait le voir dans une publicité de La France Insoumise ou dans une comédie romantique anglaise pleine de bons sentiments.

Des arbres, des fleurs, des bancs, des tables de ping-pong, des endroits pour s’asseoir, d’autres pour rester debout, comme si tout avait été conçu pour que chacun puisse y trouver sa place, littéralement et métaphoriquement. Une sorte de tiers-lieu grandeur nature, ni vraiment parc, ni vraiment place publique, mais un entre-deux où la ville semble s’être installée pour respirer.

Et les habitants ? Une incroyable « diversité » pour reprendre un mot à la mode. Voici comment elle m’est apparue, cette diversité. Un vrai travelling de film situationniste :

Je longe l’école Paul-Éluard et aperçois, sur le trottoir, une marée d’élèves, tous noirs, d’origine africaine. Parmi eux, une silhouette attire mon regard : une jeune fille au téléphone. Sa chevelure claire me fait penser qu’elle est blanche, mais je n’en suis pas certain.

Je poursuis ma promenade et remarque deux garçons blancs, cartables sur le dos, marchant devant moi. Ils se dirigent vers deux filles noires qui les attendent sur le trottoir, discutant avec animation de « bisous ». Je me demande si ces deux petits blancs ressentent une quelconque crainte face à leurs camarades, mais leur rire en apercevant un oiseau mort sur la route dissipe mes doutes. Sans un mot de plus, le groupe reprend son chemin dans la même direction.

Nous débouchons sur la place de la République. Devant moi, ces quatre enfants avancent en discutant. Sur ma droite, un groupe de blancs, l’air de punks à chiens, boit des bières et fument des roulées. L’impression me traverse que ce quartier est désormais presque entièrement africain, à l’exception de ces quelques marginaux. Mais cette idée est aussitôt balayée par l’apparition d’une femme – la mère de l’un des deux garçons blancs. Jeune, trentenaire, elle a tout d’une bourgeoise ou d’une bobo. Elle embrasse les enfants avec affection et les accueille chaleureusement. C’est alors que je vois plein de bobos comme elle.

Zoom arrière sur l’ensemble de la place de la République.

Cette place est « végétalisée » et me fait penser à la diversité réussie de la France contemporaine. Mon regard s’élargit sur la place et je réalise la variété des visages qui la peuplent : blancs, noirs, arabes, tous se mêlent. La foule est dense. Un homme noir fait des tractions sur une barre de musculation, d’autres flânent çà et là, des familles blanches se promènent, et surtout, je vois des interactions plus nombreuses que jamais entre des personnes d’origines sociales et ethniques différentes.

Le soleil rasant baigne la place d’une lumière dorée. C’est la golden hour, ce moment où tout semble plus beau, plus harmonieux. Cette place, surpeuplée mais paisible, me donne l’image saisissante d’une France qui va bien. Je souris avant de quitter cette place tellement je me croirais dans un film de Mike Leigh.

Ce n’est ni la “créolisation” fantasmée par certains, ni le “grand remplacement” redouté par d’autres. C’est simplement Montreuil, une ville d’immigration depuis trente ans, qui se gentrifie à sa manière.

Ce qui est fascinant, c’est que ces quartiers populaires, parce qu’ils sont longtemps restés moins chers, ont d’abord attiré des artistes, des marginaux, des précaires, comme mon copain Mathieu. Puis, au fil du temps, ils ont vu arriver d’autres populations : des classes moyennes, des familles aisées mais qui ne pouvaient plus se loger à Paris. Résultat ? Une ambiance presque caricaturale d’une France agréable, écologique, tolérante. Une France où les débats politiques sur l’identité semblent inutiles, remplacés par la simple cohabitation du quotidien.

Ceux qui pensent que les immigrés venus d’Afrique veulent « islamiser » la France et nous coloniser, devraient faire un stage d’observation à Montreuil.

Le romantisme des gens qui perdent tout le temps : Sunderland ‘Til I Die

Sunderland est une petite ville portuaire et industrielle dans le nord-est de l’Angleterre. Elle entre dans la région urbaine de Newcastle. Son club de football est ancien et existe avec grand peine dans l’élite du football anglais.

Quand je vivais sur les îles britanniques, Sunderland était toujours au plus bas du classement. Je soutenais Arsenal parce que le football pratiqué y était beau à voir, Sunderland au contraire luttait toute l’année pour survivre, pour éviter la relégation. Sunderland perdait la plupart du temps, mais était animé par une ferveur populaire que l’on regarde avec un petit mépris urbain.

La série diffusée sur Netflix suit l’équipe et les supporters tout le long de la saison 2017-2018, puis la saison 2018-2019, et enfin la saison 2021-2022. Ce qui est très fort dans ce documentaire, c’est la narration fondée sur l’échec et les défaites. D’habitude, un récit de quête comporte des echecs et des réussites, des oppsants et des adjuvants, une victoire finale, enfin vous connaissez les structures de la narratologie.

Même les grandes défaites héroïques, comme La Chanson de Roland, on les agrémente d’actes de bravoure surhumains. Ici non, le film semble même prendre du plaisir à insister sur les matchs perdus et les buts encaissés.

En 2017, Sunderland vient d’être relégué en deuxième division (Championship). Toute la ville est au bout du rouleau. Tous les joueurs de valeur ont quitté le navire pour signer dans des clubs qui restent en première division (Premier League). L’entraîneur aussi a plié bagages. La nouvelle équipe n’y arrive pas et c’est défaite sur défaite. Le peuple ouvrier de Sunderland vit pour son club et déprime d’assister à un tel désastre. Même le curé parle de football dans ses prêches du dimanche à l’église, et prie pour que le Seigneur donne de la force aux joueurs pour obtenir au moins une victoire. Enfin une petite victoire, mon Dieu, donnez-nous quelques points.

Le documentaire est intéressant aussi sur le plan individuel. On compatit avec ce jeune joueur que tout le monde loue pour son talent et qui se blesse. Forcé de rester éloigné du groupe, il déprime. On le voit commencer une thérapie avec le psychologue du club. Sa problématique est de « rester fort » en tant qu’athlète mais on comprend qu’en réalité il souffre de solitude. Il avoue face caméra être tellement seul à la maison qu’il songe à acquérir un chien pour lui « tenir compagnie ». On se dit mais que font les femmes ? Il n’y en a donc aucune qui serait intéressée par ce jeune sportif plein aux as, bien foutu, timide et introverti ?

Après la défaite de trop, le club licencie l’entraîneur pour signer un célèbre Gallois à la place. Ils ont dû creuser la dette pour s’offrir ses services car il n’a pas accepté ce job sans un salaire mirobolant. Or sa compétence n’empêche pas Sunderland de finir dernier de la deuxième division et d’être à nouveau relégué en troisième division (League One). Le spectateur ressent une étrange joie, sans doute un peu perverse, à assister à ces défaites. On s’identifie à eux tous, aux habitants, aux supporters, aux joueurs et au personnel, on voudrait les voir vaincre, mais un effet de répétition dans la débâcle provoque quand même une certaine satisfaction esthétique, pathétique et poignante.

Et ainsi va la vie dans cette entreprise unique qu’est le club de référence d’une ville ouvrière. Le documentaire insiste sur les echecs répétés, malgré de nouveaux propriétaires, de nouveaux directeurs, de nouveaux entraîneurs, qui arrivent tous avec d’impeccables intentions.

Une critique en creux du néo-libéralisme

Le plus drôle est peut-être la dimension manageriale de cette affaire. Des hommes d’affaires se relaient pour acquérir le club et jeter l’éponge au bout d’un an ou deux. On est fasciné par les méthodes brutales d’un executive director, dont on ne sait pas au bout du compte s’il est nul ou au contraire s’il était sur la bonne voie mais que ses efforts furent annihilés par une gestion financière désastreuse.

Le diable gît dans les détails. Un coup de fil capté par la caméra permet de dire que le propriétaire n’est pas au niveau. La période des transferts va fermer dans un jour. Le club a perdu son meilleur buteur qui a signé aux Girondins de Bordeaux. Il lui faut d’urgence un nouvel avant centre, mais personne n’a envie d’aller jouer à Sunderland. Alors le président augmente les offres pour un joueur anglais qui marque des buts dans un autre club. Ses conseillers lui disent qu’il faut arrêter, que le joueur ne voudra pas venir. Le président appelle l’entraîneur pour sonder son désir d’attirer ce buteur. Au bout du fil, l’entraîneur ne confirme pas ce désir : « Ne faites pas d’offre au-delà d’un millions de livres, ce joueur ne vaut le coup. » L’entraîneur répète l’expression « he is not worth it« … donc il est clair que le joueur ciblé n’entre pas dans les plans du technicien pour faire remonter le club dans le classement. Le président va pourtant s’enfermer dans un mécanisme puéril et il va faire monter l’offre à plusieurs millions livres sterling, offre impossible à refuser pour le club vendeur. À la fin, bien sûr, le nouveau buteur s’avèrera décevant, ne marquera pas les buts nécessaires, et l’opération s’avérera un désastre de gestion.

Or le président n’assume pas son erreur de jugement. Au micro de la radio, face aux supporters qui ne comprennent pas ce recrutement raté, il prétend que ce joueur décevant était en fait le choix de l’entraîneur, alors que nous savons que l’entraîneur avait été lucide sur les limites du buteur.

Ces moments sont rares, où l’on voit la vérité de ceux qui nous gouvernent. Leur médiocrité bien sûr, mais surtout leur lâcheté, leur manière de se cacher derrière des collaborateurs pour ne pas assumer leur responsabilité.

La toute dernière saison de série ne comporte que trois épisodes et sont moins intéressants car les nouveaux chefs ont pris des mesures pour ne pas perdre le contrôle de leur image. Les Français seront surpris de voir le jeune Louis-Dreyfus, fils de l’ancien président de l’Olympique de Marseille, avoir repris les rênes de Sunderland. Et l’on y voit la victoire finale qui permet au club de remonter en deuxième division. Dans un documentaire fondé sur le romantisme de la défaite et la perte des pédales, cette troisième saison victorieuse et maîtrisée est déplacée et ne fonctionne que comme une conclusion scolaire.

Salman Rushdie entre la vie et la mort

Tell a dream, lose a reader

Henry James selon Martin Amis

Dieu merci il n’a pas succombé à ses blessures, pas encore, pas cette fois-ci. Salman Rushdie a échappé à la tentative d’assassinat d’un fanatique qui pensait bien faire en poignardant un innocent. Toute ma solidarité et mes prières vont à Salman Rushdie.

L’extrême-droite peut à bon droit clamer que l’islam a encore frappé. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Au nom de quoi se retiendrait-elle ? Comme toujours, il y a une profonde union objective entre les pires défenseurs d’une cause et les pires adversaires de cette même cause. En l’occurrence, un islam véritable, pur et doux comme il doit l’être, adorateur d’un Dieu miséricordieux comme il est constamment répété dans le Coran, cet islam est également détesté par les fanatiques et par les ennemis de l’islam. Les musulmans, eux, accueillent chaque nouvelle d’un attentat avec le même accablement.

Le sage précaire a toujours lu Les Versets sataniques en diagonale car il n’a jamais pris un véritable plaisir à cette lecture. Une grande partie du roman consiste en des récits de rêve, or les Anglais ont un dicton qui est souvent repris par les enseignants en expression écrite : « Tell a dream, lose a reader » (« raconte un rêve, perds un lecteur. »). Martin Amis prétend dans un article que cette phrase est d’Henry James, donc ce n’est pas vrai. Cette phrase ne ressemble pas au style de Henry James. C’est probablement Martin Amis lui-même qui a dit cet apocryphe mot d’esprit, répétant ainsi ce que de nombreux lecteurs disent dans les cafés du commerce de la critique littéraire :

Ne racontez pas les rêves de vos personnages, ça gonfle tout le monde, et c’est le signe d’un manque d’inspiration évident. Bossez et tâchez d’intéresser vos lecteurs.

Pire que tout, interdisez-vous la facilité de terminer une histoire avec un personnage qui se réveille. « Tout cela n’était qu’un rêve. » C’est intolérable.

Le sage précaire

Dans Les Versets sataniques, les chapitres impairs relatent les faits et gestes de deux personnages, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, et les chapitres pairs sont les récits de rêves de Gibreel. Vous voyez de suite le symbolisme derrière ces prénoms de personnage :

Gibreel se prononce comme Djibril, c’est-à-dire Gabriel en arabe, l’archange qui a révélé les sourates du Coran à Mohammed.

Saladin est le nom d’un grand sultan d’Egypte du XIIe siècle, grand guerrier, victorieux des croisés francs et anglais, vainqueur de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion. Le sens de Saladin, en arabe, est « rectitude de la foi ».

Sans même lire le roman de Salman Rushdie, on peut imaginer que le personnage Gibreel représente un islam spirituel, onirique, plutôt cool, alors que Saladin va osciller entre l’esprit de chevalerie et le djihadisme qui furent les grandes caractéristiques du sultan d’origine kurde qui régna sur Jérusalem. Nul doute que le romancier anglophone d’origine indienne a joué sur les nombreux effets de sens et de sous-textes qui permettent de faire entendre des échos innombrables avec l’époque contemporaine et les problématiques lancinantes que sont la religion, le racisme, les migrations, le fanatisme ou la liberté d’expression.

Or, il est tragiquement ironique que ce soit dans un chapitre qui raconte un rêve de Gibreel qu’on peut lire les passages incriminés sur un prophète nommé Mahound. Ces passages ne sont en rien blasphématoires, (et quand bien même l’eussent-ils été…), mais ils ont valu à Salman Rushdie d’être mis à mort par des leaders religieux qui font honte à l’islam et aux musulmans.

Il est ironique que ce soit la narration d’un rêve qui cause cette aberration historique. Le dicton disait « raconte un rêve, perds un lecteur ». Les fanatiques d’aujourd’hui en inventent un autre plus lugubre : « raconte un rêve, perds un auteur. »

Si De Gaulle n’avait pas existé (2): fin de la souveraineté

1944, fin de la guerre en France, Paris libérée et un gouvernement est mis en place téléguidé par les États-Unis d’Amérique. Pas de général de Gaulle, donc les poches de résistance ne sont pas unifiées, elles sont elles aussi téléguidées par les Anglo-américains qui font ce qu’il faut pour évacuer les communistes et garder l’URSS aussi éloigné que possible de l’Europe de l’ouest.

La France est vaincue, comme l’Allemagne, et peut songer à se reconstruire économiquement sans se soucier de l’armée. Nous n’aurons pas la bombe atomique, nous ne siègerons pas au Conseil de sécurité, et nous pouvons nous consacrer au sport, au cinéma, à la gastronomie et à l’industrie grâce au plan Marshall.

Dès 1944, les Français savent qu’une page de leur histoire est tournée. Ils ne sont plus la grande nation qu’ils furent. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le « monde libre » mais ils ne sont en rien souverains. Ils sont une annexe du bloc de l’ouest et ne cherchent pas à tenir tête au géant d’outre-Atlantique.

Pas de cinquième république, le système politique mis en place par les Alliés est fait pour que le pouvoir soit aussi faible que possible, et décentralisé. La France n’essaie pas de faire croire à quiconque qu’elle est une grande puissance et, à l’ombre de l’OTAN, le pays s’américanise tranquillement. Le pays mâche un chewing gum, la nation se gave de musique rock et de feuilletons télé, la France n’a d’yeux que pour les nouveaux maîtres. C’est ce qui nous est arrivés de toute façon, mais si De Gaulle n’avait pas existé, on aurait pas joué une comédie qui cachait cette réalité pendant plusieurs décennies.

Chinois de Liverpool

C’est bien simple, depuis que je suis en Angleterre, je mange chinois. Ce n’est pas que je fuie la nouriture anglaise, bien au contraire, je cours après les frites et les filets de morue, mais je n’ai pas le choix, ce que je vois de plus appétissant, et même de seuls restaurants dans mes prix, ce sont les buffets chinois.
Je mentirais si je disais que cela ne me réjouit pas intimement et ne me ramène pas à de délicieux souvenir dans mon pays d’adoption.
A Liverpool, comme à Manchester, un quartier chinois expose une belle arche colorée et propose au promeneur toutes sortes de restaurants ouverts toute la journée. Pour six livres (à peu près 100 yuan RMB), on peut manger à volonté.
La coquetterie anglaise va jusqu’à traduire les noms de rue en chinois. Je dis que c’est de la coquetterie car, let’s face it, les Chinois savent lire l’anglais, ils n’ont nullement besoin de traduction. Ce signalement est fait en direction des Occidentaux, pour leur montrer que Liverpool a évolué depuis l’infâme et lucrative époque du commerce triangulaire, de la traite des esclaves et du colonialisme.
Par ailleurs, les Chinois, et le mandarin, c’est classe, cela fait ouvert sur le monde, presque lettré. Il n’y a pas de quartier africain, (qui ferait classe aussi, notez bien.) 

Belfast et Charlie hebdo : une affaire de réputation

Une petite polémique agite un peu l’université de Belfast où j’ai fait ma thèse. Un débat, ou un symposium, était prévu en juin sur Charlie Hebdo, et a été « annulé » par la hiérarchie, pour deux raisons : la sécurité et la « réputation » de l’université.

La « réputation », on croit rêver. Qu’est-ce qu’on s’en fout de la réputation, je vous le demande.

D’habitude, ce genre de nouvelle n’intéresse personne et l’administration poursuit son office avec l’aveuglement dont elle est coutumière. Cette fois-ci, on ne sait pourquoi, cela a créé des remous, et le sage précaire s’en félicite.

L’écrivain Robert McLiam Wilson a dit dans un tweet qu’il n’était pas très fier de sa ville natale, et qu’il était au contraire « BEYOND proud » d’écrire dans les colonnes de l’hebdomadaire satirique. Ses romans Ripley Bogle et Eureka Street se déroulaient partiellement à Belfast et ont assuré à l’auteur une très grande affection de la part des lecteurs francophones et anglophones. Il séjourne à Paris depuis des années et semble avoir beaucoup de mal à écrire de nouveaux livres. Il exprimait déjà dans ses romans une espèce de mépris pour la grande institution universitaire de sa province natale. Ripley Bogle raconte l’histoire d’un pauvre catholique né dans les ghettos ouest de la ville, et qui réussit à intégrer Cambridge, comme par miracle, avant de sombrer dans la clochardise à Londres. Toute évocation de Queen’s university of Belfast est chez lui accompagnée de moquerie ou de dédain. Dans ses écrits de fiction, de « non-fiction » ou dans ses interviews, on note une même prise de distance méprisante. L’affaire de l’annulation du débat sur Charlie lui donne une nouvelle occasion pour railler cette université « provinciale » et « étroite d’esprit ».

Les réseaux sociaux ont pris le relais de l’information, la presse anglaise aussi, puis la presse française. C’est la hiérarchie de l’université Queen’s qui a dû être choquée. D’habitude, elle étouffe la liberté d’expression en silence, ou elle intimide les personnels en catimini ; il est rarissime que l’on fasse la publicité de ses méfaits. J’imagine d’ici la panique qui s’est emparée de certains bureaux de University Square. La réputation de leur temple, qu’ils voulaient protéger, était en train de voler en éclat en révélant une nature craintive, brutale avec les faibles, courbée devant d’obscures puissances.

J’avais raillé moi aussi, en d’autres temps, l’étrange arrogance de cette institution nord-irlandaise qui voulait se faire plus grosse qu’un boeuf. J’avais aussi écrit sur le malaise qui me serrait le cœur devant l’auto-satisfaction qu’elle mettait en scène. Elle voulait de toute force jouer dans la cour des grands et procédait à de multiples décisions plutôt navrantes pour la liberté d’expression et pour l’éthique de la recherche.

Depuis l’annonce de l’annulation, et le tweet de McLiam Wilson, j’entends plusieurs membres du personnel sortir du bois et avouer tout haut leur désaccord avec leur hiérarchie. Cela fait plaisir de voir des enseignants chercheurs prendre enfin le risque de se faire taper sur les doigts. On ne se rend pas assez compte que les carrières universitaires sont des choses fragiles, qu’on peut être bloqués à cause d’une prise de position, d’une inimitié ou même d’un écrit jugé inapproprié.

Un autre écrivain de Belfast (qui en compte une myriade, il faut le préciser, car Belfast est une ville hautement littéraire, tout à fait à la hauteur de l’Irlande tout entière et même du Royaume-Uni), Glenn Paterson, s’est aussi décidé à prendre position, tout en précisant un fait important : il gagne sa vie en enseignant à Queen’s, car les écrivains ne peuvent pas vivre de leur plume. Donc écrire sur un blog qu’il se désolidarise de sa hiérarchie, même à propos d’un événement mineur, c’est prendre un vrai risque pour lui.

Au final, c’est un beau couac de communication que vient de nous offrir l’université, un couac qui va entacher précisément sa précieuse réputation.

Airbnb en Angleterre : visions politiques d’une logeuse insulaire

Comme il n’y a pas d’hôtels dans ce coin du Surrey, nous avons utilisé pour la première fois le service en ligne d’Air BnB, un site sur lequel des particuliers louent une chambre de leur propre maison, comme une auberge non conventionnée. C’est censé être moins cher que l’hôtellerie officielle, mais en Angleterre, tout est tellement onéreux qu’on ne s’en rend pas compte.

Le matin, la logeuse nous prépare un petit déjeuner avec des fruits frais (vous repasserez pour les gros breakfasts à l’anglaise, très chargés en cholestérol), et elle nous parle de choses et d’autres.

Elle nous apprend qu’il y a beaucoup trop d’écureils dans le quartier, et qu’ils saccagent tout. Qu’il y a aussi de nombreux renards sauvages, que les gens nourrissent pour qu’ils ne s’attaquent pas aux animaux domestiques. Que pour l’instant, les renards ne posent pas de problèmes sanitaires, mais qu’avec le tunnel sous la Manche, la rage va finir par s’introduire en Angleterre. Sooner or later, les maladies viendront d’Europe, c’est inévitable.

Elle commente la campagne électorale actuellement en cours au Royaume-Uni. Les conservateurs cherchent à niveler la société par le haut, en tâchant de tirer tout le monde vers leur niveau de fortune. Les travaillistes, de leur côté, cherchent à niveler par le bas, et voudraient rabaisser la population vers leur niveau de pauvreté. « Vous voyez, ils ont tous l’idée de niveler, c’est ainsi. Mais quitte à niveler, à mon avis, autant choisir d’élever les gens. » Notre logeuse est donc, par élimination, une conservatrice, et j’en conclus qu’elle va voter pour donner un deuxième mandat à David Cameron.

Elle analyse le phénomène xenophobe du parti UKIP (United Kingdom Independant Party) de la manière mesurée que peut prendre une personne insulaire. Le parti anti-européen a été infiltré par « des fascistes » après sa victoire aux dernières élections européennes, des fascistes qui déclarent des choses horribles, exploitées abusivement par les médias pour discréditer le parti de Nigel Farage (le président du UKIP, transfuge du parti conservateur). Ces extrêmistes ont dit qu’ils n’aimaient pas les Noirs, par exemple. Or, notre logeuse dit que cela n’est pas raciste pour un sou. « J’ai le droit d’avoir un problème avec telle ou telle nation. Par exemple, je peux dire que je n’aime pas les Français, c’est légal. Mais je ne peux pas dire qu’ils sentent tous l’ail, là c’est de la caricature, et c’est du racisme. » Si des responsables d’un parti politique déclarent qu’ils ont « un problème avec les nègres », du moment qu’il y a « des raisons pour cela », il ne devrait pas y avoir de tollé dans les médias.

Notre logeuse ne pense pas que le Royaume-uni devrait nécessairement quitter l’Europe. « Imaginez qu’on vive une période de guerre, comme la seconde guerre mondiale : on aurait besoin d’alliés européens pour nourrir tout le monde. » Si son pays y perd économiquement, car « l’Europe nous coûte davantage qu’elle ne nous rapporte », il est nécessaire de « rester amis » avec des pays européens pour des raisons politiques. « Vous comprenez, il n’y a pas que l’économie dans la vie. Il y a aussi la politique. »

Enfin, notre logeuse trouve qu’on s’acharne un peu trop sur le parti xénophobe de Nigel Farage, et qu’il y a plus d’idées intéressantes dans ce parti que la simple europhobie. Elle est d’accord avec le leader d’extrême-droite pour dire qu’il y a trop d’immigration en Angleterre.

Mon amoureuse, assise en face de moi, est une immigrée française. Elle fait la sourde oreille, comme une Anglaise, et mange très poliment ses céréales.

River Wey Navigation

C’était la bonne surprise de ce séjour. Je croyais me rendre dans un trou, à une heure de Londres, et je me retrouve sur le plus ravissant des bords de rivière.

Pendant que mon amie est au travail, je tue le temps en courant le long du moindre cours d’eau. Sincèrement, je ne m’attendais pas à ce que celui-ci soit si extraordinaire. Des maisons de toutes les tailles se reflètent dans la Wey, des petites péniches et autres maisons flottantes.

Naturellement, les fleurs éclatent de couleur et de blancheur ces jours-ci, et les cygnes couvent de gros oeufs. Je me demande : quel goût ont-ils, les oeufs de cygne ? Sont-ils seulement comestibles pour l’homme ? Pourquoi n’en mangeons-nous jamais ?

Je cours, je cours, et ne me lasse pas de cette culture anglaise qui s’exprime discrètement dans chaque centimètre carré du territoire.

A force de courir, j’arrive à la Tamise, en qui se fond la Wey. A l’approche de la Tamise, les propriétés deviennent délirantes de beauté, de luxe et d’architecture. Des fortunes colossales vivent ici et ne protègent pas leur jardin et leurs baies vitrées, juste de l’autre côté de la rivière. Cela nous change avantageusement des hauts murs, des horribles haies de buis, des sentinelles qu’affectionnent les riches européens pour se protéger du regard des hommes.

 Une cabane est construite à hauteur de l’écluse Thames Lock,  dans laquelle une petite exposition est montée pour informer les promeneurs. J’apprends que je viens de longer la première rivière navigable d’Angleterre, selon une technique du XVIIe siècle, antérieure aux créations des canaux. Soudain, je m’aperçois que cette banlieue lointaine où je passe quelques jours inoffensifs est un voyage dans l’histoire du génie anglais.

Robert, le gentleman

J’ai quitté il y a peu la superbe maison de banlieue de Rob, un Anglais nord-irlandais expatrié en Californie. Cet homme est la quintessence de ce qu’on entend par « gentleman ».

Avec le football, Henry Purcell et les Monty Pythons, le concept de gentleman est le plus grand apport des Anglais à la civilisation européenne. Un équilibre savant de chaleur humaine, de générosité, de distance polie, de respect fanatique pour la vie privée, de retenue et d’humour. Un mélange de modération et de passion, qui fait du gentleman, non un homme tiède, mais un aventurier téméraire qui ne cherche pas à se la raconter.

Le gentleman est un homme passionnant qui préfère écouter les autres plutôt que parler de lui. Il ne se limite pas à être poli, il sait aussi être intéressant et chaleureux.

Robert m’a invité à  venir chez lui alors qu’il ne me connaissait pas. J’étais seulement un ami de ses parents, que j’ai connus à Belfast, et revus dans les Cévennes. Par solidarité familiale, Robert m’a donc ouvert la porte de sa maison pour autant de temps que je le souhaitais. J’ai essayé de ne pas abuser de sa gentillesse, et pour cela suis parti avant la date prévue. Il est des gentillesses qui sont si désarmantes que le sage précaire les trouve incandescentes.

Il est venu me chercher à l’aéroport de Los Angeles et m’a emmené dîner avec ses amis, dans un des restaurants bio de la plage de Venice. J’ai pris un Burger d’agneau. Quelques jours plus tard, il m’a conduit, avec d’autres amis, au concert du supergroup Atoms for Peace, à Santa Barbara.

(Un supergroup, c’est un groupe formé par des membres de groupes déjà connus ; en l’occurrence il s’agissait du chanteur de Radiohead et du bassiste des Red Hot Chilli Pepper.) (Et Santa Barbara, c’est une ville balnéaire à une heure, au nord de LA, et non le titre d’un soap opera.)

Robert vit dans une grande maison, dans une ville de banlieue de Los Angeles. Le nom de sa bourgade est beau comme un mythe : Thousand Oaks (mille chênes). On imagine tout de suite des tribus amérindiennes y fumer le calumet. Les colons européens y ont fait pousser une ville de lotissements et de centres commerciaux extérieurs. Des maisons hors de prix, construites à la va vite, et que le moindre ouragan fera voler en éclats.

Ingénieur dans une grande entreprise de haute technologie, Robert s’est rendu indispensable et s’est vu offrir un job dans la capitale du XXe siècle. Il a choisi cette maison pour une raison étonnante : le sol est couvert de moquette, ce qui est préférable pour ses chiens.

Tous les matins et tous les soirs, les deux chiens (un labrador et un bâtard) sautent dans le coffre de la voiture et vont s’amuser dans un « dog park », à quelques centaines de mètres de la maison. En bordure d’autoroute, dans un lieu trop bruyant pour les humains, la municipalité a cerné par une grille un territoire double, pour les chiens assez gros d’un côté, et pour les chiens tout petits de l’autre. On y croise de magnifiques chiens de race, des dalmatiens, des levriers, des bergers blancs, et autres saint-bernard (celui-ci je l’invente, mais il me fallait un nom de race, et je n’en connnais pas tant que cela).

La communauté des amoureux des chiens se rencontrent ici, et taillent des bavette de gentlemen en atttendant que leurs animaux aient terminé de se renifler le cul.

Et c’est ainsi que se déroule la vie de Robert, au soleil de la Californie, entre ses amis, sa chère et tendre, et ses chiens, dont il sait apprécier les moindres nuances psychologiques.

Parler de massacres dans l’herbe tendre

J’ai cette fois loué une voiture et suis allé chercher Peter dans sa maison secondaire, sise sur les hauteurs d’Arrigas, à une vingtaine de kilomètres du Vigan, dans la direction du causse.

Peter est un jeune retraité de l’université. Anglais de naissance, il a enseigné la littérature française toute sa vie dans des universités britanniques. Spécialiste de l’entre-deux-guerres, il a consacré un livre de deux tomes à André Chamson, bien après avoir acheté cette maison dans les Cévennes. Je l’ai rencontré à Belfast, il enseignait précisément dans l’université où je faisais ma thèse. Nous ne manquions pas une occasion de parler un peu de cette région de France à laquelle nous nous sentions liés d’une manière ou d’une autre.

Mais c’est la lecture de Chamson, dans les années 1960, qui lui a fait connaître les Cévennes, où il n’a mis les pieds que vingt ans plus tard. Lui plaisent les paysage, mais aussi la rudesse, l’esprit de résistance aux pensées dominantes, et l’anticonformisme. C’est donc tout naturellement que j’ai voulu enregistrer un entretien avec Peter, dans le cadre de mes documentaires radiophoniques sur les Cévennes.

Vous ai-je dit que la sagesse précaire était aussi une maison de production radiophonique ?

Stèle commémorant les Camisards

Quel meilleur endroit, pour réaliser cet entretien, que la tombe d’André Chamson ? Sur la route sinueuse qui nous y mène, nous tombons sur un monument en mémoire des camisards, ces combattants protestants qui luttèrent contre les dragons de Louis XIV.

Chose remarquable, cette plaque a été érigée en 1942. En pleine occupation allemande. Peter tend à penser que c’est là l’oeuvre des collaborateurs au pouvoir, soucieux d’attirer les suffrages de la population locale. Moi, je pencherais plutôt pour une sorte d’acte cryptique de résistance. Ceux qui allaient former le maquis Aigoual-Cévennes auraient posé là une stèle apparemment apolitique, mais qui appelait à l’insoumission.

Plaque de 1942 commémorant les rebelles de 1742

Nous continuons la route et arrivons près du col de la Lusette. Deux familles pique-niquent à l’ombre d’un pin, à côté de la tombe de Chamson. Je les interviewe eux aussi, car le sage précaire ne recule devant rien. Ils avouent n’avoir rien à dire sur l’écrivain, mais le connaître de réputation. Ils viennent là surtout parce que ce petit coin de paradis est ignoré de tous, à part de quelques randonneurs qui ne font que passer.

Peter et moi nous asseyons dans l’herbe épaisse, à l’ombre d’un autre pin. De sa belle voix, douce et grave, il raconte les relations que Malraux entretenait avec Chamson. Il révèle que le cévenol envisageait les femmes de manière ambivalente, progressiste dans certains romans, misogyne dans d’autres, et carrément sexiste à l’Académie française. Surtout, Peter parle du passage douloureux qui a mené Chamson du pacifisme causé par la Grande guerre (et qui a conduit à la parution de Roux le Bandit, en 1925), à l’anti-fascisme combattant des années 30.

Petit à petit, nous avons refait le monde de l’entre-deux-guerres, devisant sur les différents mouvements politiques de l’époque, sur Mein Kampf, sur le mystère des trois grands conflits européens (1870, 1914 et 1939) et leur éventuel enchaînement.

J’ai fini par poser le micro sur l’herbe pour profiter pleinement de la fraicheur du moment, du bon air de l’altitude et de ce qui vaut la peine d’être discuté un beau jour d’été entre deux intellectuels courtois et libéraux : des massacres, de la haine et du désir de destruction.

C’est longtemps après l’heure du déjeuner que nous sommes redescendus à Arrigas, et avons retrouvé Barbara, la charmante épouse de Peter, qui nous avait préparé un repas. Je me suis confondu en excuses, ce retard était de ma faute. Barbara me pardonna instantanément.

On peut dire ce qu’on veut sur les universités, mais il y a une douceur de vivre chez les universitaires qui n’a pas grand chose à envier à la précarité des sages.