Mes compagnons de co-voiturage

Pour descendre dans les Cévennes, j’ai opté pour le moyen de transport le moins cher, parmi ceux qui coûtent de l’argent : le covoiturage. Un certain Philippe pouvait me conduire jusqu’à Nîmes pour 17 euros dans une luxueuse voiture allemande. Depuis Nîmes, des bus financés par le Conseil général permettent de rejoindre les quatre coins du département du Gard pour un prix si modeste qu’il tend vers la gratuité.

Dans la voiture de Philippe, nous étions trois passagers payants et la fille de Philippe. Dès la sortie de Lyon, ils savaient tout de moi. Ils m’ont questionné de manière très pointue, en bons routiers qu’ils étaient, et j’ai craché de gros morceaux de ma vie professionnelle et intime, sans résistance, piégé par la promiscuité de l’habitacle. Collés contre des inconnus dans deux ou trois mètres carré, on se sent comme obligé de tout divulguer de soi, poussés par une honnêteté infernale. « L’enfer c’est les autres », disait Sartre, et ce qu’il voulait dire, à mon avis, c’est que dans la présence constante et envahissante des autres, on n’a plus aucune défense.

Ma voisine fut cuisinée avec autant de célérité, et elle lâcha le morceau alors que nous nous enfoncions dans la vallée du Rhône. Elle s’appelle Clarisse, et c’est une voyageuse qui passe son temps entre l’Amérique du sud et la France. Elle fréquente des « milieux alternatifs », elle sourit beaucoup et aime rencontrer des inconnus. Elle a vendu des bijoux sur les marchés, jusqu’à ce qu’elle se rende compte que sa marchandise était le produit d’enfants asiatiques maltraités. Depuis elle cherche une autre activité. Elle me parle des Indigènes d’Amérique qu’elle a contribué à sauver, et me montre ses bracelets qui constituent leur principale source de richesse. Elle n’a jamais pu terminer Tristes tropiques de Lévi-Strauss mais elle m’assure vouloir lire ce que j’ai écrit sur la littérature de voyage contemporaine. Je lui conseille de privilégier Tristes tropiques.

Clarisse est très jolie. Elle a toujours le sourire, la chevelure ondulée, le poil blond-vénitien, tendance altermondialiste, des yeux vert-jaune et des habits amples de joueuse de guitare. Elle trimballe d’ailleurs une guitare sèche dans une housse brodée de mille couleurs. Elle dit n’être qu’une débutante ; son ambition est de faire en sorte que ses mains et sa voix puissent être « indépendantes les unes des autres ».

Elle se rend, comme moi, dans le pays viganais. Plus précisément, elle est attendue dans le « village Arc-en-ciel », au col de la Triballe, où les habitants sont tous habillés dans une couleur de l’arc-en-ciel. La coïncidence qui met côte à côte, dans une BMW, deux personnes qui vont s’installer dans le même massif montagneux, nous fait rire. Je l’invite à venir me voir sur le terrain de mon frère, et lui promets d’aller lui rendre visite à pied.

Le troisième larron de la voiture, compressé à côté de Clarisse sur la banquette arrière, nous informe que lui est « tout le contraire » de nous. C’est un policier à la retraite. Je lui assure que nous ne sommes pas si « contraires » que cela, et qu’à tout le moins je n’ai rien d’un clandestin. Il se plaint de la difficulté de sa profession. Avant, nous dit-il, les voyous et les flics se respectaient davantage, et les hiérarchies étaient mieux observées.

Philippe, le chauffeur, travaille dans les ressources humaines, cite des philosophes allemands à brûle-pourpoint, et est toujours d’accord avec la personne qui parle. Il est d’une excellente humeur et anime à merveille la conversation dans son véhicule. Il a repris le judo récemment et se place, à cette heure, au cinquième rang mondial dans la catégorie des vétérans. Il nous entretient de sa volonté de fer et de ses capacités à utiliser la force des autres : « Comme disait Kant, si je dois, je peux ». Je me demande en sourdine où Kant a pu écrire cela.

La fille de Philippe, une étudiante en école d’infirmière, dort confortablement installée à la place du mort, en traînant sur son corps un doudou infâme, mélange de vieux chiffons en lambeaux qui la rassure de je ne sais quoi. Elle doit être habituée à ces trajets de covoiturage où s’entassent des flics et des voyageuses de fortune.

C’est vrai, après tout, quelle banalité quand on y pense.

Les Travellers à Lyon

Pecker Dunne, dessin d'Hubert Thouroude

Vendredi 1er juin, la librairie lyonnaise Raconte-moi la terre m’invite à animer une soirée autour de mon livre de voyage ethnologique en Irlande.

Il y a quelques jours, une grosse semaine, j’ai procédé au lancement du livre à Paris, à la Maison d’Europe et d’Orient. Le choix du lieu était délicieusement hors de propos : spécialisée dans l’Europe orientale, cette librairie/centre culturel était assez peu adaptée à un récit de voyage dans l’extrême-Occident du continent. 

A Lyon, la librairie qui m’accueille est consacrée au voyage en général, mais la tendance globale de ses animations, m’a-t-il semblé, penchait vers les conférences « Connaissance du monde », honnies par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques.  

Le libraire m’a demandé de mettre au point une « projection », et de faire une présentation palpitante d’une petite heure. Il ne savait pas, le libraire, que je suis un piètre photographe, et que mes capacités en création de diaporama sont lacunaires. Je me prépare donc à un événement de moyenne amplitude, où la parole devra pallier aux insuffisances de l’image.

Pour ceux qui se trouvent à Lyon, c’est à 19h00, rue du Plat.

Le sage précaire sur France Inter

 

Paula Jacques, photo Telerama.fr

De passage à Lyon, je reçois un courriel de mon éditrice, qui m’informe que Paula Jacques désire m’inviter à son émission Cosmopolitaine, sur France Inter, ce dimanche 13 mai.

Inutile de préciser que je me réjouis d’avance de ce rendez-vous radiophonique. J’ai toujours été un auditeur fidèle des chaînes de Radiofrance. La voix même de Paula Jacques a accompagné ma vie ces vingt-cinq dernières années. Devenir un de ses invités alors que j’ai tant écouté ses émissions, crée un sentiment étonnant, indéfinissable. Cela me paraît étrangement naturel : impression de participer à une réunion à laquelle j’avais toujours été convié silencieusement jusqu’à présent.

J’appelle, laisse un message, j’écris et je laisse reposer. Hier, C’est Paula Jacques elle-même qui m’appelle pour m’inviter. C’est très expéditif : de sa belle voix de fumeuse, elle me dit que mon livre est « très intéressant » et qu’elle voudrait m’avoir dans son studio, avenue du Général Mangin, dimanche à deux heures moins le quart. Point final.

Pour l’interview de Radio-Canada, la charmante « recherchiste » m’avait téléphoné en semaine et on avait discuté une bonne demie heure pour préparer l’émission. Même chose avec la petite interview de trois minutes sur la radio de la SNCF.

Avec Paula Jacques, le processus est inversé : on ne se parle pas au préalable, même le rendez-vous est pris juste avant le début de l’émission, sans aucun préliminaire. Le but est sans doute de se découvrir au cours de l’émission, en direct. Ce qui implique qu’à la différence des autres interviewers, la journaliste de France Inter aura sans doute lu mon livre, afin de ne pas poser des questions absurdes.

Nous jugerons de tout cela sur pièce, dimanche, de 14 à 15 heures.

La soif de vie d’une fille de Nankin

Si les réseaux sociaux ne servaient qu’à cela ce serait déjà suffisant. J’ai reçu l’autre jour la demande d’une Chinoise à être mon « amie ». Son nom me disait vaguement quelque chose. Contrairement à tant d’autres qui lancent ces demandes sans commentaire, elle s’est fendue d’un petit message, précisant où l’on s’était rencontré, autrefois, à Nankin. « Tu te souviens de moi ? »

Je regardais la photo de son profil et ce visage me rappelait clairement quelqu’un, mais j’avais besoin d’en savoir plus avant d’en être assuré. J’ai regardé les autres photos de cette jeune femme et je n’eus plus aucun doute. C’était, en 2005, une étudiante en français, dans un établissement supérieur situé dans la banlieue lointaine de Nankin. J’y allais deux ou trois jours pas semaine, pour enseigner, mais elle ne faisait pas partie de mes étudiantes. Elle était beaucoup plus grande que les autres, ce qui lui donnait une image de maturité.

Les photos d’elle, aujourd’hui, montrent une fille qui a beaucoup changé depuis les années où je l’ai connue. Quelques photos, les unes prises à Paris en 2009, d’autres à Pékin en 2010, et de rares autres prises à Montréal et à Toronto en 2011. Elle s’est transformée, et de jolie jeune fille, elle semble être devenue une femme magnifique, au sourire calme et à la pose toujours assurée, modeste.

Elle est donc parvenue à faire ses études en France, puis à les poursuivre au Canada, où elle se trouve aujourd’hui.

Me sont revenus des souvenirs, avec elle, parmi les plus doux qui me restent de mon séjour en Chine. Il est vrai que dans cet établissement lointain, où je passais une partie de la semaine, et où je vivais une existence parallèle à celle que j’avais à Nankin, la présence de cette étudiante a été éclipsée par celle d’une femme qui m’a ébloui et qui a joué un rôle plus important dans ma vie. C’est pourquoi j’ai peu parlé d’elle dans mes blogs chinois, sauf ce texte fondateur (pour moi), où le Lac des Nuages Pourpres entrait dans mon imaginaire, auréolé de raffinement, d’érotisme et de luxuriance subtropicale. 

Mais ce bel après midi au lac n’est que la fin, et l’apogée, de ma relation avec elle. C’était le mois d’août, longtemps après la fin des cours. Les souvenirs qui me reviennent concernent les semaines précédentes, en juin ou en juillet, où elle m’impressionna par son talent, sa débrouillardise et son envie de vivre qui la distinguait radicalement de tous ses camarades.

Je faisais un reportage, avec les étudiants, sur les ouvriers migrants qui travaillaient dans et autour de notre établissement. La plupart des étudiants se sont vite lassés de ce travail, de ces entretiens, de ces investigations, mais elle a continué car elle rêvait d’être journaliste. Je tenais la caméra et elle interviewait les gens. Nous nous répartissions les rôles : je m’approchais des lieux plus ou moins interdits, elle me suivait, puis quand il fallait parler à quelqu’un, c’est elle qui prenait les devants. Je lui donnais des idées de questions à poser, et c’est elle qui avait les gestes et les sourires qui apaisaient.

Nous sommes allés dans les baraquements qui servaient de logements aux ouvriers. Ambiance à mi-chemin entre la colonie de vacance, le gîte de montagne et le camp de concentration. Des hommes en slip se lavaient ou se reposaient, faisaient des blagues. Ma partenaire restait avec moi et ne semblait pas avoir la moindre peur. Moi non plus, je n’avais pas peur. Elle et moi formions un duo parfait, nous nous rassurions mutuellement.

Ayant vu une femme avec son bébé, nous sommes entrés pour l’interviewer, avec son accord. Son mari d’ouvrier était parti de la campagne pour trouver ce travail loin de chez eux, et elle avait décidé de le suivre plutôt que de vivre dans la misère de la campagne. Ils partageaient ce minuscule espace, à trois, et espéraient une vie meilleure, à 50 euros par mois. L’image que j’ai filmée était magnifique. Une petite lampe éclairait cette jeune mère, et mon amie étudiante, assise sur le lit, tenant la main de l’enfant, tout en lui posant des questions d’une voix douce. Cette fille a de l’avenir, pensais-je.

Je lui fis part de mon désir d’aller dans les montagnes que l’on voyait depuis le campus, les monts « Têtes de Bœufs ». J’avais décidé, pour ce faire, d’aller sur le campus à vélo depuis Nankin, afin de visiter un peu la région par mes propres moyens. Cela me prit une petite journée, car en Chine les banlieues d’une ville moyenne sont aussi étendues qu’un département français. Depuis le campus, il semblait que la montagne était moins loin que Nankin elle-même.

Elle voulut m’accompagner dans la montagne. Elle était toujours prête pour l’aventure. Le week-end suivant, nous fîmes les quelques heures de vélo qui nous séparaient de la montagne. Nous marchâmes, les guidons à la main, dans cette nature à moitié cultivée. Dans un champ de fruits que je ne connaissais pas, elle s’accroupit et mordit dans ces fruits pour m’en montrer l’intérieur. Le rouge dégoulinait. Nous étions affamés, nous mangeâmes accroupis, comme des sauvages, nous avions la bouche et le visage empourprés. Elle prenait un plaisir certain à quitter toute retenue, c’était une femme qui ne voulait pas se laisser enfermer dans une belle image de bonne élève. Elle débordait de partout, elle voulait vivre, vivre. Nous avons ri de nous trouver tout crottés, tout colorés par les fruits, épuisés et ensauvagés. Il y eut un moment de suspens où elle s’immobilisa près de moi, en me fixant de ses yeux pétillants. Elle voulait vivre, elle avait une soif de vie que j’ai rarement retrouvée depuis.

Au retour à vélo, elle me chanta la chanson Hélène, je m’appelle Hélène, qu’elle connaissait par cœur, et ne comprit pas pourquoi je trouvais cette chanson ridicule. Les derniers kilomètres étaient de trop pour ma petite amie. Je la tirais par le guidon, et la poussais dans le dos. Elle eut mal aux jambes et aux fesses pendant plusieurs jours, mais elle m’assura être heureuse.

Il y a peu de chance que je la revoie jamais, mais sait-on jamais ? Ce monde des travailleurs migrants, précaires et nomades, qui communiquent sur les réseaux sociaux, c’est un monde plein de promesses cruelles.

 

Ma colocataire française

Je suis gâté pour ma dernière année de colocation à Belfast. Après avoir eu la chance d’accueillir un charmant Vietnamien très studieux et un jeune Allemand aux idées bien arrêtées, voilà que les fées de mon logis, mes lares domestiques, nous envoient une jeune Française, thésarde comme moi.

Avant qu’elle ne se décide à venir chez nous, nous en avons discuté avec les autres colocataires. L’Allemand préférait que nous restions à trois, et le Vietnamien ne voulait pas trop d’une femme. « Mais nous ne sommes que des hommes! disait-il. Imaginez que nous sortions en bermuda… » « Oh my God! » se moquait l’Allemand.  

De mon côté, je savais que l’on pouvait vivre à quatre dans cette maison, mais qu’il fallait faire quelque effort, réduire un peu l’espace que l’on occupe dans les territoires communs.

La jeune Française est donc venue, après s’être assurée qu’il n’y avait rien de mieux en ville, pour le même prix. Car ne nous voilons pas la face, c’est l’excellent rapport qualité-prix, et donc le loyer modéré, qui constitue le meilleur atout de ma maison.

La pauvre était malade lors de son déménagement. Cela eut pour effet d’adoucir brutalement  la gent masculine de la maison. Nous l’aidâmes à déménager, nous fîmes preuve d’un plus grand scrupule quant à la propreté et à l’occupation des sols. Le Vietnamien poussa la galanterie jusqu’à changer de chambre pour laisser à la French Lady la chambre la plus confortable, qu’il occupait depuis un mois. Il lui offrit des petits trucs, pour la gorge, pour le ventre, pour se couvrir. Je ne sais pas elle, mais moi, je trouvais les attentions du Vietnamien très touchantes.

En retour, notre nouvelle colocataire a laissé libre cours à la dimension bienfaisante de sa personnalité : elle soigne à son tour, elle fait des tisanes, partage des soupes, diffuse quelque chose de réconfortant dans cette maisonnée. Même la propriétaire a été littéralement conquise, qui lui a trouvé une grande classe et une véritable grâce. « Et son sourire est radieux », disait la propriétaire, en empochant le loyer du mois de novembre.

L’autre jour, levé un peu tard et de mauvaise humeur, j’intégrais la salle de bains sans grand espoir de voir ma journée tourner dans le bon sens. Depuis la cuisine, en dessous, les rires de la Française, qui plaisantait avec le Vietnamien, montaient et habitaient les murs. C’était délicieux. Je ne sais pas si ma journée est devenue beaucoup plus productive par après, mais au moins, le temps perdu l’a été sans idée noire.

Elle dit préférer habiter avec des hommes, « parce qu’il y a moins de problèmes », ce que la sagesse précaire approuve dans ses préceptes. Si les femmes avaient moins peur des hommes, et réciproquement, elles suivraient massivement son exemple. Car la mixité, dans les colocations, apaise considérablement les atmosphères, adoucit les moeurs et arrondit les angles. 

Il se passe finalement quelque chose que je n’aurais pas imaginé possible dans cet environnement : au lieu de nous comprimer, la présence de cette nouvelle amie (qui était une amie avant d’être une colocataire) a fluidifié l’espace. C’est difficile à expliquer, mais depuis qu’elle est parmi nous, je me sens mieux dans la maison, j’ai l’impression d’avoir plus de place. Elle a, en quelque sorte, par sa seule présence, révélé à la maison sa propre potentialité de confort. Vrai, il nous semble même qu’il fait un peu plus chaud.

De la Confluence à Cécilia

La Saône à Lyon 1

Depuis le quartier de la Confluence, qui se trouve, comme son nom l’indique, à la toute fin de la Saône, juste avant qu’elle ne se fonde amoureusement dans le cours viril du Rhône, le non moins viril sage précaire se prépare à remonter la Saône pour aller retrouver la féminine Cécilia, du côté de Vaise.

La Saône à Lyon 2

Cela constitue une très longue promenade puisqu’il s’agit de traverser la bonne ville de Lyon de part en part. Sans compter que le sage précaire a une valise qu’il traîne derrière lui.

La Saône à Lyon 3

Mais il fait beau, nous sommes au mois de mars, c’est le début du printemps. Et le plaisir de revoir ma ville natale au soleil rasant de fin d’après-midi me donne envie de marcher.

Le plaisir de revoir Cécilia aussi, qui est en train d’enregistrer de nouveaux audio-guides pour le musée des beaux-arts de Lyon. Le studio d’enregistrement se situe Quai Arloing. De là-bas, nous irons manger sur les pentes de la Croix-Rousse et nous irons chez elle, car elle est ma grande bienfaitrice lyonnaise.

Les côteaux de Saône m’ont toujours paru féériques, mystérieux. Ces clairières en terrasse, ces constructions suspendues, cette verdure et ces arbres. Il y a derrière ces espaces mélancoliques des histoires et des musiques déchirantes.

Il se trouve que j’ai ramoné les chaudières de certains de ces internats/couvents. Quand mon père garait la voiture dans la cour, qui donnait sur la Saône, il prenait toujours des minutes et des minutes pour trouver le gars qui avait la clé de la chaufferie, et moi, j’allais me rouler une clope sur un de ces murets, et je contemplais la rivière et la ville.

Un jour peut-être, il me faudra vivre dans une péniche. La vie en péniche me fait penser aux romans d’André Dhôtel, et c’est le métier de marinier que j’ai voulu faire quand j’ai quitté Lyon, dans les années 90. Finalement, j’ai choisi d’émigrer en Irlande, mais c’est passé de peu.

Sous les saules pleureurs du Quai de Saône, chaque Lyonnais a laissé des souvenirs amoureux, a emmené une belle étrangère et s’est permis des acrobaties inavouables.

Pour ma part, une jeune Finlandaise me faisait découvrir l’Europe du nord et cherchait à me persuader qu’il ne fallait pas la juger, que les quais de Saône étaient une exception dans sa vie.

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Ce que Cécilia a envie de faire, avant d’aller manger, c’est de prendre « l’apéro ». Ah, cela fait si longtemps qu’on n’a pas pris l’apéro, tout simplement, sur une terrasse.

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À partir d’ici, la lumière est si belle sur les façades et sur le fleuves que je vais me taire. Je laisse les images parler de cet après-midi de mars.

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Quai Pierre-Scize

L'homme de la RocheL’homme de la RocheL’homme de la Roche
L'homme de la Roche

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Rencontre avec l’universitaire Normand Doiron : la culture française depuis Montréal

J’avais pris rendez-vous avec lui longtemps avant mon départ pour le Canada. Normand Doiron avait publié, dans les années 1990, un très bon livre sur le voyage à l’époque classique. L’Art de voyager, c’était le titre de son livre que j’utilise pour ma thèse. Doiron est un humaniste, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles. Comme mon voyage d’étude mène mes pas à Montréal, je lui ai écrit à l’adresse qui apparaissait sur le site de l’université McGill, où il enseigne. Je n’avais d’autre ambition que de le rencontrer pour lui rendre un petit hommage.

Je n’avais rien à lui dire de particulier, rien à lui demander, rien à lui offrir. Je venais à lui, selon mon habitude, les mains vides mais ouvertes.

S’il m’avait dit : « Bon, alors, que me voulez-vous ? Pourquoi voulez-vous me voir ? » Je m’étais préparé à lui répondre : « Je voulais vous dire que j’aimais beaucoup votre Art de voyager. » Point final. Et je serais parti sans autre forme de procès. Je ne risquais pas grand chose.

Il m’a très bien accueilli, au contraire. Il m’a pardonné mon heure de retard (!), et après m’avoir offert son dernier livre, qui vient de paraître chez Vrin, il m’a payé un capuccino dans un café du quartier de l’université.

Son dernier livre s’intitule Errance et Méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, PUL/Vrin, 2011. Quittant provisoirement l’époque classique européenne, Doiron a exploré la Grèce antique en 146 pages dans lesquelles il cite abondamment Homère, Eschyle, Sophocle et Platon. Quatre chapitres relativement courts sur chacun de ces grands ancêtres, dévoilant ce que représentait l’acte de voyager pendant l’antiquité.

Il me sermonne quand je lui dis qu’à mon avis le voyage a quelque chose d’universel ; selon lui le rapport à l’espace et aux territoires diffère tellement d’une époque à une autre qu’il est impossible de traiter du voyage de la même manière pour tous les hommes.

Normand Doiron est un homme charmant qui a conservé de sa jeunesse le côté rock’n’roll. Il porte une paire de jeans, des bottes de cow boy, une chevelure poivre et sel de baroudeur et une voix de fumeur de clopes. J’aime bien. Il me dédicace son Errance et Méthode de quelques mots simples et chaleureux. Le chapitre sur Platon est plus fourni que les autres et je promets à mon intelligence limitée une jolie fête en lisant cette « méthode platonicienne ». Le lecteur y chinera des trouvailles comme cette page 93 :

En des lignes magnifiques, Platon explique dans le Timée que nos « raisonnements » tirent leur « rectitude » de la contemplation des mouvements périodiques du ciel. Pourquoi chercher si haut ? Parce que les périodes ne comportent pas d' »erreurs » tandis que nos pensées ne cessent d' »errer ». Les étoiles redressent les mouvements troublés de notre âme. Le ciel n’est pas qu’un modèle à imiter, c’est un aïeul qu’il faut vénérer. Car son mouvement et celui de l’âme sont « de même espèce ». La période et la méthode sont proches parentes.

Nous discutons de la « culture française ». Normand Doiron pense que si l’éducation des masses n’a rien d’exceptionnel, les « élites » françaises c’est quand même quelque chose. Il compare souvent ce qui se passe en France et ce qui se passe au Québec. Il prononce une phrase que je trouve sibylline sur les lacunes institutionnelles au Québec, mais ne veut pas s’expliquer. Puis il dit que nous, nous avons des institutions telles que l’académie française, que c’est peut-être ridicule mais que cela aide à donner un cap, c’est un repère linguistique : « Quand on défend la langue française, il faut se demander de quelle langue française on parle ».

Plus tard dans la conversation, il reviendra sur la « culture française », chose qui m’étonnait car on n’en entend strictement jamais parler dans les départements de français que je fréquente. (Les universités modernes pensent avoir dépassé cette nationalisation des formes symboliques.) Devant mon air circonspect, dans la Rue de l’Université, et tout en fumant la clope qu’il s’était roulée préalablement, il m’assure que la culture française est une des très grandes qui soient, en matière d' »humanités » (il veut dire les arts et les lettres). Que si ce n’est pas forcément très brillant, il faut garder confiance. Car il y a en France une « permanence dans l’excellence » qui est tout à fait étonnante quand on regarde l’histoire.

En traversant un boulevard, Doiron modère ses propos : « Ce que je n’aime pas dans la culture française, c’est son côté futile, badin, et puis son côté polémique. Les Français sont toujours à contredire pour le seul plaisir de contredire et, si possible, de faire de la polémique. » Je me reconnais assez dans cet aspect de la culture française, autant dans son côté « badin » que dans ses empoignades verbales.

Avant de nous quitter, je lui promets de lire son livre et d’en publier bientôt un compte rendu de lecture. J’espère, pour la réputation de la « culture française » dont nous avons longuement devisé, ne pas trahir cette promesse un peu hâtive.

Chloé à Ottawa

Grâce à Facebook, une ancienne élève a su que je me baladais au Canada et m’a proposé de la voir où elle habite en ce moment, dans la capitale.

Chloé était une élève très agréable, dans une classe très agréable. C’était dans les années 2000, j’enseignais la philosophie au lycée français d’Irlande, à Dublin. Une classe de terminale, où se mêlaient les littéraires, les scientifiques et les économistes. L’ambiance était très bonne, même si Chloé m’apprend qu’il y avait parfois de la tension entre eux.

Elle m’a donné rendez-vous à midi et demi dans un quartier sympa, et nous sommes restés ensemble jusqu’à dix heures du soir. Je l’avais quittée adolescente rigolarde, ultra sociable et vive. Je retrouve une jeune femme de vingt-cinq ans, raffinée et affirmée. Souriante, décontractée et ouverte.

Chloé a beaucoup vécu. En quelques années, elle a pris des routes, a rebroussé chemin, a gardé certains caps, en a changé quelques autres. Elle a eu le temps de se marier, de divorcer, de vivre en Afrique, en France et au Canada, d’enseigner et de se reconvertir dans les nouvelles technologies. Elle a même eu le temps de devenir soldat, sergent de l’armée française. Toute fine et féminine qu’elle soit, elle passe ses vacances à diriger des gaillards, dans la boue et les frimas, pour leur apprendre à risquer leur vie pour la patrie. On a du mal à se la représenter en uniforme, quand on la croise, urbaine, dans un café d’Amérique du nord.

Elle avoue n’avoir pas trop apprécié les cours de philosophie de la prépa Saint-Cyr, sans préciser que les miens avaient été meilleurs. Mais elle était déçue car elle avait des attentes. « J’aimais bien la philo », dit-elle de sa voix à la fois voilée et volontaire.

Aujourd’hui, elle vient de terminer un job à Ottawa et se demande ce qu’elle va faire dans l’avenir. Elle songe à monter sa propre boîte dans les « produits » informatiques. Elle lit tout ce qui sort sur les innovations technologiques, et c’est de loin ce qui m’impressionne le plus dans tout ce qu’elle a été capable de faire dans sa jeune vie.

Nous nous sommes réfugiés dans un pub pour boire une pinte de bière locale. Puis nous nous sommes promenés, après avoir mangé italien. Elle m’a emmené à des points de vue de la ville impressionnants. Depuis le pont qui mène à Gatineau, la vue du grand fleuve Outaouais. Surplombés par la statue de Champlain qui regarde vers l’ouest du pays, nous regardions les bâtiments du parlement, qui se dressent sur la colline. Il pleuvait un peu, et la pauvre Chloé avait les doigts gelés. Nous ne savions que penser de cette architecture officielle d’Ottawa. Chloé trouve que cela fait « carton pâte », ou Dysneyland. Il s’agit d’un mélange sans nom entre « style français » et « style anglais », ce qui ne veut rien dire en terme d’architecture. En définitive, ce sont des bâtiments administratifs qui ressemblent à des églises néo-gothiques revisitées par des urbanistes du XIXe siècle. Dire que c’est hideux est certainement exagéré, surtout que le temps gris a influencé ma perception.

Tout ce que nous voulions visiter était fermé. Nous sommes allés boire un thé pas loin de chez elle. A la nuit tombée, elle m’a invité à manger du maïs dans son appartement. Elle vit en colocation avec une anglophone qui, dit-elle, ressemble à Nathalie Portman. Chloé a préparé du pain perdu, dont elle a cherché la recette sur internet. Nous avons sucré le pain avec du sirop d’érable qu’elle et son petit ami (un Canadien), avaient produit à la campagne.

Je repense à Chloé avec émotion et gratitude. C’était gentil de sa part de passer toutes ces heures avec son vieux professeur baroudeur. J’ai vu en elle une belle personnalité, qui cherche sa voie avec sincérité et intelligence. Une fille qui sait, avec le calme et la détermination qu’il faut avoir dans un monde flottant, prendre des risques et trancher dans le vif. Et qui paie le prix avec grâce.

Ocean Bar, Dublin

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Donnant sur le bassin du Grand Canal, le bar était pionnier dans ce quartier. Il est bien placé, mais l’intérieur n’a ni les avantages de la modernité ni le charme des vieux endroits.

Un homme qui ressemble à Hugh Grant vient retrouver son vieux copain le serveur. Le serveur est irlandais, peut-être un des propriétaires, et prétend qu’il est très busy alors que le pub est vide. Hugh Grant est un étranger, peut-être allemand, nordique en tout cas, ayant cette chaleur humaine que les Irlandais trouvent intrusive. Je me dis qu’il doit bien s’emmerder dans la vie, Hugh Grant, pour avoir comme compagnon de Friday night un barman qui nettoie le bar en lui parlant de son boulot.

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Un autre étranger entre, habillé d’une chemise à carreaux. Il semble avoir plus d’atomes crochus avec le barman, être moins lourd dans son affection, moins dans le besoin d’amitié. Hugh Grant, lui, se trouve mis de côté. Quand le mec à la chemise à carreaux s’éloigne, Hugh Grant essaie de renouer avec le barman, qui lui fait répéter tout ce qu’il dit, comme si son anglais n’était pas clair. Il répète ses phrases, mais le barman se détourne avant la fin. Hugh Grant réagit en payant une tournée. Quinze euros pour trois pintes.

Fenton et les langues

Il me dit que je devrais traduire mes textes en anglais. « Tu fais quelques erreurs que font les étrangers mais à part ça tu parles couramment. Les étrangers font quelques erreurs par arrogance. »

Moi si je vivais en France, dit Fenton, je regarderais les films de Depardieu, écouterais comment il dit « suce ma bite », et je répèterais, jusqu’à ce que je parle parfaitement le français. Mais les étrangers ne font pas ça, ils résistent à l’anglais correct parce qu’ils tiennent à leurs erreurs. C’est l’arrogance des étrangers, ça rejoint ce que je te disais tout à l’heure sur leur invasion de Dublin. »