J’ai toujours désiré me rendre au détroit d’Ormuz.
Ce n’est pas vrai.
Ce qui est exact, c’est que je me suis enfin rendu dans la pointe de terre où se situe Ormuz, que ce fut une jolie aventure et que ce petit voyage m’a suffisamment enthousiasmé pour rompre le silence qui s’était imposé sur ce blog depuis plus d’un an.
Ormuz, c’est le nom d’une île et du détroit qui sépare l’Arabie et l’Iran.
C’est aussi le titre d’un roman de Jean Rolin, publié en 2011.
Dans le détroit, à l’horizontale, passe un grand pourcentage des pétroliers qui vont approvisionner les économies du monde. C’est un donc un lieu hautement stratégique.
Dans le détroit, à la verticale, passent des centaines de petites embarcations qui font la navette entre la péninsule arabique et l’Iran pour faire de la contrebande et contourner le blocus dont l’Iran est victime.
La pointe arabique du détroit d’Ormuz est donc une péninsule qui appartient au sultanat d’Oman, la péninsule de Musandam.
La capitale de cette péninsule est Khasab.
Cela fait beaucoup de mots nouveaux.
Catégorie : Jean Rolin
Attentats du 9 janvier 2015. Une superbe journée de terreur
Journée de terreur pour le peuple français, vendredi fut une journée de magnifique torpeur pour la sagesse précaire.
Réveillé dans le 16ème arrondissement de Paris, le sage précaire visite le musée Guimet en amoureuse compagnie. Ebloui par ladite compagnie, il ignore tout des terroristes et des prises d’otage. L’ouest de Paris est d’ailleurs extrêmement calme. Le musée d’art asiatique est l’écrin d’une journée d’amour : le beau corps des déesses orientales, les poitrines généreuses des temples indiens, les courbes des danseuses chinoises et les rondeurs des beautés khmères font tourner la tête et nous conduisent à retourner à notre nid provisoire, procéder à une sieste balsamique.
La sieste balsamique est une invention thérapeutique de la sagesse précaire. Elle consiste en un massage spécial qui évacue les états grippaux d’une personne aimée, après quelques minutes de sommeil.
L’après-midi, je me rapproche du centre de Paris et retrouve une amie qui a passé ces dernières journées sur les chaînes d’info en continu. Autour de la place des Vosges, l’agitation est beaucoup plus palpable que dans le 16ème. Les sirènes de pompier et les véhicules banalisés prolifèrent. J’apprends alors ce qui a tenu mes concitoyens en haleine. Nous buvons un thé en regardant l’action des forces de l’ordre à quelques rues de nous.
Quand les méchants ont perdu, tués sous les balles de nos agents de sûreté, mon amie et moi sortons boire un verre rue de Jouy, dans un bar/restaurant dont la carte des vins présente un étrange tropisme lyonnais. Un choix de quatre rouges : Gamay (le cépage principal du beaujolais), Coteaux du lyonnais et Saint-Joseph. Le patron, apparemment, n’est pas particulièrement originaire de la capitale des Gaules. Il a juste apprécié ces vins, qu’il trouve originaux. C’est drôle, il faut monter à la capitale pour voir respecter le coteau du lyonnais qui, dans ma ville natale, est jugé comme une infâme piquette.
Pendant que nous sirotons à la terrasse, nous remarquons un doux mouvement dans un atelier en contrebas. Je crois reconnaître une longue silhouette : c’est Jean Rolin himself qui fait une lecture de son dernier livre dans cette librairie du Marais. Nous demandons aux deux commerçants, la serveuse du bar et la libraire, si nous pouvons joindre la lecture munis de notre verre de vin. Parmi l’auditoire, de bien jolies filles, dont je suppose qu’elles sont journalistes, critiques littéraires, étudiantes et chercheuses en lettres. Des jolies filles et de vieux messieurs.
Plus tard dans la soirée, mon amie et moi prenons le RER direction Saint-Denis. Nous finissons la journée de terreur dans un collectif d’artistes, dans un immeuble en béton promis à la démolition. Les artistes ont aménagé une petite salle de cinéma, avec des sièges et du matériel de récupération. Ce soir, ils diffusent Le Salon de musique, de Satyajit Ray.
Et là, l’envoûtement de la musique indienne joue à plein. Affalé dans son siège, légèrement enivré de vin fin et sous alimenté, le sage précaire est enveloppé d’une étroite torpeur. Il faut voir ce chef d’œuvre de 1958 tard dans la nuit, après une journée intense, la conscience légèrement, très légèrement altérée. Les scènes de concert vous mettent dans un état de transe, au point que l’on comprend l’attirance des jeunes gens pour les drogues et les violences aveugles.
Au fond, c’était une journée (d’)halluciné(e).
Roybon : « Les zadistes reçoivent 90 euros par jour »
En repérage pour un possible documentaire sur les contestataires de Roybon, je me suis rendu avec Catherine sur les lieux de l’occupation des terres par les « zadistes ». Située dans les fameuses Terres froides, près de la Côte-Saint-André, au confins de l’Isère et de la Drôme, sur les contreforts du Vercors. Un groupe informel d’activistes s’oppose à la construction d’un Center Parcs dans la forêt.
Concrètement, pour s’opposer à ce projet, les activistes vivent sur les terres nuit et jour, construisent des cabanes et s’y relaient pour qu’elles soient toujours habitées. Ils élèvent des barrages et des barricades sur toutes les routes forestières pour empêcher la tenue des travaux. Ils appellent ces terres la « Zone à défendre » (ZAD), d’où leur appellation de « zadistes », qui rappellent d’autres noms de combattants tels que les zapatistes du Mexique.
Nous voulions voir, et le cas échéant témoigner, de ce qui se vit derrière les barricades, sur lesdites terres occupées, dans les cabanes. Que se passe-t-il là-bas, chez les zadistes ? Comment vivent-ils ? Quel genre de communauté est en train de se créer ? Nous subodorons qu’il ne s’agit pas seulement de jeunes inactifs poussés par l’envie d’en découdre avec la gendarmerie, mais qu’il doit y avoir une vie plus profonde, une rencontre de plusieurs désirs et de plusieurs activités.
Dans le village de Roybon, les habitants ont affiché un peu partout leur soutien au projet du centre de loisirs. Sur les vitrines des boutiques : « Commerce à défendre », « Oui au Center Parcs ». Sur le sapin de Noël qui trône près de la mairie, une lettre d’enfant demande au Père Noël « un beau Center Parcs ». Une riposte aux zadistes s’est organisée. Une résistance à la résistance écologiste. Les habitants du village, en tout cas les plus visibles d’entre eux, affirment haut et fort qu’ils ne veulent pas de ces activistes. Même la statue en bronze sur la place centrale, une réplique de la statue de la Liberté, est mise à contribution, supportant une pancarte qui dit : « Libérez mon village ».
Françoise et Claude, notamment, nous expriment leur déception face à l’impuissance des politiques qui sont incapables de faire régner l’ordre dans la forêt. Ils sont convaincus que le centre de l’entreprise Pierre et Vacances créera de l’emploi, de l’activité, du tourisme, et qu’il aidera à désenclaver le village. Très gentil, affable et ouvert à notre micro, le couple de retraités est remonté contre les zadistes qui imposent leur volonté, envers et contre toute légalité. Claude affirme que les zadistes sont manipulés par des groupes politiques, des syndicats ou des lobbies : « Ils reçoivent 90 euros par jour, pour tenir le coup, et évidemment, ils ne travaillent pas. » Qui leur donne cet argent ? On ne le sait pas.
Sur la route, quand on s’approche de la ZAD, un barrage de gendarmes nous arrête. Vérification des papiers, fichage, consignation des adresses et même enregistrement vidéo de notre présence. Les gendarmes nous déconseillent de continuer notre route, car la route est barrée deux kilomètres plus loin, mais ne nous interdisent pas de passer.
Alors nous continuons, et nous nous retrouvons devant une autre voiture de la gendarmerie. On nous redemande nos papiers, on note à nouveau nos adresses, on nous filme encore, et on nous donne une nouvelle marche à suivre : « On ne peut pas vous laisser continuer sans accréditation. D’ailleurs, c’est pour votre sécurité, car les zadistes sont des gens violents, il y a déjà eu des journalistes agressés. Retournez à Boyron, et voyez avec la gendarmerie, ils vous donneront des consignes ».
L’ambiance est douce, la campagne est belle mais on se croirait en guerre civile, avec des check points qu’il faut traverser en montrant patte blanche. L’accès à la « Zone à défendre » est donc déjà lui-même défendu sur toutes les routes qui y mènent. Moi qui viens de lire Les Evénements, le dernier roman de Jean Rolin, je me trouve toujours plongé dans cette atmosphère de cessez-le-feu précaire.
Sur le chemin du retour vers le village de Roybon, nous sommes à nouveau arrêtés par un barrage, et les mêmes gendarmes nous demandent à nouveau nos papiers, notre adresse et nous filment à nouveau. Devant nous, un camion à benne est arrêté, la benne chargée de palettes en bois. Nous devinons qu’il s’agit là de matériel pour les zadistes.
Quand les gendarmes relâchent ce camion, qui fait demi-tour, nous décidons de le suivre. Nous pensons confusément que, peut-être, ces palettes vont nous mener, plus sûrement que la gendarmerie de Roybon, à la ZAD. Il emprunte des petites routes de campagnes qui montent sur la colline et s’arrête à une route barrée. Catherine va parler au chauffeur. Bingo, il s’agit bien de militants qui viennent aider les zadistes en leur apportant du matériel pour construire des cabanes.
« Les Evénements », ou la mue de Jean Rolin dans la guerre
Il s’agit d’un roman qui narre la traversée d’une France en guerre. Le boulevard Sébastopol peut se parcourir « le pied au plancher », en sens inverse, et un immense chaos règne sur notre pays.
Il faut préciser que c’est un roman, car Jean Rolin s’est plutôt distingué dans les récits non fictionnels, et singulièrement des récits de voyage, de séjour, d’enquêtes. Depuis 2009 ou 2010 (autour de la soixantaine), l’écrivain procède à une sorte de mue. Il se tourne vers la fiction et veut (re)devenir romancier. Il s’était déjà essayé au roman, il y a plus de vingt ans, avec une réussite plutôt mitigée. Il s’y est donc remis dernièrement, et son dernier opus montre qu’il est en passe de réussir son pari. Les Evénements est le roman abouti d’un romancier impeccable. Les deux fictions qu’il avait publiées depuis 2010 ne m’avaient pas convaincu en tant que fictions. J’aimais ces livres, mais pas pour l’histoire qu’ils racontaient, car ils racontaient assez peu en définitive, et le lecteur pouvait se délecter des scènes observées, des descriptions de territoires, des épiphanies dont Rolin était coutumier dans son oeuvre non fictive.
Avec Les Evénements, en revanche, le dispositif narratif fonctionne beaucoup mieux et le lecteur est embarqué dans la fiction. On y croit, on y est, les personnages existent, le loufoque des situations n’est pas étouffé par les effets de réel. La France est en guerre, on s’y promène, les barrages sont réalistes, les rencontres fortuites sont crédibles, les chefs de clan sont incarnés et le narrateur habite enfin complètement son rôle de mec un peu paumé, qui ne sait à qui il doit obéir, avec qui il est censé collaborer. Plus qu’à l’espion piéton errant à Los Angeles (Le Ravissement de Britney Spears, 2011), et plus qu’à l’homme cherchant à traverser le détroit d’Ormuz à la nage (Ormuz, 2013), on s’identifie facilement au narrateur des Evénements qui n’est qu’un homme ordinaire, prudent et ironique, cherchant à sauver sa peau dans les entrelacs d’un conflit confus.
J’avais avancé, autrefois, la théorie selon laquelle les livres de Jean Rolin marchaient par deux, qu’ils se dédoublaient et se jumelaient à des années de distance : deux livres sur l’Afrique, deux livres sur la banlieue de Paris, deux livres sur les paysages industriels, deux livres sur les animaux, etc. Forcément, il y avait aussi des livres qui étaient seuls, orphelins, célibataires, en attente, pour ainsi dire, de leur conjoint à venir. Campagnes était de ceux-là, L’Organisation aussi, ou Joséphine.
Eh bien, il semble qu’avec Les Evénements, Rolin tende à faire écho à plusieurs de ses livres passés. On pense bien sûr à Campagnes, puisqu’il s’agit dans les deux cas de la traversée d’un pays en guerre (l’ex-Yougoslavie et la France), et de la nature imperturbable de la vie animale, aux alentours de la guerre. On pense aussi à un petit texte très méconnu, Cherbourg Est/Cherbourg Ouest, qui consiste en un large travelling cinématographique dans la ville normande, dans une perspective explicitement guerrière. On entend enfin l’écho de L’Organisation (1996), souvenirs comiques et mélancoliques d’un militant d’extrême-gauche, qui pouvait déjà être lu comme une réflexion sur la stratégie militaire, la confusion des luttes, les illusions et les nécessités de l’engagement partisan.
Mais il s’agit de bien plus qu’un simple écho. J’ai comme l’impression que les textes anciens que j’ai cités ici avaient en réalité pour but de préparer l’écrivain et le lecteur à l’arrivée de livres complets et puissants comme Les Evénements. Balzac faisait des « études de moeurs » dans sa Comédie humaine, Jean Rolin se lance dans une étude romanesque sur la guerre, sur la nature, sur la mobilité et sur les mouvements de population.
On ne sait pas pourquoi la France est en guerre, pourquoi les casques bleus sont là ni à quoi ils servent. La guerre est juste une fatalité, elle est une modalité de l’existence, comme la paix, la crise ou la croissance. Les hommes ne se font pas la guerre, ils vivent en guerre comme en un état durable. C’est un état qui inspire Jean Rolin. Il s’y sent chez lui ; non pas à l’aise, mais vivant. Peut-être son don d’observation est-il plus légitime en temps de guerre, et peut-être aussi son statut de nomade prend-il plus de sens quand le pays est à feu et à sang.
C’est un beau roman, drôle à chaque page, et poignant chaque fois que la nature surgit dans la narration. La guerre étant incompréhensible, le narrateur se réfugie dans les mouvements infimes des arbres et des cours d’eau. C’est bientôt le printemps, il convient de le guetter, d’en chercher les signes annonciateurs : c’est ça l’événement dont parle le roman.
Nouveaux explorateurs et vieilles ficelles
Série de documentaires diffusée sur Canal + depuis 2007, Les Nouveaux explorateurs jouit de l’impunité habituelle des productions liées au voyage. C’est un phénomène curieux : dès qu’on voyage et qu’on relate ses aventures, on devient inattaquable dans les médias. Pourtant, le récit de voyage est un champ de création qu’il faut regarder avec autant de sens critique que tous les autres genres narratifs.
Qu’on me pardonne une légère immodestie, ce blog est un des rares espaces où sont critiqués des voyageurs. Au risque de me faire durement tancé, La Précarité du sage a critiqué Michel Le Bris, la « littérature voyageuse », Christophe Ono-Dit-Bio, Priscilla Telmon et Sylvain Tesson. Cela m’a valu des volées de bois vert, dont je ne me plains pas. Paradoxalement, on me reproche aussi de dire trop de bien de certains écrivains et plasticiens du voyage : Jean Rolin, Chantal Thomas, Antonin Potoski, Caroline Riegel, Jean-Paul Kauffmann, Raymond Depardon, Catherine Cusset ou Bruce Bégout.
Ce n’est pas que les uns seraient nuls et les autres parfaits, mais il existe une ligne de fracture assez profonde dans la manière d’aborder le voyage depuis la deuxième guerre mondiale. Ceux dont je fais l’éloge savent que le monde a changé, qu’on ne peut plus découvrir le monde comme les anciens explorateurs. Ils explorent donc les banlieues, les bretelles d’autoroutes, les forêts et les fleuves avec prosaïsme et humour.
Ceux que je critique ne manquent pas forcément de talent, mais ils prétendent être des baroudeurs de la même trempe que les grands aventuriers des années 1930, ou imitent un peu bêtement les orientalistes du XIXe siècle. Ils s’autoproclament « explorateurs ». Ceux produits par Canal + mentent d’ailleurs effrontément : ils prétendent nous présenter des peuples indigènes purs de toute acculturation, alors même qu’ils communiquent en anglais, et qu’ils exhibent des costumes traditionnels au sein de réserves d’autochtones subventionnées, et habilitées à recevoir la visite de caméras.
La Nouvelle exploratrice de l’émission, dont j’ai oublié la date de diffusion, traverse le Brésil avec ce sentiment d’impunité : les tribus se laissent photographier en regardant ailleurs, et notre télévision nous vend cela pour de l’aventure nouvelle. Il ne s’agit pourtant que des mêmes vieilles ficelles des images prises par les explorateurs dominateurs, supérieurs, protégés par des puissances colonisatrices.
« Livres en Liberté », Vitry-sur-Seine
La raison principale de mon séjour à Paris est la tenue du festival « Livres en liberté » à Vitry-sur-Seine, samedi 1er décembre. C’est à partir de cet événement que j’ai organisé ma semaine parisienne, et distribué mes rendez-vous de sage précaire entrepreneur.
Le directeur du centre culturel de Vitry était venu à la Sorbonne en mars dernier, assister au colloque sur le récit de voyage auquel j’avais participé modestement. Ma conférence avait consisté en une analyse des livres de Jean Rolin. J’avais parlé des récits de voyage en banlieue parisienne, des explorations de « non-lieux », ainsi que des « lieux de mémoire » et de leur articulation.
Ce monsieur ne m’a pas parlé lors du colloque mais m’a contacté plus tard, par mail. Au départ, il pensait à moi pour parler de l’idée de voyage en banlieue. Mais après échanges, nous sommes convenus de nous rabattre sur les Travellers irlandais. Après tout, un livre a été publié sur ces voyageurs, et eux-mêmes, les Travellers, peuvent être considérés comme des banlieusards, à leur manière.
Lorsque ma thèse sera publiée, et je croise les doigts pour que ce dossier avance durant mon séjour actuel!, je pourrai plus facilement proposer des conférences, des tables rondes ou des causeries de toutes sortes sur le sujet des récits de voyage.
Les choses sont bien organisées, à Vitry. Un « stand » est prévu pour moi, où je pourrai rencontrer les Vitriots possiblement intéressés par les opportunités et les débouchés de la sagesse précaire. Accessoirement, il me sera loisible d’exposer et vendre mes livres. Autour de 15h00, ce sera mon tour d’aller faire mon numéro de saltimbanque dans la « salle de lecture ». J’ai acheté une chemise africaine dans un quartier bigarré de Paris, afin d’être aussi chatoyant que mon livre.
Un signe : la chemise valait exactement 13 euros. Le prix de mon livre! C’est certes un signe, mais un signe de quoi ?
Des grands auteurs, que je ne connais pas, sont prévus au programme, ainsi qu’un concert de musique orientale. Une grosse journée en perspective, donc, qui ne fait qu’inaugurer les nombreux salons et les nombreuses foires auxquelle la sagesse précaire est prête à prêter main-forte.
Pourquoi Britney Spears ?
On demande toujours à Jean Rolin « Pourquoi Britney Spears ? »
Ce doit être usant. On ne demande à personne d’autre, dans cette rentrée littéraire, pourquoi tel personnage, pourquoi tel sujet.
Alors Rolin est obligé de montrer qu’il n’est pas un fan de Britney mais qu’il l’aime bien quand même, et que ce personnage lui permettait d’avoir un angle pour aborder la ville de Los Angeles.
En répondant à ces question, forcément, l’intrigue du livre lui-même, Le Ravissement de Britney Spears (P.O.L., 2011), passe au second plan. Et lorsqu’on en vient à en parler, l’impression donnée est celle d’un recours à la fiction pour la pire des raisons : pour faire le lien entre des éléments narratifs et descriptifs épars.
Je ne vois pas en quoi une star de la variété internationale serait un sujet moins propice qu’un autre pour la littérature.
Première rencontre en terrasse
Rencontré Jean Rolin à la terrasse d’un café, à Bastille.Nous devions nous voir pour parler business, Shanghai, consulat, reportage portuaire, conférence, interprète et piccole.
Moi, je n’en menais pas large et je laissais parler le maître. Il est prolixe, le maître, cela tombe bien. Il a parlé de nombreux lieux de vie et d’écriture. Puis il a abordé le sujet de son prochain livre, les chiens errants. Jean Rolin est intarrissable sur les chiens errants, qu’il observe depuis longtemps, dans le monde entier. Dans une lettre, il m’avait demandé si je connaissais une ville, en Chine, célèbre pour en héberger de nombreux. J’avais répondu que non.
Il m’a dit qu’en Chine, en 1989, il avait refusé de manger du chien. C’est un interdit, me dit-il. Ces bêtes sont koprophages. Je n’en mangerai plus non plus.
Au bout de quelques heures, il fallut bien aborder un peu Shanghai. Pour lui, c’est une destination parmi bien d’autres. Il était à Moscou il y a quelques jours, il sera aux Etats-Unis au mois d’août. Sa conversation est émaillée de lieux et de villes, lointaines ou proches, où il a travaillé, écrit, fait des recherches, des reportages. C’est inouï ce que cet homme voyage. Alors à Shanghai, il ira volontiers mais pour lui ce n’est pas un événement. Ce n’est certes pas un événement aussi important que ça l’est pour moi : faire se rencontrer mes étudiants et mon écrivain préféré.
Le flâneur et le psychogéographe : Paris et Londres
La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1859.
Parmi les types de récits de voyage contemporains, la flânerie urbaine a une place à part et doit faire l’objet, au moins une fois dans son histoire, d’un billet de blog précaire. Car la figure du flâneur, depuis la description de Charles Baudelaire et la théorisation par Walter Benjamin, ne s’est jamais éteinte à Paris.
Des esprits malins diront que c’est Edgar Alan Poe, non Baudelaire, qui a inventé la flânerie. Les esprits malins se trompent car L’Homme de la foule de Poe (traduite par Baudelaire avec des mots similaires à ceux de la citation ci-dessus!) décrit un comportement déviant, « le génie du crime profond », alors que le flâneur est un producteur. L’homme de la foule de Poe est un homme qui ne dort pas, qui respire et ne vit que dans le trafic, c’est un fantôme qui ne voit pas le narrateur qui le suit à la trace (même quand celui-ci se poste en face de lui). C’est un personnage de conte à dormir debout, magnifique, profond, mais ce n’est pas un flâneur. Baudelaire se sert de l’oeuvre de Poe pour élaborer cette figure de l’art moderne qu’est le flâneur : une autre façon d’être « de la foule », une autre façon d’ « épouser la foule ».

Et cela nous mène à établir tout de suite que « flâner » ne signifie pas « se promener, errer de-ci de-là sans but ». Ou plutôt, ceci est une définition courante, mais n’est pas celle que nous utiliserons dans un contexte littéraire. Pour nous, la flânerie signifie un déplacement citadin réfléchi, qui a pour but de couvrir un certain territoire et d’expérimenter des états de perceptions variés. Je l’avais abordée brièvement dans une typologie des récits de voyage.
Du Spleen de Paris (commencé en 1855) à Zones de Jean Rolin (1995) et même Un livre blanc de Philippe Vasset (2007), les essais de littérature ne manquent pas, depuis 150 ans, pour décrire une action de déplacement individuelle dans la ville, mêlant méthode stricte et incertitude téléologique, scientificité et désordre mental.
Le triptyque surréaliste Le Paysan de Paris de Louis Aragon (1926), Nadja d’André Breton (1928) et Les dernières nuits de Paris (1928) d’André Soupault, ainsi que Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue, sont autant de récits de déplacements dans la capitale française, qui constituent explicitement des tentatives littéraires pour déconstruire une forme bourgeoise de littérature. Walter Benjamin voyait dans la flânerie, si j’ai bonne mémoire (mais il faudrait vérifier), une lutte inégale de l’individu moderne pour restaurer un rapport créatif à la ville, et ne pas laisser la marchandise et le commerce dicter les logiques de déplacement et de pratiques urbaines.
C’est cette association entre déplacement et résistance qui est au centre de la « psychogéographie » mise en avant par Guy Debord, dès 1955. L’année même où fut publié Tristes tropiques, qui se voulait une somme définitive sur le temps des voyages, un mouvement d’avant-garde parfaitement obscur prenait déjà une voie tangentielle pour concentrer le voyage dans un périmètre restreint et lui donner un objectif presque clinique, et quasi politique : « La psychogéographie, écrit Debord dans Les Lèvres nues, se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu , consciemment organisés ou non, sur les émotions et les comportements des individus. »
S’il n’y a pas de définition définitive du flâneur, et pour la raison avancée par Rebecca Solnit qu’il n’existe pas, il n’en reste pas moins que quelques paramètres descriptifs simples sont constants : « the image of an observant and solitary man strolling about Paris. » (Solnit, Wanderlust. A History of Walking.)
On peut ajouter à cela que s’il est seul, le flâneur entretient un rapport intense avec le collectif, auquel il se sent appartenir ; il observe la population et les bâtiments, mais son point d’observation n’est pas de surplomb (il est un « homme de la foule »). Il entre donc dans un rapport dialectique avec ses contemporains, tantôt s’en distanciant pour prendre du recul, tantôt y fusionnant pour apprécier les changements d’ « atmosphères psychiques » (Debord). Ainsi, s’il « flâne » dans une ville, le déplacement du flâneur n’est pas une promenade de pure détente, mais plutôt un art de la marche qui cherche à subvertir les modalités utilitaristes des flux humains planifiés par l’urbanisme officiel.
Le situationnisme (d’où procède la psychogéographie, ou plutôt qui a fusionné avec elle) est généralement considéré, sous l’angle de la pratique des villes, comme un mouvement successeur du surréalisme, et un moment important de la théorie de la flânerie, mais il n’a pas nécessairement produit un ensemble de textes qui pourraient être considérés comme des récits de voyage. L’ensemble de sa production textuelle, branchée sur l’espace urbain, l’exercice de la « dérive » et les productions audio-visuelles centrées sur les territoires et leurs usages, forment cependant des composantes narratives et théoriques qui influent sur l’évolution du récit de voyage. De surcroît, l’importance de l’approche situationniste est considérable dans l’écriture du voyage des décennies suivantes, et c’est la raison qui me fait m’arrêter sur ce mouvement.
Un auteur comme Jean Rolin reprend la figure du flâneur dans les années 90 et rend hommage à Guy Debord à plusieurs reprises dans Zones. Plus généralement, la psychogéographie doit à ceux qui s’en sont revendiqués, ces dix dernières années, d’être étudiée dans le champ de la littérature des voyages. Paradoxalement, c’est surtout à Londres qu’elle a été reprise en considération, par la génération d’écrivains anglais de la fin du XXe siècle, comme le grand James G. Ballard (Concrete Island), Iain Sinclair (London Orbital), Will Self (Psychogeography) ou Peter Ackroyd (London: The Biography) redonnant à Londres le statut de haut lieu de la flânerie, reconnu comme tel depuis les travaux de Blake, De Quincey et Stevenson (selon le critique anglais Merlin Coverly, Psychogeography, 2005.)
A leur tour, ces écrivains anglais ont inspiré de jeunes auteurs français qui, dans les années 2005-2010, reprennent la ville de Paris comme territoire d’intervention, pour des récits qui sacrifient à une pratique géographique, géométrique, et cartographique, de l’écriture et des déplacements. Je pense par exemple à Un livre blanc de Philippe Vasset, qui explore les zones de Paris laissés en blanc sur la carte IGN. (Vasset paie clairement sa dette aux grands écrivains anglais). Je pense aussi au travail de Mathieu Bouvier dont le travail sur les terrains vagues et les zones herbeuses a déjà été décrit ici.
On assiste ainsi, à travers la figure du flâneur, à un aller-retour entre Londres et Paris qui nécessitera une étude à part, mettant en lumière ce que ces deux villes ont produit comme récits de flânerie urbaine.
Jean Rolin, Britney Spears et Los Angeles
Cet été en France, il sera difficile de rater la prose et la personne de Jean Rolin. Non seulement son dernier livre sortira à point pour participer à la rentrée littéraire 2011, mais le journal Le Monde va publier tout le mois d’août une série de reportages sur Los Angeles signé du prix médicis 1996.
C’est ce qu’on appelle un plan bien pensé. Le livre était écrit fin décembre. Il est fabriqué et prêt à la vente dès le mois de juin. Et l’éditeur attend son heure pour le lancer dans le grand bain. Avant de le mettre en vente, il envoie des exemplaires à des journalistes, des personnes influentes, des gens qui pourront jouer un rôle dans la médiatisation possible de ce nouvel opus.
Pendant l’été, même en vacances, on peut supposer que les organes de presse préparent les différents dossiers qui feront l’actualité littéraire dès la fin du mois d’août. Rappelez-vous l’agitation autour de Houellebecq avant qu’il ne devienne une star, de Grozdanovitch et son Traité de désinvolture, ou le remue-ménage autour des Bienveillantes. J’aime cette fièvre française autour de la rentrée littéraire. Tout le monde s’en plaint mais c’est une très bonne chose, qui met des auteurs et des livres – pas forcément ceux qui le méritent le plus – en pleine lumière pendant quelques semaines. Aucun autre pays ne connaît cette fièvre annuelle, alors profitons-en.
L’histoire du dernier livre de Jean Rolin se déroule à Los Angeles, comme ses reportages du Monde, sur les traces de Britney Spears. Cela faisait longtemps que Jean Rolin voulait écrire sur cette star de la chanson. Il me l’avait déjà confié lors d’une promenade que j’ai faite avec lui il y a deux ans. Il m’en a reparlé au salon du livre 2010, juste avant son départ pour la Californie. On lira donc Rolin dans ses reportages, on le verra dans les interviews réalisés pendant l’été et publiés au moment de la sortie du livre, puis à nouveau dans les librairies, et dans les critiques qui ne manquent jamais un de ses livres. Comme il parle – au moins passagèrement – de Britney Spears, cela va attirer l’attention de la presse musicale, des émissions branchées, etc.
Je vous le dis, l’été sera rolinesque. Pour moi il l’est déjà car j’écris un chapitre de thèse sur ses textes viatiques.
La littérature est un sport de combat. Une lutte pour la survie où il fau jouer des coudes. La rentrée littéraire est un champ de bataille où il règne une grande tension. Un livre se doit d’y figurer s’il veut obtenir un prix, et en même temps, s’il y figure il a plus de chance de passer inaperçu, tant il y a de livres qui sortent. Alors il faut jouer serré, il faut calculer, faire preuve de stratégie et évaluer les rapports de force pour tenter sa chance en fonction de ses forces. Je crois que le calcul de l’éditeur P.O.L. est le suivant : Rolin est déjà immensément reconnu par la critique et par un lectorat varié, mais peu nombreux. Beaucoup le confondent encore avec son frère Olivier. Il faut profiter d’un contenu décalé et potentiellement « people » (mais faussement people, car bien sûr il ne s’agit pas d’un livre sur Britney Spears) pour lancer une opération marketing. Il faut élargir le champs de reconnaissance afin de vendre dans un premier temps, puis dans un deuxième temps, faire en sorte que la base du lectorat fidèle s’élargisse.
Comme après chaque bataille, on y laisse des plumes. A la fin de l’automne, on comptera ses morts et ses butins.











